Depuis quelques mois, les médias français se plaisent à souligner les difficultés qui s’accumulent en Allemagne, parfois avec cette joie maligne que l’on appelle en allemand Schadenfreude (joie éprouvée au malheur d’autrui), comme si plus rien ne fonctionnait correctement dans un pays longtemps présenté comme modèle à suivre.
Rappelons-nous le programme électoral du chancelier Schmidt à la fin des années 70 intitulé avec arrogance « Modell Deutschland », rappelons-nous l’« Agenda 2020 » du Chancelier Gerhard Schröder au tournant du siècle, loué comme l’exemple à suivre dans la manière de réformer l’économie et la société avec des réformes ultralibérales concernant le marché du travail et les assurances sociales.
La mise en pièces du « Sozialstaat » allemand nous était présentée comme la clef des succès économiques de l’Allemagne dont la rigueur budgétaire est devenue le critère sur lequel l’UE devait s’aligner.
En France, les présidents Sarkozy et Hollande n’ont eu de cesse de célébrer le modèle allemand : ainsi en janvier 2012 à la télévision, Nicolas Sarkozy se réfère à l’Allemagne pour justifier ses choix et chante les louanges de l’Allemagne qui est « le seul pays d’Europe qui, non seulement a gardé ses emplois industriels mais les a développés » ; ainsi François Hollande, invité en mai 2013 pour le 150e anniversaire du SPD, fait l’éloge du modèle allemand en présence de la chancelière Angela Merkel, et déclare : « Le progrès, c’est aussi de faire des réformes courageuses pour préserver l’emploi et anticiper les mutations sociales et culturelles, comme l’a montré Gerhard Schröder. Elles ont permis à votre pays d’être aujourd’hui en avance sur d’autres ».
Tout cela semble bien lointain aujourd’hui alors que l’Allemagne est confrontée à de multiples crises : la crise de son modèle économique, la crise sociale avec les destructions industrielles et le phénomène des salariés pauvres, la crise du modèle énergétique et de la lutte contre le réchauffement climatique, la crise du système politique, lui aussi présenté pendant des décennies comme exemplaire et gage de stabilité.
Crise du modèle économique, crise sociale, crise énergétique
Le retour à la compétitivité préconisé par le Chancelier Schröder avait pour but d’adapter l’économie allemande à la mondialisation et d’assurer les succès économiques de l’Allemagne. Alors qu’en 2010, l’Allemagne affichait un taux de croissance de près de 5 %, elle découvre avec stupéfaction un PIB négatif, d’abord en 2020, en raison de la crise de Covid, puis en 2023 et sans doute 2024, pour des raisons multiples et plus complexes, dont la guerre en Ukraine et l’inflation.
L’Allemagne est donc en récession : incroyable pour la première économie de l’Union Européenne et le troisième plus grand exportateur de biens derrière les États-Unis et la Chine avec un excédent commercial de plus de 200 milliards d’euros en 2023. Sauf que l’inflation, les hausses du prix du logement et de l’énergie, l’augmentation du nombre de « travailleurs pauvres » en raison de la précarité de l’emploi sont autant de facteurs qui nuisent à la consommation intérieure qui ne progresse pas alors que la politique du tout à l’exportation connaît aujourd’hui ses limites, en raison de la guerre en Ukraine d’une part, des menaces agitées par Donald Trump sur l’importation de biens européens d’autre part.
Le secteur industriel, et notamment la construction automobile qui fournit 40 % des exportations allemandes, est touché de plein fouet, alors qu’un salarié sur sept travaille dans le secteur automobile.
Nous assistons actuellement à l’aggravation de la crise industrielle en Allemagne avec des plans massifs de suppressions d’emplois annoncés par les plus grands groupes. Au-delà de l’industrie automobile (Volkswagen annonce trois fermetures d’usines en Allemagne même, une première historique), toutes les branches sont concernées, de la chimie à la sidérurgie, ce qui touchera plusieurs dizaines de milliers de salariés.
Les syndicats, dont IG Metall, se préparent à déclencher des mouvements de grève « comme le pays n’en a pas connu depuis longtemps » pour exiger « un maintien de toutes les usines ». Le modèle tant vanté du « partenariat social » (Sozialpartnerschaft) et de la cogestion à l’allemande (Mitbestimmung) est bien mort sous les coups de boutoir de l’ultralibéralisme et l’on peut s’attendre à des conflits sociaux majeurs dans les premiers mois de 2025.
Les catastrophes économiques se doublent d’un problème d’approvisionnement énergétique : depuis la guerre en Ukraine, l’Allemagne a renoncé au gaz russe pour lequel de gros investissements (les gazoducs Nord Stream) avaient été entrepris sous Angela Merkel.
Comme l’Allemagne a par ailleurs renoncé à l’énergie nucléaire, elle se retrouve être le deuxième plus gros consommateur de charbon de l’UE après la Pologne, ce qui la met en contradiction avec sa volonté proclamée de contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre : ainsi, en 2019, plus de 35 % de l’électricité produite provenait de centrales à charbon, ce qui nourrit les accusations de remise en cause des objectifs fixés par la communauté internationale.
La crise politique
Le régime politique actuel de l’Allemagne est celui de l’ancienne République Fédérale, repris intégralement au moment de la réunification : il s’agit d’une démocratie parlementaire, avec un parlement (Bundestag) élu à la proportionnelle, les partis devant obtenir plus de 5 % pour y être représentés. Le gouvernement est responsable devant le Bundestag où il dispose d’une majorité ; il ne peut être renversé que par un renversement d’alliance et l’émergence d’une nouvelle majorité présentant un candidat à la chancellerie (procédure du « vote de défiance constructif ».
Ces institutions consacrées dans la Loi Fondamentale (Grundgesetz) de 1949 ont de fait assuré une grande stabilité de l’exécutif pendant des décennies : depuis 1949, la RFA puis l’Allemagne réunifiée n’ont connu que neuf chanceliers en 75 ans. Le système a parfaitement fonctionné jusqu’aux années 80 tant que seuls trois courants politiques étaient représentés au Bundestag : les chrétiens-démocrates (CDU-CSU), les sociaux-démocrates (SPD) et les libéraux (FDP), avec entre 30 et 40 % pour CDU et SPD, les deux grands Volksparteien (partis populaires réunissant de larges couches de la population) totalisant toujours plus de 75 %. Deux des trois partis formaient une coalition gouvernementale, soit CDU-FDP, soit SPD-FDP ou encore les deux grands ensemble (« grandes coalitions » CDU-SPD ou SPD-CDU).
L’entrée des Verts au Bundestag en 1983, puis la réunification et l’arrivée en 1990 du PDS issu de la RDA et devenu Die Linke et enfin l’irruption tonitruante de l’AfD d’extrême droite en 2017 a fait disparaître le système à trois forces politiques, deux qui gouvernent ensemble et la troisième dans l’opposition.
D’une part, de nouvelles coalitions de gouvernement sont devenues possibles, telle la coalition « rouge-verte » SPD-Verts entre 1998 et 2005, d’autre part le recul des deux forces principales les a amenées à devoir gouverner ensemble faute de trouver un partenaire suffisamment puissant pour former une majorité. Les gouvernements à deux partis ont été pendant trois mandatures sur quatre de Angela Merkel des « grandes coalitions » CDU-SPD (2005-2009 et 2013-2021), ce qui a eu pour conséquence d’étouffer l’idée d’alternative possible et de favoriser le rejet des partis « traditionnels » et du monde politique, au profit de l’extrême droite populiste.
Pour sortir de cette situation, le Chancelier Scholz (SPD) a tenté une coalition à trois partis, pour la première fois de l’histoire de l’Allemagne fédérale : cette coalition tricolore « rouge-verte-orange » SPD-Verts-Libéraux n’a jamais surmonté ses contradictions intrinsèques et a battu des records d’impopularité, jusqu’à exploser avant la fin de la mandature. Conséquence : à l’initiative du chancelier, le Bundestag a engagé le processus de sa dissolution prononcée par le Président fédéral le 27 décembre 2024, avec des élections législatives fixées au 23 février 2025.
L’absence dramatique d’alternative à gauche due à l’impossibilité de trouver suffisamment de convergences entre le SPD, les Verts et Die Linke à la fin de l’ère Merkel, puis à la scission au sein de Die Linke de BSW (Alliance Sarah Wagenknecht) sur une ligne populiste fait craindre une nouvelle avancée de l’AfD pour les élections à venir, même si la CDU est donnée gagnante par les sondages.
L’Afd (Alternative pour l’Allemagne) joue à la fois sur le rejet de la classe politique, la crise sociale et le rejet des immigrés, le discours anti migrants faisant feu de tout bois, comme récemment à propos de la tuerie qui a endeuillé le marché de Noël de Magdebourg. En fait, les électeurs n’attendent rien de ces élections législatives, le système politique semble dans l’impasse, incapable de présenter des alternatives, si ce n’est la tentation de l’extrême droite.
Ce phénomène se retrouve dans d’autres pays d’Europe mais qu’il affecte aujourd’hui l’Allemagne lui donne une dimension nouvelle et inquiétante pour l’ensemble de l’Union Européenne.
La Commission Européenne, présidée par une personnalité politique de la droite conservatrice allemande, Ursula von der Leyen, nous montre qu’elle n’hésite pas à verser du côté du pire, qu’il s’agisse de la militarisation forcenée de l’UE, de son soutien inconditionnel à la guerre, de la dérégulation des marchés dans un sens ultralibéral (Mercosur), et de la tolérance bienveillante de l’extrême droite au sein des institutions de l’Union.
Si l’Allemagne devait s’engager encore plus nettement dans la même direction, les crises ne pourront que s’aggraver jusqu’à mettre en péril l’avenir de l’UE rejetée par les peuples.
Le modèle allemand est en passe de devenir l’anti-modèle.
Alain Rouy
Germaniste, professeur de classe supérieure
Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays.
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