25 novembre 2024
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Le dégagisme n’est point de l’engagisme, mais de l’angélisme

TRIBUNE

Le dégagisme n’est point de l’engagisme, mais de l’angélisme

Ces dernières années, depuis son éclosion lors de la «Révolution de jasmin», qui fleurait un parfum d’imposture, le dégagisme s’était partout épanoui au gré de la germination des révoltes.

Cette nouvelle floraison protestataire exhalait un relent d’arnaque politique. Ce n’était pas anodin qu’elle ait poussé sur tous les terrains minés par les tremblements sismiques des luttes sociales : au moment de l’entrée du capitalisme dans une crise systémique.

Force est de constater que cette nouvelle culture politique de lutte réformiste permet d’amortir les secousses telluriques révolutionnaires. C’est la dernière invention bourgeoise du programme antisismique social.

De même, ce n’est pas innocent qu’elle soit cultivée avec soin par les couches petites et moyennes bourgeoises en crise, ces classes de plus en plus précarisées et paupérisées, pour en faire leur terrain stérile de lutte réformiste : ce nouveau fumier politique bâti par les classes dominantes internationales à l’intention des déclassés pour les persuader qu’ils peuvent faire repousser leurs espoirs déçus, leur existence sociale sacrifiée par le capital, par la culture de la contestation citoyenne, au moyen d’engrais électoraux intoxiqués par le réformisme.

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Le dégagisme est l’ultime soupir de la classe petite-bourgeoise accablée par le désarroi social, travaillée par l’incertitude professionnelle, dévorée par l’angoisse de l’avenir, tétanisée par la peur de sa déchéance ; meurtrie par l’anéantissement de son statut social qu’elle pensait, dans sa croyance puérile, éternel, garanti par l’État-providence (en vrai pour les riches).

Sa lutte se réduit à un sauvetage d’un monde en plein naufrage historique qu’elle tente désespérément de secourir de la noyade. Son combat est l’expression de sa misère politique, de sa protestation illusoire contre sa disparition, de sa putréfaction sociale. Elle constitue l’esprit chagrin d’une époque dépourvue d’esprit authentiquement révolutionnaire.

Le dégagisme est le nouvel opium politique des classes petites et moyennes bourgeoises réellement engagées dans la voie de la paupérisation, de la prolétarisation. C’est le nouvel étendard revendicatif illusoire, emblème des malheurs futurs. C’est le réceptacle des vallées de larmes. Le dégagisme est la fleur enivrante qui veut masquer les effluves de l’oppression.

La feuille de vigne qui tente de cacher les chaînes de l’exploitation. Le dégagisme n’est que le soleil illusoire qui se hisse dans le ciel des revendications éthérées portées par une classe petite-bourgeoise atterrée, déjà par le capital enterré.

Le dégagisme, vocable popularisé à la suite de la grande révolte des pauvres de Tunisie de 2011, constitue le dernier avatar de l’engagement stérile politique exprimé par la désobéissance civile ou le combat par les urnes, aux fins de déloger des gouvernants jugés incompétents ou illégitimes, pour les remplacer par une autre clique maffieuse équivalente. Le dégagisme ne propose nullement de s’attaquer au pouvoir capitaliste dans sa globalité.

De renverser l’ordre établi. Mais simplement de moraliser la vie politique par l’élection d’une nouvelle bande dirigeante censée pouvoir purifier les institutions gouvernementales et parlementaires, au sein de la dictature capitaliste. Le dégagisme est le fruit pourri du vide politique, qui veut le remplacer par la politique du vide. Dans le dégagisme, le nec plus ultra de l’engagement politique se borne à l’injonction incantatoire magique proférée poliment : « dégage ! ». Qu’importe la suite.

Qu’importe l’avenir, jamais politiquement conscientisé par un programme de remplacement collectivement élaboré, rationnellement réfléchi, politiquement rigoureux, économiquement révolutionnaire, porté par une organisation de classe représentant les intérêts de l’immense classe laborieuse majoritaire de la société, résolue à imposer de nouveaux rapports sociaux sur des fondements économiques en rupture radicale avec le capitalisme. Au contraire : face au vide du pouvoir, le dégagisme érige le pouvoir du vide.

Pour le dégagisme, il ne s’agit pas de s’emparer du pouvoir, mais d’expulser les locataires du pouvoir. Le dégagisme est la politique qui, pour remédier à l’absence de solution politique, propose la solution par l’absence politique. Aux clivages politiques, il préfère les rivages du consensus politique, cette forme de chavirage de la pensée, du naufrage de la lutte.

À l’évidence, depuis quelques années, le célèbre slogan « Dégage !» est devenu le cri de ralliement de cette petite bourgeoisie enragée. Dans chaque lutte, le dégagisme est brandi comme cri de protestation, mais en vrai comme prière de prosternation. Parce qu’il est employé à l’impératif comminatoire, le cri « dégage » se croit pourvu d’un pouvoir incantatoire, capable d’accomplir des miracles politiquement libératoires. Ou d’un esprit foudroyant apte à neutraliser le pouvoir, à briser sa résistance.

Le dégagisme est modelé par la pensée magique, reflet de son immaturité politique. La pensée magique politique s’attribue des pouvoirs de provoquer l’accomplissement de transformations sociales, de permettre la résolution de problèmes économiques sans intervention de collectifs politiquement structurés.

Le dégagisme ne reconnaît aucune autorité, il se manifeste au-delà des clivages traditionnels politiques. C’est la politique de l’opposition pseudo radicale sans proposition politique subversive. C’est l’exigence du départ absolu du pouvoir sans départ d’aucune exigence politique absolue. C’est l’expression du romantisme politique dans une société déchirée par la tragédie sociale. C’est la fin spectaculaire des représentants politiques, mais non pas du spectacle de la représentation politique toujours à l’affiche de la république bourgeoise dominante.

Le dégagisme prône la fin de la politique sale, mais sans proposer une politique en propre. Il s’attaque à cette caste politique virale, mais jamais au système dominé par le capital létal. C’est un mouvement contestataire polymorphe, mais toujours à la combativité amorphe, à la perspective politique fantasmagorique, aux propositions économiques folkloriques, au programme social fantomatique. C’est un mouvement dépourvu de vision politique.

Aussi, affecté par la cécité politique, navigue-t-il à vue. De là s’explique qu’il s’engage aveuglément souvent dans les dédales de revendications étroites, sans horizons politique et sociale. Il n’envisage jamais d’emprunter les grands boulevards de l’émancipation sociale collective, mais les sentiers sinueux de la libération narcissique et libidinale.

La lutte contre l’aliénation et l’exploitation a été remplacée par la promotion de la démocratie bourgeoise, au moment où partout elle s’essouffle, se désagrège du fait de son impuissance avérée et de sa déliquescence avancée. Le dégagisme promeut la démocratie, notion abstraite car elle ne renvoie à aucune réalité sociale ou économique, réalité déconnectée de la sphère politique. Paradoxalement, le dégagisme n’introduit jamais la lutte au sein du monde du travail, dans les entreprises, mais uniquement dans l’univers éthéré de la sphère politique, au sein d’instances dépourvues de tout pouvoir économique, détenu par les classes dominantes, les puissances financières.

Le mouvement dégagiste ne cherche pas à renverser le cours de l’histoire. Ses revendications, portées par des individus atomisés révoltés, récusant toute forme de hiérarchie et de délégation de pouvoir, exprimées en dehors de toute structure organisationnelle traditionnelle, se réduisent à rejeter les dirigeants, les formations politiques et leurs programmes, les centrales syndicales, la récupération politicienne. Mais sans proposer d’alternative politique, de solutions économiques. Ni une alternative politique, ni une société alternative.

Il revendique la transition politique sans transiter par la politique. En fait, il ne se bat pas pour changer les fondements économiques de la société mais veut uniquement modifier les pratiques politiques. C’est le degré zéro de l’engagement politique. Grâce au dégagisme, le capital aura réussi à se dégager de toute remise en cause. Le mouvement dégagiste lui assure sa sécurité, sa pérennité, sa rentabilité.

En fait, le mouvement dégagiste ne propose aucun débouché politique en termes de programme. Pour le dégagisme, il n’est nullement question de renverser le capitalisme. Son combat est purement populiste. Il proclame lutter juste contre l’humiliation, l’accaparement du pouvoir et des richesses par la caste minoritaire dirigeante (ou plutôt juste dérangeante car elle ne lui distribue pas assez de prébendes rentières), contre la répression policière, mais paradoxalement jamais contre l’oppression et l’exploitation capitaliste. Le képi (policier) est érigé en unique ennemi à combattre dans les rues lors de stériles émeutes (les Gilets jaunes avaient illustré parfaitement cette dérive de la violence futile). Mais jamais le capital personnifié par les patrons et les financiers, pourtant véritables responsables de l’exploitation et de l’oppression.

Quoique parfois exprimé sous des formes radicales, notamment par l’usage de la violence, le mouvement dégagiste aspire uniquement amender la démocratie, par l’instauration de nouveaux droits, non la mettre pénalement à l’amende : la remettre en cause. Le dégagisme est le meilleur défenseur de la démocratie bourgeoise.

Il verse dans l’activisme effréné pour mieux freiner la réflexion de la praxis : il prône la politique de l’action, mais en ne s’appuyant sur aucune théorie politique. C’est la praxis pure, dépourvue de toute théorie. La réflexion constructive a cédé devant l’action destructrice. C’est la politique du coup de poing.

De l’émeute. Des barricades. Érigée en pratique normalisée. Aucune conscience de classe n’anime sa lutte. Aucun projet d’émancipation humaine n’inspire son combat. Aussi, réduit-il son combat à des actions immédiates imprévisibles et inorganisées, souvent éparpillées en de multiples collectifs sectoriels (identitaire, religieux, féministe, écologique, etc.).

De manière générale, si l’irruption des luttes sociales traditionnelles permettait d’interrompre le bon fonctionnement du monde marchand pour le subvertir par la paralysie économique en vue de l’anéantir, le surgissement du mouvement dégagiste, quant à lui, s’érige juste en instance de rééquilibrage politique pour huiler les rouages de la société marchande par une meilleure redistribution des richesses dans le maintien des inégalités sociales, la préservation de la société de classe, du mode de production capitaliste.

Aussi, à la lutte consciente collective menée en vue du renversement de l’ordre établi, le mouvement dégagiste privilégie-t-il les petites actions spontanées de désobéissance civile et les doléances citoyennes pour améliorer la démocratie par le colmatage politicien. Le mouvement dégagiste refuse de penser une lutte en rupture avec la société capitaliste. De là s’explique qu’aucune personnalité, aucun leader n’émerge au sein du mouvement dégagiste, à l’exemple du Mouvement 22 février en Algérie et des Gilets jaunes en France.

Adepte de la désobéissance civile et de la non-violence, le mouvement dégagiste cultive abondamment l’activisme routinier exprimé dans des postures moralisantes et par des suppliques éplorées. D’où sa propension à recourir aux conciliantes pétitions, aux convocations de référendums « démocratiques » organisés au sein de la dictature capitaliste, qui, elle, par la répression et l’incarcération des protestataires, vient leur rappeler qu’elle ne verse pas dans l’angélisme.

Animé par l’instinct, le dégagisme verse souvent dans l’hystérie politique par des actions autodestructrices et l’autoflagellation sociale. Ce mouvement régressif a troqué le principe de réalité contre le principe de plaisir. C’est un mouvement d’enfants gâtés. D’enfants rois qui méprisent le peuple, mais jalousent les classes privilégiées régnantes auxquelles ils s’identifient, et surtout qu’ils voudraient remplacer. Le mouvement dégagiste surgissant souvent spontanément, il est normal qu’il privilégie l’immédiateté et l’urgence.

L’action directe et la revendication protéiforme, jamais cohérente ni coordonnée. Et son combat ne s’inscrit jamais dans la perspective d’un changement de société. Quelques ridicules concessions accordées par le pouvoir suffisent pour apaiser sa colère, rabattre ses revendications. Un simulacre de remaniement gouvernemental suffit pour dégonfler ses prétentions combatives. Pour le faire regagner sa niche, après ses aboiements bienveillants.

Dans l’optique sans perspective du dégagisme, l’action doit se limiter à l’exercice de pressions sur le pouvoir, à l’usage de l’influence (lobbying) pour infléchir les politiques gouvernementales, au recours aux manifestations pacifiques en vue d’arracher des utopiques droits politiques.

Ainsi, les actions doivent aboutir à l’aménagement du capitalisme par le truchement des contre-pouvoirs institués aux fins de favoriser les politiques d’assistanat social, et surtout les revendications sociétales très prisées par les classes petites-bourgeoises en phase avec le nouveau capitalisme libertaire. En résumé, pour le dégagisme, la politique doit consister à gérer la misère et non à l’abolir. A négocier quelques accessoires aménagements politiques, à arracher pacifiquement quelques marginales concessions sociales éphémères. Aussi, le dégagisme est-il un mouvement foncièrement réformiste. Et le réformisme est l’autre nom de l’angélisme.

Auteur
Khider Mesloub

 




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