Mardi 14 janvier 2020
Le « fou » d’Ankara fait une fourchette en Libye
Aux échecs une fourchette est un coup tactique qui attaque deux pièces adverses ou plus à la fois, ceci afin d’obtenir un avantage matériel. En effet, l’adversaire ne pouvant protéger qu’une des deux pièces attaquées l’autre sera perdue.
Dans cette gigantesque partie d’échecs qui se joue en Libye, Erdogan est qualifié de «Fou »par le maréchal libyen. Haftar, ancien général malheureux de l’armée de Kadhafi, qui a subi une défaite cuisante au Tchad où il est fait prisonnier en 1987, en compagnie de 2000 hommes. Retourné par les Américains, il est exfiltré en compagnie de ses hommes vers les Etats-Unis en 1990. Arrivés en territoire américain les troupes bénéficient d’un programme destiné aux réfugiés et sont dispatchés à travers plusieurs états.
Le général s’installe à Vienna près de Langley, siège de la CIA. Il devient citoyen américain et sans doute un honorablee correspondant de la CIA. De retour en Libye en 2011, il se positionne comme défenseur des libertés et pourfendeur des djihadistes. Promu par le parlement de Tobrouk, en Cyrénaïque, Maréchal en 2016, de l’ANL (Armée Nationale libyenne) il s’empare de près de 90% du territoire libyen. Il déclenche l’offensive sur Tripoli en avril 2019. Il est appuyé par les Emirats arabes unis, l’Arabie Saoudite, l’Egypte, la France et la Russie.
Prenant ainsi le pas sur le GNA, Gouvernement d’Union Nationale, reconnu par l’ONU, dirigé par Fayez El-Serraj, et soutenu par le Qatar et la Turquie, il rallie une partie des khadafistes à sa cause. Il se projette déjà comme maître incontesté du pays.
Mais voilà que le parlement turc se prononce pour une intervention militaire en Libye. Le 2 janvier Recep Tayyip Erdogan annonce l’envoi de troupes. Mardi 7 et Mercredi 8 janvier le ministre des Affaires étrangères de la république de Turquie Mevlut Cuvosoglu, est en visite officielle à Alger où il est reçu par son homologue algérien Sabri Boukadoum et s’entretient avec le Président algérien, Abdelmadjid Tebboune, ainsi qu’avec Fayez El Serraj le chef du gouvernement libyen d’union nationale (GNA) en visite également à Alger durant ces deux journées. Les premiers soldats sont déployés en territoire libyen dès le 8 Janvier.
Un appel au cessez-le-feu est lancé par Moscou et Ankara pour le 12 janvier à 00h00. L’accord a été discuté et signé le lundi 13 janvier ente l’ANL (l’armée Nationale Libyenne) et le GNA (Gouvernement d’Union Nationale). Haftar et El Fayez se rencontrent à Moscou afin de le finaliser.
La position turque est pour le moins qu’on puisse dire équivoque. La Turquie, membre important de l’OTAN mais contestée par certains membres, est au même moment, un partenaire stratégique de la Russie, opposant historique de l’alliance transatlantique, dans le projet Turkish Stream, un gigantesque gazoduc, d’une capacité de 31.5 milliards de mètres cubes qui relie le gaz russe au sud de l’Europe via la Turquie, inauguré en grande pompe le 8 janvier par les présidents des deux pays, et un allié stratégique des Etats Unis au moyen Orient.
C’est dans ce contexte, il y a quelques jours, que le guerrier Seldjoukide qui sommeille dans le cœur de Tayyip Erdogan, débarque au Maghreb. Kais Essaid, humble professeur de droit constitutionnel, fraichement élue dans une Tunisie où la constitution a mis plus de 6 ans à être ratifiée, le premier ministre Aziz Jamli, issu du parti islamo-conservateur Ennahda, nouvellement désigné, qui a peiné pendant plus de d’un mois et demi à composer un gouvernement de technocrates, pour se voir dernièrement débarqué par le parlement qui n’a pas approuvé par son choix, est honoré par tant de considération de la part d’un président, frère de culte. Il se laisse aller, donne l’impression de céder à toutes les doléances d’Erdogan, semble passif au point de ne pas réaliser les enjeux régionaux. Il se sent dans l’obligation d’apporter des éclaircissements sur la position tunisienne, pays limitrophe menacé par un flux migratoire, quelques heures après le départ de ce dernier.
Erdogan, en difficulté, lâché par ses proches, qui tente courageusement de relever une économie en difficulté, critiqué par une partie de ses alliés pour son incursion en zone kurde au nord-est de la Syrie, lâché par certains de ses proches collaborateurs, a besoin de se refaire. Le dossier libyen est une occasion inespérée.
La Russie assistée de la Turquie, double la vieille Europe entraînée dans le fiasco libyen, par le duo infernal Sarkozy-Cameron appuyé par la ravissante Hilary Clinton. Cette prise de position a coûté la vie en 2012 à Christopher Stevens lors de l’attaque par des militants islamistes de l’enceinte diplomatique américaine. Ce qui, selon certains analystes, a certainement compté dans la victoire de Donald Trump lors des dernières élections présidentielles.
L’Europe est prise de court. Le jeune ministre des Affaires étrangères et de la coopération internationale italien, Luigi Di Maio, atterrit dans la précipitation à Alger le 8 janvier.La pragmatique et efficace chancelière allemande, Angela Merkel, prend langue avec les dirigeants maghrébins au même moment.
Mais il est déjà trop tard, les dés sont jetés, l’affaire est conclue. Angela Merkel s’envole à Moscou afin de se concerter avec le stratège russe sur le dossier libyen. Les décisions ont l’air d’avoir déjà été prises. Il reste à les formaliser durant la conférence de Berlin sur la Libye, dont l’origine de l’appellation est puisée de la conférence de Berlin, historique, organisée par Bismarck en 1884 qui avait pour thème principal l’organisation du partage de l’Afrique par les puissances coloniales. Les Tunisiens et les Algériens y sont finalement conviés.
Les Etats-Unis de Donald Trump ont changé de cap : ils optent pour le zéro perte en hommes, sont plus pragmatiques, plus soucieux d’efficience et de rentabilité ; ils ont pris les devants. Ils contrôlent la situation par le biais de leurs alliés arabes et de l’un des principaux protagonistes dans ce conflit qui compte parmi leur ressortissant : le maréchal Haftar. L’enjeu de toute cette partie étant le positionnement en Méditerranée occidentale, le contrôle des richesses ainsi que le partage des ressources pétrolières et gazières.
Quant au Maghreb, au « Grand Maghreb » plongé dans des crises politiques internes interminables, dont les dirigeants s’entêtent à clamer et réclamer la sempiternelle non-ingérence étrangère, dans un pays d’Afrique du nord, frère, voisin, limitrophe déchiré par une guerre civile mené par des mercenaires de toutes nationalités, depuis plus de neuf années, il ne peut prétendre qu’à un troisième ou quatrième rôle dans le règlement d’un conflit qui est sien et le menace, le met en danger jusqu’à remettre en cause son existence, par son manque de proactivité de lucidité, de vision et d’engagement.
Les pays d’Afrique du Nord n’ont, ne peuvent pas avoir de poids aujourd’hui et dans un futur proche tant qu’ils ne constitueront pas une force régionale cohérente politiquement, économiquement et culturellement.
Cette vision de l’unité de la région du sud de la Méditerranée est apparu déjà au temps de l’Emir Abdelkader, puis lors de la création de l’Etoile Nord- qui revendiqua l’indépendance totale de l’Afrique du nord, en 1933 et enfin en 1936 dans une plateforme signé par l’ENA (Etoile Nord-Africaine), le comité des libertés de Tunisie et le comité de défense des intérêts Marocains. De plus pendant la guerre d’indépendance menée par l’Algérie contre la puissance coloniale, la Tunisie et le Maroc furent les plus grands appuis de l’Algérie tant au niveau diplomatique que logistique, servant de bases de repli. Les peuples tunisiens et marocains ont souvent payé le prix fort de tels choix.
Cette idée d’unité maghrébine, forte pendant la colonisation s’est effilochée au gré des intérêts économiques, des dissensions politiques, des pouvoirs corrompus qui se sont succédé après les indépendances. Des tentatives emplies de bonnes intentions et de grands discours dénuées de pragmatisme ont vu le jour mais sans résultat probant.
Les maghrébins sont condamnés à dépasser leurs divergences et à imaginer de nouvelles formes d’union, à innover afin de recouvrir la place qui leur revient dans cette espace centrale du monde, afin de protéger leurs acquis et de regagner le privilège d’être les principaux acteurs de leur destin.