19 avril 2024
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« Le soleil dans les yeux » : l’Algérie racontée par une pied-noire

C’est un témoignage authentique, lucide, attrayant, impartial et désintéressé – écrit avec distance, sans jugement ni ressentiment – que nous livre une « jeune » pied-noire de 80 ans de son Algérie du début des années 1950. Ballotée entre l’orphelinat de Notre Dame d’Afrique et un petit village de Kabylie où sa vie d’enfant est entremêlée de façon symbiotique avec celle de ses amies « indigènes ».

« Le soleil dans les yeux« , de Marie Kérol (*), est un livre qui se déguste savoureusement tant la vie de l’espiègle petite Marie vous entraîne dans des tourbillons de souvenirs qui ne s’éloignent pas trop du vécu de ceux qui ont connu le basculement d’une vie paisible et bon-enfant vers l’horreur des affres de la sale guerre. Une guerre dont les pauvres, aussi bien côté algérien que côté pied-noirs, ont payé la totalité du lourd tribu…Les riches et les sanguinaires des deux bords, quant à eux, se sont partagés butins et trésors…

Le témoignage de Marie Kérol n’est pas seulement utile, il est indispensable. Il fait partie de ces pages d’Histoire qu’il est important, voire fondamental, de transmettre afin que les générations futures en sachent davantage en sortant des sentiers battus de l’Histoire officielle, en ne se laissant pas distraire par les petites chamailleries de nos dirigeants. Des querelles de cours de récréation.

Qui mieux que la « jeune » Marie peut raconter la pétillante Marie ? Quelques morceaux choisis :

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I – Le boulanger, un grand kabyle à la moustache noire et épaisse, aux yeux rieurs très foncés, nous avait vite repérés et nous offrait une grosse tranche de pain croustillant qu’il rompait d’un coup sec à l’aide de son couperet. Il nous réservait toujours un morceau qu’il gardait sous le comptoir.  À l’heure de l’apéritif, vers 18 heures, la coutume voulait que l’on serve la kémia : olives de toutes sortes, cacahouètes salées ou avec l’écorce, variantes, bliblis, sardines grillées, pois chiches sauce harissa et tramousses. Le tout arrosé d’une bonne dose d’anisette. La kémia, salée et bien épicée, donnait très soif et incitait le consommateur à boire. Dans les quatre bars flottait une ambiance conviviale. Des familles au complet s’entassaient sur leurs terrasses. Les habitants sortaient de chez eux pour profiter de ce peu de fraîcheur. J’écarquillais les yeux, étonnée. On se croyait dans un film de mon oncle !

Durant le premier été je découvris le mode de vie et les coutumes des habitants de ce petit village perdu au fin fond de la Kabylie…

II — Maman, ne me gronde pas ! Ne me frappe pas ! J’ai suivi Aktar. Je suis sûre que tu n’as pas entendu ce qu’il a dit. Moi, je sais ! Elle était un peu déroutée. J’en profitais pour me faufiler dans la maison. J’ajoutais :

— Hé bien, aujourd’hui il a dit : « Les conseillers municipaux, l’adjoint maire et le maire sont heureux de vous annoncer que la cité musulmane est terminée, et qu’elle va accueillir près d’une soixantaine de familles ».

Elle enleva ses lunettes, mit une branche dans sa bouche, pensive. Je poussai un soupir de soulagement, très contente de moi. De toute façon, elle n’avait pas besoin que je lui annonce quoi que ce soit. Annette allait bientôt arriver et raconterait par le menu tout ce qu’Aktar venait de dire. Je ne sais comment elle s’y prenait mais elle était au courant de tout. Radio village, en quelque sorte.

Effectivement, le maire avait fait construire en haut du village, après la commune mixte, une cité musulmane composée d’habitations individuelles pour loger les familles arabes les plus défavorisées. Monsieur Ducelli, homme d’une grande bonté, avait mené à bien ce projet qui lui tenait à cœur. Le lendemain, à la surprise générale, Roger Murray le policier municipal, remit en mains propres à maman un papier à en-tête de la mairie, annonçant qu’exceptionnellement, une maison nous était réservée à la cité musulmane. Au bas du document, une main généreuse avait signé d’une belle écriture à la plume et à l’encre noire : le maire, Ducelli Antoine….

III – 1er novembre 1954, date qui sonna le glas de notre petit village. Il fut touché, meurtri, marqué au fer rouge. Des fellaghas avaient sauvagement assassiné un instituteur, blessé mortellement sa femme ainsi qu’une famille de colons. Les uns disaient que cet incident tragique s’était passé dans les Aurés, les autres près de notre village. Tous les Européens racontaient leurs propres versions plus horribles les unes que les autres. Des petits groupes se formaient et regardaient les Arabes à la dérobée. Aujourd’hui, ils avaient l’air louche. Par exemple, celui-ci qui passe tranquillement en traînant ses pieds dans ses babouches, ou celui qui tire le harnais de son mulet. Ils ont, sûrement, un fusil dissimulé sous leur gandoura ou leur burnous, ou encore celui-là qui pousse sa charrette de fruits et légumes, de quelle manière il les regarde, il doit être fourbe. Il cache, à coup sûr sous ses habits, une grenade prête à exploser. Tout le monde suspectait tout le monde. Un grand malaise s’installa. Notre petit village sentait la mort. Même notre bijoutier avait déserté son échoppe. Les indigènes restaient chez eux. Les Européens parlaient à voix basse. L’atmosphère était lourde, chargée d’électricité. Les consommateurs restaient à l’intérieur des cafés derrière les rideaux métalliques baissés. L’air grave et le regard fixe devant un verre d’anisette, personne ne parlait. Ce silence pesant prédisait un grand drame à venir. Annette et maman devant leur éternelle tasse de kawa ne disaient rien, fait plutôt rare car elles parlaient toujours très fort et riaient aussi fort. Personne n’avait envie de rire ni de plaisanter. Les Européens répétaient incrédules:

— Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Maman finit par exprimer sa pensée :

— C’est la faute aux colons. Ils traitent les Arabes pires que des esclaves, comme des chiens. Ils leur donnent une misère et ces pauvres gens n’ont rien, ni de quoi vivre. Elle continua, ironiquement :

— Pendant que ces charmants se paient des vacances en métropole. Et, Inch’Allah Arbi ! Sans oublier que leurs enfants vont en calèche à l’école, c’est pas une honte ça !

Et Annette approuvait de la tête. Avec Mimi, nous nous regardions sans comprendre. Nous n’avions pas de problèmes avec les Arabes. Au contraire, ils étaient nos amis. À part les Vernier et les Pagnaud que nous fréquentions de temps en temps et bien sûr Annette, les autres gens chez qui nous allions étaient des musulmans. Nous ne connaissions qu’une famille mixte. Madame Bénamar la Française, (c’était ainsi que l’on nommait les jeunes filles de métropole qui épousaient un Arabe) avait deux enfants aux prénoms à consonance chrétienne. Elle vivait dans la même cour que l’épouse musulmane de son mari qui avait plusieurs petits qui s’accrochaient à ses jupes. Les deux femmes s’ignoraient. La Française sortait et se promenait librement, sans aucune contrainte, tandis que la mauresque suivait ses coutumes et ses traditions….

IV – Les deux femmes parlaient ouvertement, sans retenue et je ne voulais pas perdre un mot de leur conversation. Je ne comprenais pas toujours tout ce que j’entendais. Les douars et mechtas bombardés, les fellaghas de plus en plus nombreux, les embuscades sanglantes, meurtrières, les jeunes appelés qui se faisaient tuer…J’étais effrayée. Pourquoi tant d’atrocités ? Et si les rebelles nous faisaient le sourire berbère ? Nous habitions parmi les Arabes et les Européens nous avaient gommés de leur mémoire. L’espace d’un court instant j’eus la vision de nos cinq corps atrocement mutilés, ensanglantés. Un frisson de terreur me parcourut et me glaça. Je secouais énergiquement la tête. « Mais non! Nous ne craignons rien, il ne nous arrivera jamais rien, Yasmine nous protège » pensais-je, soudain rassurée.

Tout se mélangeait dans ma tête, mais j’écoutais avidement….

V – La plupart des colons étaient partis. Plusieurs avaient été massacrés par les fellaghas. Quelques-uns s’entêtaient et ne voulaient pas quitter leur terre. Il nous parvenait souvent des rumeurs sourdes, terrifiantes. On murmurait, de peur que les murs entendent (maman disait que les murs avaient des oreilles). Untel avait été trouvé égorgé. Un autre ses orangers, ses vignes, ses néfliers arrachés, brûlés. Et l’on voyait partir vers les fermes les camions militaires suivis des automitrailleuses. Et puis, le train-train quotidien reprenait le dessus et notre petit village, sa vie superficielle, son masque. Les habitants ne se souciaient que de l’instant présent, l’élection d’un nouveau maire….

VI – Cependant, à chaque fois que maman revenait du village elle nous racontait des horreurs dignes de films d’épouvante. « Les terroristes attaquent les fermes isolées, violent femmes et jeunes filles, clouent les petits enfants sur les portes. Ils meurent en agonisant. Les jeunes militaires tombent dans de sanglantes embuscades et subissent des atrocités. On les retrouve ensuite émasculés et les parties génitales dans leur bouche. Dans l’autre camp l’armée torture les rebelles. » Et elle continuait son récit avec d’autres détails plus horribles les uns que les autres qui faisaient redresser les cheveux sur la tête de terreur.

— Ça suffit ! Je ne veux plus rien entendre. Je ne comprends plus rien, plus rien ! m’écriais-je, horrifiée.

Je me bouchais les oreilles. Je partais en courant dans la cour hurlant de chagrin, les yeux noyés de larmes. Maman aimait raconter des histoires, elle devait se tromper. Elle avait sûrement lu ces monstruosités dans son satané journal ou écouté les ragots de sa nouvelle copine. Ce n’était pas possible, des cruautés de ce genre ne pouvaient pas exister !

L’heure est grave !

J’entendais ces trois mots à longueur de journée. Ils sonnaient, lugubres, comme le son d’une cloche pour annoncer une longue agonie, sans fin, interminable. Pour nous, tout se passait normalement. À la cité musulmane les Arabes nous respectaient et les Européens nous oubliaient…

VII – Depuis peu, l’atmosphère à la cité musulmane est tendue, mais personne ne nous agresse. Nous n’avons jamais eu de problème. Les habitants sont toujours respectueux envers nous. Nous sommes aussi miséreux qu’eux, entre pauvres nous nous comprenons, nous sommes solidaires. Je revois descendre de leur djebel des Arabes si misérables qu’ils ne portaient pas de chaussures. Ils faisaient des kilomètres à pieds, un baluchon maigre sur l’épaule pour aller travailler dans les fermes chez les colons. Pour une poignée de figues disait maman, outrée. L’hiver, ils enroulaient autour de leurs pieds de grands morceaux de chiffon tenus par des ficelles entrelacées. Chiffons et ficelles montaient au-dessus des chevilles. Des gens d’une grande pauvreté, plus grande que la nôtre. Malgré leur incommensurable misère, ils marchaient très droits, très fiers…

En posant ce livre, votre première réflexion sera : vivement la suite ! le récit s’arrêtant à l’année 1956.

Kacem Madani

(*) Le soleil dans les yeux, Marie Kéro, éditions Beaudelaire, 2022.

1 COMMENTAIRE

  1. Les pieds-noirs, ceux des années 1950 du moins, étaient pris au piège de l’histoire. Ce n’est pas leur faute s’ils sont nés à l’endroit et au moment où ils sont nés, et dans la position sociale par rapport aux « indigènes. » Peut-on leur reprocher de ne pas avoir eu de la sympathie pour les « indigènes » spoliés de leur terre et souhaitant recouvrer leur liberté ? Pour répondre à cette question il aurait fallu que je vive dans les souliers d’un pied-noir pendant au moins 24 heures. (Proverbe indien cheyenne : Ne critique jamais un homme avant d’avoir marché toute une journée dans ses mocassins.)

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