Mardi 7 juillet 2020
Le paradis comme une sorte de bibliothèque !
« J’ai toujours imaginé le paradis, écrit Jorge Luis Borges (1899-1986), dans « Fictions » (sa principale oeuvre publiée en 1944), comme une sorte de bibliothèque. »
En lisant cet écrivain argentin, presque le seul en Amérique latine qui n’ait jamais pondu un roman, la première chose qui percute l’âme, c’est la structure de son labyrinthe, avec ses nombreuses dédales qui débouchent sur des miroirs, des espaces, des dieux, puis, le destin, la vie, le hasard, la mort, etc. En un mot, tout ce que contient le cosmos vital comme reflets dans l’esprit d’un homme.
En effet, s’il y a un mythe des plus récurrents, chez Borges, c’est bel et bien la célèbre « Bibliothèque de Babel », insérée dans ses fictions. Ce lieu cosmopolite ouvert à l’air de la diversité et du multilinguisme, est pour l’écrivain argentin « un être imaginaire », tant il tient du dynamisme de l’organisme, de la vitalité monstrueuse des chimères et de leur force interprétative.
A propos de ces êtres imaginaires, il écrit ce qui suit « nous ignorons le sens du dragon, comme nous ignorons le sens de l’univers, mais il y a dans son image quelque chose qui s’accorde avec l’imagination des hommes, et ainsi le dragon apparaît à des époques et sous des latitudes différentes. C’est pourrait-on dire un monstre nécessaire ».
Ce monstre n’est-il pas, en fait, une forme d’allégorie poético-philosophique à cette fameuse « Bibliothèque de Babel », laquelle, tel un sphinx ressuscité, met le lecteur face à un univers complexe de sens, anticipant l’apparition de ce réseau-toile d’internet, où le monde transformé en petit village, permet de tisser des liens et d’acquérir diverses connaissances, en un simple clic d’ordinateur, et à des milliers de kilomètres de distance.
Il est vrai que les mystères de l’espace, du temps et de l’infini sont au nombre des thématiques qui reviennent en boucle dans l’œuvre borgésienne. Celle-ci dit, en quelque sorte, la place dérisoire de l’homme dans ce que l’auteur-philosophe appelle lui-même « l’infini des possibles et des combinaisons ».
D’ailleurs, la structure prismatique de la bibliothèque que ce dernier a imaginée laisse penser avec toutes ses divisions pentagonales indéfiniment répétées, à l’instar des cellules ou des alvéoles d’une ruche d’abeilles, que l’homme est condamné à la dissolution dans le monde du savoir, …du livre. Et c’est cette capacité de dissolution qui est à même de le placer en « curseur-navigateur » dans l’expansion océanique de l’information au milieu de « el jardin de los senderos que bifurcan » (le jardin aux sentiers qui bifurquent), le titre combien fort significatif du reste, d’une autre nouvelle des « Fictions », où la figure des constellations géométriques de l’espace, semble traverser l’être imaginaire de la bibliothèque, devenu une totalité translucide, vaste, transparente. En un mot, un être imaginaire, aussi étrange qu’extraordinaire, qui rend l’homme boulimique de la lecture, qui le séduit, qui l’attire, qui le manipule, qui l’embrasse, qui l’étreint, qui l’absorbe, …qui le phagocyte.
La quête du savoir ne fait-elle pas partie de la quête de soi? Mais l’égarement de l’homme dans l’information et dans la quête de soi mène parfois à l’irréparable. Et c’est là que surgit le spectre du labyrinthe qui habite le texte borgésien, sorte d’herméneutique, qui reste aux yeux de cet érudit argentin, l’apanage d’un Dieu, un seul, qui serait : le livre. Un livre « déchiffreur », « décrypteur », « décodeur » des signes ambigus de l’existence. Si virtuose fût-il, Borges nous mène presque à l’affirmation d’un certain André Malraux (1901-1976), selon qui « l’art est un anti-destin » ?
Mais un livre peut-il vraiment changer la vie d’un homme ? C’est ce qu’avait laissé déjà entendre l’Américain Jack London (1876-1916), dans son célèbre oeuvre « Ce que la vie signifie pour moi ». Puis, une question me travaille personnellement aussi de l’intérieur : l’art n’a-t-il pas changé, sinon transformé le vécu d’un certain peintre traumatisé, un des nôtres, du nom de M’hamed Issiakhem (1928-1985) ? Effectivement oui !
Donc, face à ce monstrueux labyrinthe de cryptes dont est saturée la vie humaine, ne subsiste que l’alternative de la bibliothèque…, des livres dont le credo serait : lire, lire, lire sans répit pour se comprendre, comprendre l’autre, comprendre le monde autour de nous. Et lorsqu’on se comprend et comprend l’autre, ne serait-on pas aux portes du véritable paradis : l’entente et la paix? Au commencement, c’était la lecture, le livre…, la bibliothèque ! Décidément !