22 novembre 2024
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Le roman de Dihya Lwiz « Gar igenni d tmurt »

Hommage

Le roman de Dihya Lwiz « Gar igenni d tmurt »

Le roman de Dihya Lwiz, « Gar igenni d tmurt » (qu’on peut traduire littéralement en français par : « Entre ciel et terre »), enrichit vraiment la jeune littérature romanesque kabyle. Ce roman est paru aux éditions Frantz Fanon (Tizi Ouzou), après la disparition de l’auteure le 30 juin 2017 à l’âge de trente-deux ans. Elle avait publié une nouvelle, «Berru», en 2013 dans un recueil collectif, «Ifsan n tamunt», paru aux éditions Tira (Bejaia). Ce texte donnait déjà une idée du talent littéraire de l’auteure dans son expression kabyle.

Ce roman se caractérise par une écriture fluide, une thématique intéressante et un dispositif de narration qui concourent à la construction d’un récit fort captivant qui peut se lire aisément d’un trait.

En plus de sa fluidité, l’écriture de Dihya Lwiz se caractérise par une simplicité qui la rend accessible à tout lecteur. Cette simplicité ne diminue en rien la qualité littéraire du texte, bien au contraire. On peut bien construire de beaux textes littéraires avec la langue usitée par le commun des mortels.

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Le dispositif de narration retenu fait appel à l’écriture épistolaire, au journal et au discours de la narratrice qui se confond explicitement avec l’auteure dont elle porte le prénom.

Le récit commence par une lettre de Yuba à Dihya. Le jeune homme a trouvé des écrits de sa grand-mère Zahra, après la mort de celle-ci, et il souhaite les confier à l’écrivaine pour qu’elle écrive l’histoire de l’aïeule si elle la juge digne d’être publiée. Il envoie par lettres les textes de sa grand-mère à Dihya qui les désignera comme telles dans le texte alors qu’elles relèvent plutôt de l’écriture diaristique (journal) et non de l’épistolaire. Les lettres de Yuba et les textes de Zahra alternent avec les discours, portés ou pensés, de la narratrice Dihya. L’usage de ce prénom, qui est aussi celui de l’auteure, pour désigner la narratrice semble être mis comme indice pour suggérer une part d’autobiographie, ce que renforce le fait que Dihya cherche à réaliser une partie de sa quête identitaire à Ighil Oumced, le village des origines de l’auteure.

Le thème central du roman est la mémoire. Pour dérouler son récit et son idéologie, l’auteure convoque l’histoire et l’écriture. Cette dernière occupe une place importante, notamment au début du récit avec des réflexions et des interrogations, à ce sujet, de Dihya qui y entraînera le lecteur. L’écriture est gardienne de la mémoire. C’est cette écriture qui permet à Zahra de faire « acte » de mémoire. En tant que femme, Zahra est la « mémoire » du groupe dans la société traditionnelle. Sa vie lui a fait connaître Samia, la fille de ses patrons devenue son amie, qui lui apprendra à lire et à écrire alors qu’elle était déjà adulte. C’est l’écriture qui lui permettra de léguer pour la postérité une partie de l’histoire de sa vie.

La convocation de l’histoire par l’auteure se fait d’abord par l’évocation du personnage de Faḍma Ibelεiden, héroïne du village, combattante arrêtée par l’armée coloniale pour sa participation  à la guerre de libération ; elle est balancée vivante d’un hélicoptère en vol, ce qui la tuera. C’est dans le récit de cette fin tragique, et barbare, que la narratrice emploie l’expression « Gar igenni d tmurt » (Entre ciel et terre) qui sera retenue pour servir de titre au roman. Ce procédé barbare a été employé de façon relativement importante par l’armée coloniale française durant la guerre d’Algérie pour terroriser les combattants. Faḍma n’est pas seulement évoquée dans ce récit, elle devient aussi un personnage de l’histoire, notamment lorsqu’elle fait irruption dans le récit, et la vie, de Zahra qui peut être considérée comme le personnage principal de ce roman.

L’histoire, récente, est aussi convoquée à travers les événements de mai 1981 à Bejaia (qui constituent une sorte de réplique du printemps berbère de 1980) ou ceux du printemps noir de 2001. C’est à ce dernier événement que Yuba participe comme l’écrasante majorité des jeunes kabyles. Dans sa dernière lettre, pour expliquer à Dihya pourquoi il n’aime pas la langue arabe, il lui raconte ce qu’il avait subi lors de son arrestation par les gendarmes : il avait été violé dans la caserne de gendarmerie par un des leurs pour le punir de sa participation à la révolte et l’humilier. Là aussi c’est l’écriture qui permet au jeune homme de se libérer de son humiliation refoulée et de la « mémoriser » pour la postérité.

Ce récit est aussi celui de la condition sociale féminine. Faḍma Ibelεiden, une combattante de la liberté qui a payé, atrocement, de sa vie est tombée dans une forme d’oubli pendant que sa descendance mène une vie très difficile. Le personnage de Zahra réunit quelques points noirs de la condition féminine dans cette société traditionnelle. Elle avait été mariée par son oncle, sans qu’elle n’ait eu à donner son avis, à un homme qu’elle ne connaissait même pas. Elle finira sa vie seule après avoir été abandonné par son et le fils qu’il lui avait fait et laissé. Ce dernier en veut à sa mère parce qu’elle était devenue bonne à Alger : pourtant c’était pour subvenir à leurs besoins qu’elle était entrée au service de la famille d’un officier de gendarmerie. Ce fils qui détestait l’armée s’engagera dans la gendarmerie, sans doute par défi ou dépit, et ira réprimer les révoltes amazighes en Kabylie, ce qui désolera profondément sa mère. De retour dans son village, Zahra sera « marginalisée » par son groupe.

A la fin du récit, on comprendra que cette femme a passé une vie très malheureuse. A la fin de sa vie, elle se rappellera ce qui semble avoir été un des rares épisodes heureux, mais éphémère, de sa vie : l’amour de Marie, l’infirmière qui l’avait soignée dans l’hôpital de Bougie alors qu’elle avait quinze ans. Mais ce genre d’amour est tabou. Pour tout le monde, dans cette société.

C’est Dihya, une jeune femme instruite et moderne, qui sortira de l’oubli Faḍma Ibelεiden et inscrira dans la mémoire collective le récit de vie de Zahra, l’héroïne malheureuse du récit. La conscience sociale et politique de l’auteure, associée à son talent d’écrivaine, et sa culture lui permettent de tisser les différents sujets du récit pour construire une thématique dans laquelle s’inscrit la question de la mémoire qui ne peut se passer de l’écriture pour traverser les âges.

Il est regrettable qu’un roman d’aussi bonne qualité n’ait pas bénéficié d’une meilleure édition ; il est flagrant que l’épreuve n’a même pas été vérifiée avant son impression. Une édition qui aurait aussi assuré une distribution satisfaisante du produit pour que le lectorat du roman kabyle puisse y accéder facilement. La littérature kabyle a besoin, aussi, de références de cette qualité pour son évolution.

Auteur
Nacer Ait Ouali

 




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