Vendredi 8 mai 2020
Le jour où la France dansait… (1), par Mohamed Benchicou
Aldjia périt dans le plus grand massacre de civils commis en Algérie par les armées françaises. Le jour où la France, enfin délivrée, riait et dansait, et que les indigènes pensaient qu’il y avait à rire et à danser pour tout le monde.
Oui, pour tout le monde, se disaient-ils, puisque le monstre nazi était notre tourment à tous, qu’il avait coûté du sang indigène pour le terrasser et qu’à bien y réfléchir, cette guerre avait fait du maître et du métayer deux créatures à peu près semblables. L’humiliation d’avoir été occupés puis asservis tous les deux était, pensions-nous, le plus court chemin vers l’égalité et la fraternité. Ce mardi 8 mai 1945 était jour de marché à Sétif. Aldjia était dans le cortège. J’imagine qu’elle était encore plus belle avec sa colère enfouie. Quand son frère Siyad lui avait montré le tract du parti, elle avait froncé les sourcils. Une manifestation pacifique à Sétif le jour où l’Allemagne capitulait ? Cela ne servira à rien ! avait-elle soupiré.
Plusieurs nuits j’ai écouté Siyad pleurer.
– Dieu, elle m’avait dit… Elle m’avait dit que s’il y avait un espoir de grandeur dans cette France oublieuse, Yousef n’aurait pas déserté. Elle m’avait regardé droit dans les yeux : « Liberté, égalité, fraternité ? Pas pour nous, Siyad, pas pour nous ! Ils en ont fait trois mensonges. » Puis elle avait ajouté : « Mais je serai avec toi dans la manifestation. Qui gardera les enfants ? »
Elle parlait comme ça, Aldjia.
Je l’avais imaginée, en cet instant, féline et tourmentée. Rebelle et mère. Siyad l’avait entendue parler dans un coin à son fils Zouheir en lui accrochant au cou un pendentif.
– Tu n’as que cinq ans, Zouheir, mais tu peux comprendre les mots de ton père Yousef : « Mon fils, je te donne les quatre directions du monde, car on ne sait pas où tu iras mourir. » Ainsi parle notre clan : on y meurt aux quatre coins de la terre. Ainsi tu parleras à ton fils, à sa puberté, et ainsi ton fils parlera au sien ! Elle avait confié Zouheir et Zoubida à l’autre grand frère, Laïd, qui habitait Belcourt, un quartier populaire d’Alger.
Le matin du 8 mai, elle était dans le cortège.
Oui, fallait-il que la mémoire fût si courte et la douleur si brève, fallait-il qu’Oradour ne fût qu’un cauchemar fugace pour qu’eux, les fils du deuil limousin, tuent à leur tour d’autres enfants innocents, ce jour où la France dansait ?
Aldjia était dans le cortège. En tête, avec les écoliers et les scouts noyés sous les drapeaux français, américain, britannique et soviétique. Eh quoi, on fête la victoire des Alliés !
Et soudain, elle vit Aïssa qui traversait la rue de Constantine avec cet étrange drapeau vert.
– Sale Arabe !
L’injure avait précédé la mort. Brutale. Fielleuse. Aldjia avait compris. C’étaient eux ! C’étaient ces occupants sans mémoire et sans prestige, ces homme lâches et versatiles, hier soumis au maître allemand, aujourd’hui arrogants. C’étaient ces Français organisés hier en phalanges fascistes autour de Vichy et aujourd’hui impatients de semer, de nouveau, la mort. C’étaient eux.
– Sales Arabes ! On va vous montrer qui est le maître ici !
M. B.
(A suivre)
(Extrait du roman « Le mensonge de Dieu ». Mohamed Benchicou. 2011. Inas-Koukou pour l’Algérie – Michalon Editiion France)