La perspective de la présidentielle 2024 remet inévitablement à l’ordre du jour le débat sur l’engagement de l’Armée dans la vie politique. Les conditions de ce débat sont jusqu’ici balisées par deux points de vue.
Le premier soutient le rôle politique actif de l’Armée. Il considère que c’est la garantie pour éviter un glissement de l’État vers un régime totalitaire islamiste. Il brandit pour preuve l’arrêt du processus électoral de 1991, processus qui portait au pouvoir le FIS (front islamique du salut).
Il porte également au crédit de l’action politique de l’Armée, la mise en échec de l’insurrection islamiste. Cette opinion a donc l’avantage de faits réels qui lui donnent du crédit. Cependant, elle fait l’impasse sur l’accompagnement autoritaire de cette présence militaire dans le champ politique. Et surtout, elle ne présente pas de perspective de sortie de l’État autoritaire.
Le deuxième point de vue aborde la question sous l’angle de la contradiction « État militaire – État civil ». Cette contradiction se résout par la satisfaction de la revendication d’un État civil. L’Armée est ainsi invitée à renoncer à sa suprématie dans la direction de l’État. Cette approche a mené, lors du Hirak, à la confrontation. Elle s’est soldée par le lot de poursuites policières et judiciaires et d’emprisonnements d’opposants politiques. Elle a conduit à une impasse.
Le reflux du mouvement de la société civile intervenu après le Hirak porte un coup sérieux à cette stratégie. D’autre part, la revendication d’un État civil indéterminé est sous-tendue par la sous-estimation ou l’ignorance du risque d’instauration d’un pouvoir islamiste totalitaire.
Ces deux points de vue opposés tournent le dos à la question fondamentale qui est posée à l’Algérie depuis l’adoption de la Constitution de février 1989 : Comment faire passer l’Algérie à la vie démocratique sans lui faire courir le risque d’une instauration d’un régime totalitaire islamiste. Le premier point de vue qui défend l’engagement de l’Armée dans la vie politique, sacrifie les libertés pour interdire l’État islamique. Le deuxième, qui veut exclure l’Armée de la vie politique entretient l’illusion de l’alternance politique avec la possible accession au pouvoir de l’islamisme radical.
Il a été suffisamment opposé d’arguments à cette deuxième opinion. Sa critique se résume dans l’assimilation abusive de l’État civil avec l’État de droit ou dans la promesse d’une évolution automatique de l’État civil vers l’État de droit. (Cf article « vers la présidentielle 2024, la question fondamentale »). Il s’agira ici de privilégier la critique du premier point de vue.
Comme affirmé plus haut, les partisans de l’engagement politique de l’Armée mettent en avant le barrage dressé contre l’instauration d’un État islamique. C’est un argument qui a de la consistance parce qu’il traduit une réalité vécue. Malheureusement, la souveraineté populaire qui s’exprime par les élections, ne garantit pas au pays l’interdiction d’un régime islamiste totalitaire. Il en est donc conclu que l’État autoritaire avec l’engagement politique de l’Armée demeure le seul rempart face au danger islamiste radical. Peut-on, pour autant, conclure également que c’est la solution définitive et absolue ? Personne ne le soutient ouvertement.
Mais dans les faits, rien n’indique la reconnaissance du caractère transitoire de cet état de fait et une volonté de créer les conditions pour en sortir. C’est là que devrait se situer le cœur du débat public national. Car l’alternative est la suivante : s’inscrire dans la contradiction « État civil – État militaire » avec son lot d’affrontements ou organiser le dialogue pour une évolution progressive et garantie vers l’État de droit.
Il parait plus avantageux pour le pays et son devenir de s’inscrire dans la conception de l’évolution de l’État autoritaire vers l’État de droit. Cette conception prend acte de la réalité qui s’est imposée depuis l’accession à l’indépendance voilà 60 ans. Elle prend également acte de l’alinéa 4 de l’article 30 de la Constitution de décembre 2020 qui consacre « la défense des intérêts vitaux et stratégiques du pays » par « l’Armée nationale populaire ».
La formule est vague et autorise donc des interprétations larges sur l’étendue de l’intervention de l’Armée. Cette approche de la réalité du pouvoir en Algérie s’écarte totalement de la conception qui suppose la résolution de toute contradiction par l’élimination d’un des deux termes de la contradiction.
Bien au contraire, ce qui primera, c’est la conjugaison des efforts de toutes les forces politiques nationales et de toutes les institutions pour faire évoluer l’Algérie vers les standards internationaux de liberté et de démocratie. L’évolution de l’Algérie dépendra des progrès de la société civile, de son organisation pluraliste et multiforme, de l’imprégnation en son sein des idées de libertés individuelles et du renforcement de la volonté de vivre ensemble. Elle dépendra de l’accompagnement dont la société civile bénéficiera de la part des institutions de l’État et de l’Armée en particulier. Un consensus national évolutif soutiendra le processus d’extension des libertés individuelles et de démocratisation de la vie politique.
Ce consensus national marquera la sortie de ce statu quo qui tient à l’écart de nombreuses forces vives du pays. Il reposera sur la reconnaissance de la nécessité d’un processus qui doit faire évoluer l’Algérie vers l’État de droit.
Au centre de ce processus se trouve l’évolution du rôle de l’Armée dans la défense de la constitution. Dans la situation actuelle, l’Armée jouit d’une autonomie dans ses choix politiques. Elle s’inscrit dans la tradition du nationalisme. Elle pèse fortement dans les moments de crise ou lors de la désignation ou du parrainage du candidat à la présidence de la République.
Elle influe sur la politique gouvernementale par ce biais et par sa représentation dans des institutions comme le haut conseil de sécurité. L’état-major de l’Armée exerce une direction hiérarchique sur des services de sécurité. L’Armée dispose également d’une grande influence sur les partis-États (FLN et RND) et sur les membres du parlement. Le pouvoir et le rayonnement dont elle dispose ont conduit à éviter à l’Algérie une dictature religieuse mais également à asseoir un État autoritaire.
Il est illusoire de croire qu’un tel résultat se maintienne indéfiniment. Il serait contraire aux enseignements des sciences sociales et des sciences politiques de considérer que des institutions et les personnes humaines qui les composent ne changent pas ; qu’elles ne subissent pas les effets de la démographie, du développement des connaissances et du changement de mode vie ; qu’elles échappent à différents déterminismes non maitrisés sur la personnalité et les opinions.
Pour ce qui est de l’Armée, toutes ces transformations ne se dévoilent pas spontanément. L’organisation pyramidale de l’armée fondée sur la discipline et l’obéissance à la hiérarchie favorise l’uniformité et un comportement normatif. Ce n’est qu’une fois franchi les différents échelons menant au haut commandement que les personnalités s’affichent. Il n’est pas exclu alors que le haut commandement se trouve alors sous l’influence d’officiers généraux acquis à des idéologies particulières et pourquoi pas à l’idéologie politique religieuse. Comme toute armée dépend de l’autorité de son commandement, l’orientation générale du pays se trouvera dépendante des choix idéologiques des officiers influents du commandement militaire.
Dans la période récente, sans bouleverser l’ordre idéologique régnant, le défunt chef d’état-major Gaïd Salah a marqué de son empreinte autoritaire renforcée l’issue de la crise politique consécutive à la fin de règne du défunt président Bouteflika. Le mode de recrutement et de promotion des militaires obéit au fonctionnariat. Il ne prémunit pas contre des influences idéologiques latentes. Malgré son implication dans la vie politique, l’Armée ne peut pas être une organisation démocratique.
C’est le haut commandement qui constitue l’élite dirigeante. L’accès se fait sur une base technique. C’est au bout de cette ascension professionnelle que s’ouvre le rôle politique. Le danger ne parait pas immédiat compte tenu des traditions nationalistes encore solides dans l’ANP. Mais l’avenir peut réserver des surprises. C’est pourquoi, la réflexion à long terme s’impose, le rôle actuel de l’armée doit être envisagé comme transitoire. Cette réflexion reste à mener dans la société et dans l’armée. Le processus d’évolution de l’État autoritaire vers l’État de droit va donc de pair avec la transformation progressive du rôle constitutionnel de l’armée.
Une des premières améliorations consiste en une plus grande prise en compte du pluralisme politique. Depuis l’élection de Abdelmadjid Tebboune, la présidence de la République et le commandement de l’Armée montrent des relations serrées. Elles dépassent le cadre constitutionnel parce qu’elles sont érigées en collaboration politique étroite.
Les déclarations du chef d’état-major de l’ANP, sa présence symbolique multipliée dans les différentes activités présidentielles et les éditoriaux de l’organe de l’ANP, El Djeich, affichent une sorte de fusion. Le commandement de l’ANP exprime un soutien au pouvoir politique au-delà de sa disposition à appliquer dans ses domaines les orientations du président de la République.
Le soutien est total alors que de nombreux secteurs de la vie du pays, l’économie, le social, le culturel, les finances et d’autres sont soumis, dans le cadre du pluralisme politique, à des options qui découlent d’écoles politico-idéologiques différentes. Tout en assurant son rôle de gardien vigilant des choix constitutionnels du pays, il semble indiqué que l’état-major de l’ANP se tienne au-dessus des choix opérés dans ces domaines ; qu’il adopte une forme d’impartialité qui traduit le respect du pluralisme politique.
C’est d’ailleurs l’esprit qui a prévalu quand l’ANP s’est retirée du comité central du FLN à la suite de l’instauration du pluralisme politique par la constitution de 1989. Cette neutralité bien comprise découle des statuts différents de la présidence de la République et de l’Armée. La présidence de la République est soumise à des mandats de 5 ans renouvelables une fois ; L’Armée nationale populaire est une institution pérenne de l’État algérien ; elle ne doit pas être soumise aux variations programmatiques des présidents élus.
Elle montrerait ainsi sa disponibilité à respecter l’expression pluraliste de la société algérienne dans les limites définies par la Constitution. Cette prise en compte par l’armée du pluralisme politique est capitale. Elle militerait pour l’extension des libertés individuelles et des libertés politiques et elle favoriserait une plus grande intervention de la société civile.
Plus fondamentalement, et dans une perspective plus lointaine, la relation de l’Armée avec la politique ne peut être envisagée que comme moyen, un moyen au service d’un but. Ce but, c’est la société algérienne, son épanouissement dans la liberté et la démocratie. Pour cela, les standards internationaux des libertés et de la démocratie sont précisés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et le Pacte international relatif aux droits civils et politique de 1966 ratifié par l’Algérie le 12 septembre 1989. C’est donc à ce but, l’avenir de la société algérienne, que doivent être rapportés les moyens de réalisation.
L’intervention de l’Armée et de son commandement dans la vie politique exprime dans le fond une réserve sur la capacité de la société algérienne à faire les bons choix quant à son avenir. Les élections législatives de 1991 qui devaient porter le FIS au pouvoir, avec comme programme l’État islamique, donne de l’argument à cette appréhension.
Ce point de vue est partagé par de larges secteurs de la société algérienne. Inscrite dans la durée, la volonté de protéger le choix républicain de l’Algérie, de le rendre irréversible, nécessite une évolution de la société civile et une consolidation du rôle des institutions de l’État par leur immersion dans le droit.
L’évolution de la société civile se mesurera à sa capacité à s’organiser d’une manière autonome. Elle est inséparable d’un exercice plus large des libertés individuelles et politiques. Elle est mesurable à son niveau d’appropriation des espaces de la démocratie représentative dont le parlement. Complémentairement, les prérogatives du président de la République seront progressivement réduites. C’est une évolution qui doit être encadrée par la constitution dans le cadre de l’irréversibilité du choix républicain. Les institutions de l’État et l’Armée et les services de sécurités en particulier devront également se placer sous l’autorité de la Constitution.
Ainsi, le long chemin à parcourir pour faire passer l’Algérie à l’État de droit sera constitué d’avancées dans la suprématie du droit, du droit universellement défini, des droits humains fondamentaux. C’est le plus grand chantier de cette évolution parce qu’il faudra refonder le socle juridique. Cela suppose l’acceptation d’un changement des normes juridiques.
Le droit algérien actuel comporte des éléments du droit universel mais il reste grandement marqué par l’influence des idéologies collectivistes qui nient l’individu. Le nationalisme étroit, le socialisme et le communautarisme religieux fournissent au droit algérien les conceptions autoritaires qui fondent l’oppression de l’individu. La rénovation du droit algérien passera donc par un toilettage progressif qui le rendra en plus grande conformité avec le droit universel. Cette rénovation pourra se faire par un grand travail de formation.
Les Nations-Unies, l’Union européenne et l’Afrique du Sud dont le système constitutionnel garantit l’indépendance de la justice apporteront une aide précieuse. Cet immense chantier suppose l’adhésion de la société civile et des principales institutions de l’État. L’Armée et les services de sécurité pourront grandement contribuer à cette œuvre.
Au service de la constitution contenant le droit algérien rénové, conforme au droit universel, ils se mettront au service du pays et de sa société. L’image de ce chef de la police londonienne refusant de céder à une demande du ministre britannique de l’intérieur qui voulait interdire une manifestation de solidarité avec les Palestiniens est significative de la suprématie du droit.
Ce chef de la police a agi au nom de la constitution libérale du Royaume Uni. Le ministre de l’Intérieur britannique a été contraint à la démission. Cet épisode illustre l’impact du droit et les limites qu’il impose au gouvernement. Il donne une idée des transformations que devra subir l’État algérien pour devenir un État de droit.
Said Ait Ali Slimane
Cette analyse a été publiée par l’auteur sur son réseau social.