Cette chronique rappelle combien le niveau d’instruction de la population algérienne, tout au moins de lecture et d’écriture, a fait un bond spectaculaire si on s’en tient aux seuls fondamentaux que je viens de citer. Quant au reste, ce n’est pas le lieu pour nous fâcher.
Comme toujours lorsque je raconte une histoire du passé à Oran en support à mon analyse, je demande au lecteur de valider ou de réfuter mon souvenir. Mais au fond, qu’importe pour celle-ci car le personnage avait bien existé même si ne n’était pas aux portes de la mairie.
On les nommait les écrivains publics. Ils ressemblaient à l’une des statues égyptiennes les plus célèbres du monde de l’art exposée au musée du Louvre, soit le Scribe rédigeant un texte sur une feuille de papyrus.
Alors que ce dernier est accroupi, les nôtres étaient assis sur un tabouret ou sur une chaise. Comment le seraient-il autrement après cinq mille ans qui les séparent du scribe Égyptien ? Quant au papyrus, allez trouver des tiges d’une ancienne plante africaine à Oran !
Ils avaient une posture imperturbable, aussi raide que la fierté, car ils savaient qu’ils portaient le savoir au bout de leur plume. Pour les demandeurs ils étaient l’ultime pont entre eux et ce qui leur semblait être le pouvoir inatteignable de l’administration.
C’était sur eux qu’on plaçait la charge de trouver le bon mot, la bonne tournure ou le bon argument. Ils étaient conscients qu’ils déposaient dans leurs mains l’espoir que leur dossier, lettre de supplique ou de réclamation, ne se retrouverait pas en dessous de la pile.
Tout reposait sur le scribe car seule la confiance en lui pouvait les rassurer. Ils n’étaient pas aussi savants pour en contrôler la bonne qualité d’écriture, autant dans sa lisibilité que dans ses tournures.
Ils maniaient les gestes de la main comme le cordonnier à son ouvrage, le peintre à son œuvre ou le professeur à son tableau. L’image du passé est floue pour être certain qu’ils s’étaient convertis à la machine à écrire (je suppose que oui). Celle qui vous réveillerait un mort à chaque frappe sur une touche. Quant à la manette qui faisait faire un retour au rouleau pour aller à la ligne, on aurait dit le claquement d’un fusil.
L’illettrisme de nos aînés semblerait aux jeunes d’aujourd’hui une montagne à gravir pour accéder aux besoins les plus élémentaires au regard du monde de communication autour de ces malheureux.
Pourtant ils semblaient ne pas en être autant perturbés qu’on aurait pu le penser. Sans doute parce que la majorité d’entre eux avait toujours près d’eux un parent, un voisin ou un passant, qui leur traduisait ou leur expliquait ce dont il s’agissait lorsque l’inscription ou la démarche supposait de passer par l’écrit ou l’oral de la langue française. Mais hélas, tous n’avaient pas cette opportunité, le scribe n’aurait pas existé dans ce cas.
Les écrivains publics de la mairie d’Oran étaient ceux qui leur ouvraient les portes de leur illettrisme, ils étaient des ponts, des passeurs et les porteurs des clés.
Je ne me rappelle plus s’ils étaient préposés uniquement à la rédaction de documents administratifs ou également à celle du courrier privé. Dans ce second cas, les clients devaient parfois confesser l’intime, ce qui était inavouable aux autres.
Puis ils disparurent car la généralisation de la lecture et de l’écriture était manifeste. Quant aux dernières victimes innocentes de l’illettrisme, ils trouvaient davantage d’aide de proximité. Les écrivains publics sont les derniers témoins du brouillard dans lequel se trouvait la majorité des habitants.
Ils ne sont plus que dans nos mémoires mais nous savons combien ils furent un service public d’une grande utilité. L’écrivain public détenait le savoir, il ne pouvait que disparaître car il n’aurait pas pu supporter que celui-ci leur soit infidèle par la généralisation de l’instruction.
Ils en sont morts dans la dignité d’avoir pu être les mains et le langage de ceux qui n’avaient pas eu cette chance d’en avoir car ils étaient les oubliés de la société, ceux qui en étaient à la marge lorsqu’il s’agissait de lire ou d’écrire.
Mais l’instruction a-t-elle permis à tout le monde de sortir du brouillard ? Car dans pour les deux ou trois générations qui ont succédé aux scribes, le savoir n’est plus seulement dans l’écriture et la lecture. Mais nous l’avons dit au départ de cette chronique, ce n’est pas l’endroit pour me fâcher avec beaucoup.
Boumediene Sid Lakhdar