Le mythe d’une colonisation phénicienne

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Phénicie


Pendant longtemps, on a présenté les Phéniciens comme des colonisateurs installés dans tout le bassin méditerranéen, avec Carthage comme leur grande réalisation occidentale. Cette vision reposait essentiellement sur :

• des sources gréco-romaines tardives,
• des traces matérielles (poteries, bijoux, inscriptions, styles architecturaux),
• et des interprétations modernes influencées par le modèle colonial européen.
Mais ce modèle classique est aujourd’hui remis en cause par les découvertes génétiques récentes.
Les études comme celle de Moots et al. (2023) montrent que :
• Aucune trace génétique massive du Levant n’a été retrouvée dans les populations de Kerkouane ou d’autres sites dits puniques.
• Les populations de ces villes montrent un héritage génétique local très fort, et une diversité méditerranéenne (Italie, Grèce, Afrique du Nord), mais pas levantine.
• Les Phéniciens ont opéré via des réseaux commerciaux, et non par un peuplement structuré ou militaire.

La déconstruction de ce mythe est confortée par l’analyse de l’organisation politique de la Phénicie, son histoire et la nature de ses échanges commerciaux.

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I- La Phénicie : 

Les Phéniciens étaient un peuple de l’Antiquité qui occupa la bande côtière orientale de la Méditerranée, soit principalement le littoral du Liban actuel et une petite partie de la Syrie et d’Israël, de 1200 avant J.-C. à 332 avant J.-C., date de la conquête de la région par Alexandre le Grand. La Phénicie est plutôt définie par les cité-Etats représentatives .Tant l’Ancien Testament que les sources assyriennes ne mentionnent que les villes phéniciennes de la côte méditerranéenne, et non un État qui les représente. En effet, il n’existait pas de Phénicie ou de nation phénicienne, mais des cités indépendantes et parfois même rivales, dont les principales étaient Byblos (Jbeil aujourd’hui), Tyr, Sidon (aujourd’hui Saïda), Arwad et Bérytos (Beyrouth). Serrées entre la mer à l’ouest et les montagnes couvertes d’épaisses forêts du Liban à l’est, séparées par des torrents et des éperons rocheux, ces cités ne pouvaient former aisément d’unité politique. Les Phéniciens n’ont laissé que peu de témoignages écrits permettant de reconstituer leur histoire. La répartition géographique des inscriptions en phénicien est d’ailleurs largement à l’avantage de l’aire carthaginoise. (Tunisie et reste de l’Afrique du nord, SicileSardaigneMalte, etc.), tandis que celles provenant de Phénicie constituent un corpus très limité, et que celles provenant du reste de la Méditerranée orientale (ChypreSyrie, monde égéen) ne sont guère plus abondantes.

Ils se nommaient eux-mêmes en fonction de leur cité d’origine : Tyriens , Sidoniens, etc. Ils évoluaient donc dans un système de cités-États indépendantes qui fonctionnaient comme des entités autonomes, parfois rivales. N’ayant jamais eu d’ ‘’État ni d’empire phénicien », ils ne pouvaient pas écrire une histoire commune et encore moins coloniser des territoires n’ayant ni l’envergure ni les moyens. Eux-mêmes ont été colonisés par les empires suivants :

Avant le XIIe siècle, les pharaons du Nouvel Empire avaient établi une domination sur la Phénicie, une domination qui se manifestait par le paiement de tributs par les cités phéniciennes. Les Égyptiens maintenaient une présence militaire et exerçaient un contrôle politique qui permettait aux Phéniciens de prospérer sous la protection de l’Égypte. 

Les Assyriens asservirent les cités phéniciennes à partir du VIIIe siècle av. J.-C., imposant leur domination brutale.

Les Babyloniens : Après la chute de l’Empire assyrien, les Phéniciens tombèrent sous la dépendance des Babyloniens, marquant une période de déclin jusqu’à la fin du VIe siècle av. J.-C..

Perses : En 539 av. J.-C., les cités phéniciennes furent intégrées à l’Empire perse.

Alexandre le Grand : Les armées d’Alexandre le Grand conquirent la région en 332 av. J.-C., et l’annexa à son royaume. Ce fut l’extinction de la Phénicie. 

Leur puissance reposait donc uniquement sur les réseaux marchands .On peut parler d’une diffusion mercantile phénicienne, basée sur les courants et vents marins qui imposaient les itinéraires et ne touchaient donc que certains ports accessibles.

II- Commerce maritime des Phéniciens.

 En tant qu’exceptionnels navigateurs de l’antiquité, ils maîtrisaient parfaitement les courants maritimes et les vents pour optimiser leurs trajets commerciaux en Méditerranée et au-delà. Leur connaissance empirique des routes maritimes leur a permis d’établir un vaste réseau d’échanges. Voici les principaux courants et vents qu’ils utilisaient :

II-1 Courants maritimes clés en Méditerranée

a) Courant levantin (Est de la Méditerranée)

Trajet : Il longe les côtes du Levant (Liban, Syrie) vers l’Égypte et Chypre.

Utilisation : Les Phéniciens l’utilisaient pour relier Tyr et Sidon à l’Égypte et à la Crète. Aide à la navigation vers Chypre, cruciale pour le commerce du cuivre.

b) Courant d’Afrique du Nord (côte libyque)

Trajet : Il longe la côte nord-africaine d’est en ouest (de la Cyrénaïque vers Carthage).

Utilisation : Facilitait les voyages vers Carthage, la Sicile et la Sardaigne.

Évité en été à cause des calmes plats (période dangereuse pour la navigation).

c) Courant des Bouches de Bonifacio

Trajet : Entre Corse et Sardaigne, il pouvait être dangereux mais était utilisé pour atteindre l’Espagne.

Utilisation : Important pour les liaisons entre la Sardaigne (riche en métaux) et la péninsule ibérique.

II-2. Les vents dominants exploités

Les Phéniciens naviguaient principalement à la voile et dépendaient des vents saisonniers :

a) Les vents étésiens (meltem en grec)

Période : Été (juin à septembre).

Direction : Nord-ouest en Méditerranée orientale.

Usage : Aller : De Tyr/Sidon vers l’Égypte, la Crète ou la mer Égée. Retour : Difficile en été. Certains trajets se faisaient à la rame ou en attendant l’hiver.

b) Le sirocco (vent du sud)

Période : Printemps/automne.

Direction : D’Afrique du Nord vers l’Italie/Sicile.

Usage : Aide pour remonter vers la Sicile ou Malte depuis Carthage.

c) Le vent d’ouest (pour la Méditerranée occidentale)

Période : Automne/hiver.

Ces paramètres aléatoires rendaient les ‘’ expéditions ‘’ commerciales extrêmement difficiles. Ce qui explique que les Phéniciens étaient des navigateurs côtiers : ils naviguaient presque toujours à vue de côte, en petites étapes, en suivant les vents dominants (vent d’ouest en Méditerranée centrale) .Le trajet n’était donc pas direct, mais segmenté en étapes sûres. Ils suivaient strictement le même chemin, et n’effectuaient jamais de traversée directe de tout le bassin méditerranéen. En Méditerranée centrale, les vents d’ouest compliquaient le retour. On attendait souvent des vents favorables dans des ports sûrs (surtout en Cyrénaïque). La distance totale Tyr Carthage était d’environ3 000 à 3 500 km selon les variantes. Avec une vitesse moyenne de 4 à 6 nœuds (7–11 km/h), la durée totale aller simple était souvent de deux à trois mois avec les escales et l’attente des vents. Contrairement aux grands voiliers romains ou médiévaux, les navires phéniciens étaient mi-voiles, mi-rames, avec 20 à 40 rameurs, parfois plus capables d’avancer même contre le vent, mais de manière lente, le long des côtes. Aussi, les Phéniciens se devaient de rentabiliser ces voyages en chargeant le maximum de marchandises Dans toute la Méditerranée, les Phéniciens pratiquaient presque exclusivement le troc. Que ce soit à Chypre, Malte, Sicile, Sardaigne, Ibiza, Espagne (Andalousie, Gadir), Afrique du Nord.

Le troc reste la base de leur économie car la monnaie n’étant pas encore généralisée dans le monde, les régions ayant des systèmes économiques différents, le troc évite de transporter de grandes quantités de métal précieux et leur donne une flexibilité totale. Cette dernière qualité est sans doute la clé de leur commerce. C’est pour cela que les Phéniciens étaient des marchands mobiles, pas des conquérants.

Les échanges phéniciens se faisaient dans les escales, sur les côtes, avec les populations non-urbaines et dans les ports qui existaient parmi lesquels celui de Carthage. Ils n’avaient aucun intérêt, ni les moyens, à ouvrir des comptoirs dont la gestion logistique aurait été couteuse. Ils s’arrêtaient à une escale, procédaient au troc et repartaient vers les étapes suivantes. Le “miracle phénicien” repose précisément sur la nature de ces échanges qui leur permettaient de commercer partout, ne rien imposer, s’adapter aux systèmes locaux, faire circuler des valeurs sans danger et fonctionner avec des normes minimales communes. Ainsi, les Phéniciens étaient d’habiles navigateurs et de grands commerçants qui n’avaient ni les moyens ni intérêt à coloniser quiconque. Tout comme les caravaniers de l’Arabie, ils écoulaient leurs denrées tant désirées le long du pourtour méditerranéen.

III- origines et raisons de la création de ce mythe :

Ce mensonge est une construction historique artificielle, répétée, amplifiée, puis acceptée comme vérité. L’idée d’une colonisation phénicienne massive relève en grande partie d’une invention historiographique, et voici les principales origines de ce récit :
1. Les sources gréco-romaines : un regard extérieur et orientalisant
Les premiers à parler d’un « empire » ou de colonies phéniciennes sont souvent les auteurs grecs (Hérodote, Strabon, etc.) et plus tard romains. Ils avaient :
• une vision biaisée et souvent méprisante des Phéniciens, vus comme rusés, commerçants manipulateurs ou efféminés (le cliché oriental),
• un besoin de justifier leurs propres conquêtes (comme Rome contre Carthage),
• une tendance à projeter leur propre modèle colonial sur les autres peuples.
Résultat : ils parlent de « colonies » comme ils parleraient des leurs, en exagérant les liens avec Tyr ou Sidon.
2. L’héritage colonial européen (XIXe siècle)
Avec l’expansion européenne, notamment française, britannique et italienne, on a vu apparaître une lecture coloniale de l’Antiquité :
• Les archéologues et historiens coloniaux ont voulu légitimer leur présence en Afrique du Nord en traçant une lignée de civilisations « venues de l’extérieur ».
• Les Phéniciens ont été instrumentalisés comme « précédents historiques » d’un développement venu d’Orient — donc étranger à l’Afrique du Nord autochtone.
Jusqu’à l’arrivée des sciences modernes (génétique, datation carbone, etc.), les récits anciens n’étaient pas vraiment remis en question :
• Les objets « phéniciens » étaient interprétés comme preuve d’une population, alors qu’ils pouvaient être achetés, copiés, échangés.
• On confondait culture et population : voir un style phénicien dans une nécropole ne veut pas dire que les gens enterrés étaient des Phéniciens.
• la projection coloniale européenne. La France coloniale et l’instrumentalisation du récit phénicien
Au XIXe et au début du XXe siècle, dans le contexte de la conquête et de l’administration coloniale de l’Afrique du Nord, la France a utilisé l’histoire ancienne comme outil idéologique pour justifier sa présence et cette région de sa sève, son identité et son histoire. Cela s’est fait à plusieurs niveaux :
1. La mise en avant des « civilisations venues d’ailleurs »
La colonisation française s’est appuyée sur une idée centrale :
« L’Afrique du Nord a toujours été civilisée par l’extérieur ».
Ainsi :
• les Phéniciens (puis les Romains, Byzantins, Arabes, Ottomans…) sont présentés comme porteurs de civilisation,

2. La réécriture des manuels scolaires et de l’archéologie officielle
Dans les écoles coloniales et dans les musées :
• on enseignait que les Phéniciens avaient « colonisé » pacifiquement l’Afrique du Nord,
• la culture punique était présentée comme importée de Tyr ou de Sidon, jamais comme le fruit d’un métissage ou d’une construction locale,
• les fouilles archéologiques menées par la France étaient souvent interprétées à travers cette grille « orientaliste » (cf. les travaux de Stéphane Gsell, archéologue colonial majeur).

Dr Abdelmadjid Aït Yala

Références 

1-In Search of the Phoenicians / by Joséphine C. Quinn.

2-nature  articles 

Published: 23 April 2025

Punic people were genetically diverse with almost no Levantine ancestors

Harald Ringbauer ; Ayelet Salman-MinkovDalit RegevIñigo Olalde, ….

https://doi.org/10.1101/2022.03.13.483276 ; this version posted March 15, 2022

3- Genetic History of Continuity and Mobility in the Iron Age Central

Mediterranean

Hannah M. Moots1,2, Margaret Antonio3^, Susanna Sawyer4^, Jeffrey P. Spence5^, Victoria Oberreiter4^,

Clemens L. Weiß5^, Michaela Lucci6^, Yahia Mehdi Seddik Cherifi4,7,8, Francesco La Pastina6, Francesco etc..

Annexes :

1-In Search of the Phoenicians / by Joséphine C. Quinn.

In Search of the Phoenicians, is a compelling examination of a phantom presence of the ancient Mediterranean. The Phoenicians sit alongside the Greeks and Romans in the canon of classical civilizations, with the conventional story highlighting Phoenician ships pioneering trade routes and setting down colonies in the western Mediterranean to rival those of the Greeks. The greatest Phoenician colony, Carthage, pushed Rome hard for Mediterranean supremacy. Yet part of the reason they remain mysterious today is that they were ultimately overshadowed by their Greek and Roman contemporaries, with the result that much of the surviving written evidence relating to them records the perspective of those rivals.

What Quinn reveals is that there is a surprising lack of detailed evidence for any widespread sense of an overarching Phoenician ethnic or cultural identity that united scattered communities from the Levantine coast, to North Africa, Southern Spain and various Mediterranean islands. In questioning the coherence and significance of Phoenician identity she challenges mainstream academic orthodoxy. Recent scholarship has been raising some of the questions she identifies, but this is by far the most eloquent and forceful challenge to the common view of the Phoenicians. Quinn’s pyrotechnical ghostbusting approach makes for entertaining and accessible reading. It is also a superb proof of how we need to rethink approaches to ancient identities, stripping away layers of more recent nationalist thinking and identity appropriation. One of the problems we are left with is how to refer collectively to the Phoenician speaking peoples who played such an important role in the evolution of the first-millennium BC Mediterranean world. Phoenicians will no doubt persist as useful shorthand, but from now on we need to read it in invisible scare quotes.

2-nature  articles 

Published: 23 April 2025

Punic people were genetically diverse with almost no Levantine ancestors

Harald Ringbauer ; Ayelet Salman-MinkovDalit RegevIñigo Olalde, ….

https://doi.org/10.1101/2022.03.13.483276 ; this version posted March 15, 2022

Abstract

The Iron Age was a dynamic period in central Mediterranean history, with the expansion of Greek and Phoenician colonies and the growth of Carthage into the dominant maritime power of the Mediterranean. These events were facilitated by the ease of long-distance travel following major advances in seafaring. We know from the archaeological record that trade goods and materials were moving across great distances in unprecedented quantities, but it is unclear how these patterns correlate with human mobility. Here, to investigate population mobility and interactions directly, we sequenced the genomes of 30 ancient individuals from coastal cities around the central Mediterranean, in Tunisia, Sardinia and central Italy. We observe a meaningful contribution of autochthonous populations, as well as highly heterogeneous ancestry including many individuals with non-local ancestries from other parts of the Mediterranean region. These results highlight both the role of local populations and the extreme interconnectedness of populations in the Iron Age Mediterranean. By studying these trans-Mediterranean neighbours together, we explore the complex interplay between local continuity and mobility that shaped the Iron Age societies of the central Mediterranean.

3- Genetic History of Continuity and Mobility in the Iron Age Central

Mediterranean

Hannah M. Moots1,2, Margaret Antonio3^, Susanna Sawyer4^, Jeffrey P. Spence5^, Victoria Oberreiter4^,

Clemens L. Weiß5^, Michaela Lucci6^, Yahia Mehdi Seddik Cherifi4,7,8, Francesco La Pastina6, Francesco

Genchi6, Elisa Praxmeier4, Brina Zagorc4, Olivia Cheronot4, Kadir T. Özdoğan9, Lea Demetz4, Selma

Amrani10, Francesca Candilio11, Daniela De Angelis12, Gabriella Gasperetti13, Daniel Fernandes4,14, Ziyue

Gao15⇞, Mounir Fantar16⇞, Alfredo Coppa17,18⇞, Jonathan K. Pritchard5,19*⇞, Ron Pinhasi4,20*⇞

Fig. 6. Overview of results. Map showing the memberships of central Mediterranean Iron Age individuals in different

qpWave clusters, organized by site. Regional labels and arrows show likely sources of ancestries (the arrows are not intended to indicate specific routes). Colors indicate ancestry clusters as identified by qpWave

These results indicate that autochthonous North African populations contributed substantially to the

genetic makeup of Kerkouane. The contribution of autochthonous North African populations in

Carthaginian history is obscured by the use of terms like “Western Phoenicians”, and even to an extent, “Punic”, in the literature to refer to Carthaginians, as it implies a primarily colonial population and diminishes indigenous involvement in the Carthaginian Empire. As a result, the role of autochthonous populations has been largely overlooked in studies of Carthage and its empire. Genetic approaches are well suited to examine such assumptions, and here we show that North African populations contributed substantially to the genetic makeup of Carthaginian cities. The high number of individuals with Italian and Greek-like ancestry may be due to the proximity of Kerkouane to Magna Graecia, as well as key trans-Mediterranean sailing routes passing by Cap Bon (1, 28). Yet, surprisingly, we did not detect individuals with large amounts of Levantine ancestry at Kerkouane. Given the roots of Carthage and its territories as Phoenician colonies, we had anticipated we would see individuals with ancestry similar to Phoenician individuals, such as those published in (12). One possible explanation is that the colonial expansion of Phoenician city-states at the start of the Iron Age did not involve large amounts of population mobility, and may have been based on trade relationships rather than occupation. Alternatively, this could potentially be due to differential burial practices (although Phoenician burial practices were thought to have shifted from cremations to interments in the central and western Mediterranean around 650 BCE (29), predating the individuals in the study), or to a disruption in connections between Carthaginian territories and the Eastern Mediterranean, after the fall of the Phoenician city-states to Babylon

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