Lundi 11 janvier 2021
Leïla Sebbar, une œuvre foisonnante entre l’Algérie et la France
Née d’un père algérien et d’une mère française, la romancière Leïla Sebbar a grandi dans l’Algérie coloniale, avant de s’exiler en France pendant la guerre de libération.
Puisant dans cette mémoire collective franco-algérienne, faite de douleurs, d’incompréhension et des moments de communion trop rares, cette écrivaine française pas comme les autres a construit une œuvre mémorielle, aussi foisonnante que forte et émouvante. Portrait signé Tirthankar Chanda.
Fascinante Leïla Sebbar. Ecrivaine franco-algérienne, cette grande dame des lettres françaises contemporaines a su construire une œuvre foisonnante et profondément personnelle, entremêlant les drames de sa vie et de l’Histoire avec un grand « H ». « J’écris pour connaître mon père, mais c’est une illusion. Je ne le connaîtrais jamais. C’est une métaphore muette de l’histoire de mon père, de la civilisation de mon père, la culture de mon père, tout ce qui fait que cette part-là m’est inconnue », confie-t-elle.
Leïla Sebbar est romancière, auteure de chroniques autofictionnelles, d’essais, sans oublier la dizaine de recueils collectifs de récits qu’elle a réunis ou dirigés. Shérazade (Stock 1982) Le Silence des rives (Stock, 1993), Mon cher fils (Elyzad, 2009), Je ne parle pas la langue de mon père (Bleu autour, 2016) : tels sont quelques-uns des titres de cette œuvre considérable. Ecrivant depuis plus de 40 ans, elle passionne les lecteurs au-delà du monde francophone, notamment dans les universités américaines où ses livres sont étudiés autant pour leurs résonances postcoloniales et féministes que pour leur littérarité.
Moqueries, insultes et quolibets
La romancière est née dans l’Algérie coloniale, de père algérien et de mère française, périgourdine. Ses deux parents étaient instituteurs dans une « école de garçons indigènes », à Hennaya, près de Tlemcen où la future romancière a grandi et où elle a fréquenté l’école des filles dans le quartier européen. Plusieurs décennies se sont écoulées depuis, mais l’écrivaine se souvient encore, comme si c’était hier, des moqueries des garçons sur le chemin de l’école, des quolibets et des insultes ordurières en arabe, une langue qu’elle ne comprenait pas.
Pour se protéger de cet extérieur plein de menaces, l’adolescente se réfugia alors dans les livres qui l’entouraient dans la maison de ses parents qui étaient, rappelle-t-elle, « des gens du livre. Ils étaient instituteurs, l’un et l’autre. Il y avait chez moi une grande bibliothèque, beaucoup de livres. Et puis, dans les lycées et les collèges où je suis allée et où j’étais pensionnaire pendant la guerre, en Algérie, il y avait des bibliothèques, qui étaient très bonnes. J’ai lu La Recherche du temps perdu dans les pensions et j’ai lu la littérature russe, la littérature anglo-saxonne. J’ai toujours lu, toujours lu. Et j’ai tellement lu que parfois j’avais l’impression d’être sortie du ventre de ma mère avec un livre. »
Les turbulences de mai 68
L’envie d’écrire viendra plus tard, lorsqu’elle vient s’installer en France en 1961, fuyant la guerre de libération qui faisait rage dans son pays natal. Elle a tout juste 20 ans lorsqu’elle débarque à Aix-en-Provence pour parfaire ses études. De son propre aveu, elle a failli devenir un « rat des bibliothèques universitaires ».
Mais cette fois, ce ne sont pas les livres qui vont la sauver, mais le vacarme du monde extérieur. La romancière aime évoquer sa participation au mouvement féministe naissant, à travers ses collaborations aux organes historique du mouvement que furent « Sorcières » et « Histoires d’Elles », suivie de son investissement à corps perdu dans les turbulences de Mai 68. Ces mouvements de défoulement et de libération collective ont permis à la future romancière de se libérer de ses complexes et de se lancer dans cette carrière d’écrivaine dont elle avait rêvé. Renouant en même temps avec le pays natal, elle a fait de la mémoire meurtrie de l’enfance et l’adolescence en Algérie, les territoires de son écriture.
L’Algérie, la France, les relations complexes entre les deux rives de la Méditerranée constituent le fil rouge de cette construction mémorielle que Leïla Sebbar élève patiemment, depuis maintenant plus de quarante ans. Située dans un entre-deux fécond, entre l’Orient et l’Occident, son œuvre interroge inlassablement les silences et les cris qui ponctuent la mémoire d’un passé personnel et historique, qui n’a cessé de l’abreuver.
Variations sur la thématique de la chambre
Les deux derniers livres qu’elle a fait paraître, Dans la chambre (Bleu autour, 2019) et L’Algérie en héritage (Bleu autour, 2020), témoignent de la spécificité du travail d’écrivain de la romancière, partagée entre l’exploration de l’intime et la volonté de s’inscrire dans une quête mémorielle collective.
Composé de récits courts, le premier ouvrage est une variation sur la thématique de la chambre comme à la fois un lieu d’enfermement et une marche vers l’ailleurs. Ses protagonistes sont des femmes : des femmes du Maghreb, d’hier et d’aujourd’hui, évoluant entre Orient et Occident, entre Alger et Lyon, Constantine et Marseille, Oran et Paris, Ténès, Lille, Clermont-Ferrand et Rochefort. Dans le second livre, l’auteure poursuit le travail qu’elle avait commencé dans un précédent texte-album intitulé « Mes Algéries en France ». Elle donne la parole à des hommes et femmes issus de l’histoire commune franco-algérienne, dont le livre ressuscite les ombres et la lumière de cette mémoire, les moments de grâce et les blocages.
Ressassé de récit en récit, l’un de ces blocages a été la méconnaissance de l’arabe, la langue maternelle du père. « De l’Algérie natale de mon père, je suis analphabète », rappelle Leïla Sebbar dans l’un de ces textes-profession de foi, paru récemment. Elle a été élevée sans apprendre la langue de son père qui ne la lui a pas transmise, ni son Dieu ni la civilisation. Ce manque vécu comme une blessure symbolique est le grand drame de la vie de Leïla Sebbar. Ce drame de filiation perdue ne lui a certes pas empêché de vivre, d’aimer et de grandir, mais elle en a fait la source même de son écriture. Devenue étrangère à elle-même, elle explore l’Algérie, sa terre natale. « J’écris le corps de mon père dans la langue de ma mère », affirme-t-elle, suscitant parfois courroux et intolérance.
« Je l’avais dit, se souvient l’écrivaine, lors d’une rencontre dans une bibliothèque, la bibliothèque nationale de Tunis où je présentais justement mon livre : Je ne parle pas la langue de mon père. Et un Tunisien était levé. O fureur. Il m’avait dit : « Vous souillez la langue de votre père, de votre mère, la terre de votre…etc., etc. », parce que j’avais justement dit « j’écris le corps de mon père dans la langue de ma mère« . Il voulait dire la langue de votre mère française souille la langue arabe de votre père. Ça a été très… guerrier. »
Cette guerre des identités ne date pas d’aujourd’hui. Au siècle dernier, le prix Nobel anglais Kipling ne disait-il pas déjà : « L’Est est l’Est et l’Ouest est l’Ouest, et jamais ils ne se rencontreront. »
C’est sans doute pour démentir Kipling, que Dieu créa… Leïla Sebbar !
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Dans la chambre, par Leïla Sebbar. Editions Bleu autour, 125 pages, 15 euros.
L’Algérie en héritage, récits inédits réunis par Martine-Mathieu Job et Léïla Sebbar. Editions Bleu autour, 253 pages, 25 euros.