Il y a, dans notre époque connectée, une étrange symphonie : un brouhaha constant où chacun se croit chef d’orchestre. Les voix se chevauchent, se répondent, s’interrompent, comme un marché où l’on vendrait non pas des fruits, mais des certitudes périmées. On parle de tout et de rien, et surtout de ce qu’on ne connaît pas.
Les réseaux sociaux ont fait naître une nouvelle figure : l’expert universel, qui commente la médecine à l’heure du café, l’économie à l’heure du déjeuner, et la géopolitique entre deux gorgées de soda. Sa bibliothèque ? Une mosaïque de titres mal lus et de citations mal comprises. Son analyse ? Un écho des bruits qu’il a entendus la veille.
Ce bavardage permanent donne l’illusion d’un débat, mais ce n’est qu’une foire aux opinions. Ici, le savoir n’est pas nécessaire : l’assurance suffit. Pourquoi vérifier, réfléchir, douter, quand on peut proclamer ? Les nuances meurent sous les coups de boutoir des « j’ai entendu que… » et des « il paraît que… ».
Et pourtant, ce vacarme n’est pas seulement ridicule, il est dangereux. Car à force de parler sans savoir, on finit par ne plus savoir se taire. On tue la réflexion avant qu’elle ne naisse. On remplace l’analyse par l’instinct, l’argument par l’anecdote.
Il est fascinant de voir à quelle vitesse certains se transforment en encyclopédie vivante… dès qu’ils ouvrent la bouche. Un volcan d’opinions, une avalanche de vérités auto-proclamées, le tout servi avec le ton solennel de celui qui croit avoir lu Platon alors qu’il a juste parcouru trois posts Facebook et un même sur WhatsApp.
Ils parlent de tout. Littéralement. De la météo jusqu’à la physique quantique, en passant par la politique mondiale et le régime alimentaire du panda roux. Ils n’ont pas lu, ils n’ont pas étudié, mais ils savent. Et malheur à qui ose leur demander une source : la réponse tient toujours en deux mots — « C’est connu ! » — ce qui, dans leur langue, signifie « Je l’ai entendu de mon cousin hier ».
Ces champions du micro-savoir aiment surtout les phrases qui claquent : « Moi, je dis la vérité, pas comme les médias » ou encore « Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la science ! »… une science dont ils ignorent jusqu’à l’orthographe.
Le plus drôle ? Leur indignation. Car ces orateurs de salon se vexent si on ose leur suggérer qu’ils se trompent. L’erreur, c’est pour les autres. Eux ne se trompent jamais. Ils réinterprètent.
On en vient à rêver d’une invention miracle : un bouton mute universel, à activer dès que le débit verbal dépasse le quota de neurones engagés. Mais soyons honnêtes : ce serait trop calme. Et le silence, pour eux, est un territoire étranger…
Il suffit d’une étincelle, parfois d’une simple rumeur, pour embraser la place publique virtuelle. Une photo floue, une phrase sortie de son contexte, un titre racoleur… et la machine s’emballe. Les fils d’actualité se transforment en ring, les claviers deviennent des gourdins, et les pouces, des juges expéditifs.
La vérité ? Peu importe. Qu’il s’agisse d’un fait vérifié ou d’une pure invention, l’important est que ça circule.
Car sur les réseaux, ce n’est pas la réalité qui compte, mais la vitesse avec laquelle on la partage. Plus c’est choquant, plus ça se propage. La nuance, elle, n’a jamais été virale.
Et c’est là qu’entrent en scène les gardiens autoproclamés de la morale. Surgis de l’ombre numérique, ils brandissent leur indignation comme une arme blanche. Ce sont les premiers à exiger la « vérité » tout en condamnant avant le procès. Les mêmes qui, la veille, s’indignaient pour une cause, s’indignent aujourd’hui pour son contraire, sans jamais se poser la question de la cohérence.
Le phénomène est désormais bien rodé :
1. Un contenu — vrai ou faux — apparaît.
2. L’indignation monte en flèche.
3. Les jugements tombent plus vite que les vérifications.
4. Une semaine plus tard, tout le monde est passé à autre chose, en attendant la prochaine polémique.
Internet, qui aurait pu être l’agora du savoir, est devenu le cirque de l’émotion instantanée. Dans cette arène, on ne débat pas : on lynche ou on acclame. Et pendant que les passions s’épuisent sur un sujet, d’autres informations — souvent plus importantes — passent inaperçues.
Il faudrait réapprendre à respirer, à laisser retomber la poussière avant de juger. Mais dans le royaume de l’instantané, le calme est un luxe, et la réflexion, une denrée périssable.
Il y aurait urgence à redécouvrir l’art du silence, celui qui précède la pensée. À comprendre que la parole a du poids, et qu’elle mérite qu’on la forge avant de la lancer. Mais dans ce monde où la vitesse a remplacé la profondeur, qui veut encore tailler ses mots comme on taille une pierre précieuse ?
Bachir Djaïder
Journaliste, écrivain