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Le mouton algérien : animal sacré ou idole des files d’attente ?

Moutons

Ah, le mouton de l’Aïd en Algérie… Au départ, simple offrande pieuse, humble bête à sacrifier, il est devenu la star de la scène nationale. Et pas n’importe quelle star : une créature divine, vénérée par les annonces ministérielles, promise à la grandeur des chiffres officiels.

Cinq millions de têtes, disaient-ils au début. Puis un million aujourd’hui. Une générosité qui, comme par magie, se contracte au fil des semaines. Sans doute un miracle administratif. Les chiffres changent au gré des micros, mais le désespoir, lui, reste fidèle au rendez-vous.

Les Algériens n’ont plus le luxe de la patience. Ils campent la nuit entière, lampadaires pour seuls témoins, sacrifiant leur sommeil et parfois leur dignité. Les files d’attente s’allongent comme des processions macabres, où l’agneau est plus précieux que l’oxygène. Certains y voient une communion de la foi ; d’autres, un cirque où le mouton est le roi.

La scène est digne d’un théâtre de l’absurde : un mouton à trois ou quatre millions de dinars, offert en priorité aux fonctionnaires. La justice sociale s’écrit en bélier gras et en cornes dorées. Mais qui est vraiment sur la liste ? Qui se cache derrière ces cartons d’invitation dressés à l’entrée des enclos ?

Le gardien, lui, change de rôle. Le jour, il est l’humble serviteur de l’État. La nuit, il devient le « Rabb » des lieux, le dieu des moutons. Sa parole est loi, son silence est trahison. Il décide qui repartira avec un mouton et qui n’aura même pas un soupçon de laine à se mettre sous la dent. Ses poches, elles, se remplissent plus vite que l’enclos. Et le peuple, la tête baissée, attend un signe de clémence.

Pendant ce temps, les bras longs s’activent. Ceux qui n’ont jamais connu la queue ou la frustration. Ils arrivent, un signe, un sourire, et hop : le plus beau mouton dans le coffre, les meilleurs morceaux pour les meilleurs contacts. Le reste ? Il finira au barbecue des pauvres, si jamais il reste un peu de viande.

La générosité de l’Aïd, dans ce théâtre d’ombres, se transforme en spectacle de rapine. Une foire où les voix des gradés sont plus puissantes que les cris des agneaux. Les barons de la liste s’en sortent toujours. Les petits, eux, se battent pour un espoir, un os, un peu de foi.

À la fin, un bilan officiel sera fièrement annoncé. On dira combien de moutons ont été distribués. On racontera les beaux discours, les images d’archives d’une solidarité retrouvée. Mais la réalité, elle, est ailleurs. Elle est dans ces files d’attente interminables, dans ces nuits passées à supplier pour un agneau. Dans les visages fatigués, les voix qui s’élèvent et les poings qui se serrent.

Car en Algérie, la charité est un sport de combat. Le mouton de l’Aïd, censé rassembler les cœurs et les familles, devient le symbole d’un système où même la foi se négocie. Le sacrifice, autrefois geste d’unité, est détourné par les petits dieux de l’enclos.

Et, pendant que les gradés remplissent leurs congélateurs, le petit peuple, lui, reste en plan. Dans ce pays où l’agneau est plus qu’un animal, où l’État devient le marchand et le peuple son client captif, le mouton de l’Aïd n’est plus une offrande. Il est la rançon d’une générosité piétinée.

Zaim Gharnati

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