22 novembre 2024
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 Les « Beaux-Arts » en Algérie : quand la méprise remplace la maîtrise

REGARD

 Les « Beaux-Arts » en Algérie : quand la méprise remplace la maîtrise

La page Wikipédia affectée à l’École supérieure Beaux-Arts d’Alger situe d’emblée son ouverture à l’année 1843 et non 1985, une méprise dont profitent quelques ex-élèves mentionnant discrètement au sein de leur biographie faire partie intégrante de ses diplômés alors qu’ils appartenaient en réalité aux promotions précédentes, soit à une institution encore nationale.

L’encyclopédie en ligne corrige cependant la confusion en énumérant ensuite les transitions historico-administratives d’un bâtiment sortie de terre quartier de la Marine avant de trôner sur les hauteurs de la capitale, là où, surplombant la baie, elle se consacra pleinement, après le départ en 1970 des architectes, aux seuls « Beaux-Arts », disciplines mal cernées et de plus en plus concurrencées par le design, notamment depuis l’automne 1985.

À l’époque, il était question de muter au stade supérieur les enseignants bénéficiant, à défaut du titre d’universitaire, d’un parcours professionnel assidu. Si le transfert concernera les peintres Denis Martinez et Choukri Mesli, le programme prévisionnel (identifiable à sa couverture rose) laissait entendre l’arrivée de plasticiens susceptibles d’acclimater une autre approche intellectuelle, de porter la contradiction aux deux anciens, sans quoi rien ne justifiait vraiment le changement de statut.

Ce dernier exigeait en effet l’apport de femmes et hommes en mesure de résorber l’écart éloignant les intervenants locaux des concepts en gestation au cœur de la contemporanéité artistique internationale, cela d’autant plus et mieux que « Les Beaux-Arts Sup » naissaient en même temps que la galerie d’art « İssiakhem », premier espace professionnel digne de ce nom que tiendra 20 ans durant Mustapha Orif.

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Avec le réagencement (en 1981) du Centre culturel de la Wilaya d’Alger (CCWA), nous savions mieux quel type de propositions ponctuait la pluralité d’un champ pictural au sein duquel les mediums de Larbi Arezki, Abderrahmane Ould-Mohand et Ali Kichou apportaient une valeur ajoutée à la notion de « Signe-terroir » que Martinez et Mesli acclimatèrent à la temporalité revendicative des décennies 1960 et 70. Politiquement conditionné par une logomachie volontariste entièrement acquise au leitmotiv d’authenticité jusque-là entériné par les rédacteurs du Programme de Tripoli (mai-juin 1962), leur discours post-fanonien n’échappera pas au mythe de la souche unique et de l’identité pure.

Le Manifeste Aouchem de mars 1967 confortait cette liminaire méprise en maintenant l’idée d’un « signe-tatouage » qui, extirpé du tréfonds archétypal indemne de toute contamination, « (…) nous a défendu et substitué malgré toutes les conquêtes intervenues depuis la Romanisation.».

İmprégné du référent religieux, le Programme de Tripoli faisait de l’arabe coranique le rempart à même de préserver l’Homme nouveau des influences occidentales ou impérialistes jugées néfastes et chez les Aouchémites, le Signe-Symbole devenait tout naturellement l’emblème-sacral protégeant des sous-couches culturelles profanes, des stratifications ou porosités cosmopolites, des dépravations ou violations intrusives de contingents phéniciens, romains, grecs ou français.

La similitude discursive renvoie aux tropismes de retour aux sources, d’ancrage ou de renouveau dans la sacro-sainte authenticité culturelle (tajaddud wal açala), à des postures de repli identiques aux atavismes doctrinaux que préconisent depuis l’İndépendance les vertueux gardiens du phantasme de l’Un, ceux entretenant les matrices du non-corrompu, les soubassements de l’intégrité chauvine et sectaire, le puritanisme de traditions distinctes et épuratrices.

Rétifs à toute hybridation, à la disparité des intonations ou accents, ces fervents anti-assimilationnistes ne retiendront de la quête des origines que le corpus islamique prémuni des souillures de civilisations exogènes, de l’immixtion de corps étrangers et d’habitus indésirables à extraire des intègres valeurs nationales.

Aller à l’encontre d’une pensée fossilisée et sacrificielle, se dégager des ordonnances du Programme de Tripoli, de ces constantes invasives, c’était le cheminement à convenir pour élaborer le langage transgressif de la re-singularisation esthétique, entrer ainsi de plain-pied dans le champ neutre de son intrinsèque maîtrise mentale.

İl aura donc fallu attendre deux décennies pour que le trio putatif Larbi Arezki, Abderrahmane Ould-Mohand et Ali Kichou reprennent les cheminements de l’introspection fanonienne, amorcent le détour par le substratum, remontent jusqu’au puits des âges abhumain, remettent en ébullition un réservoir cosmique à la fois héréditaire et préhistorique (Tassili), abordent ce legs de façon holistique, renoncent concomitamment à la mystique révolutionnaire verbale renvoyant aux déshérités de la masse prolétarienne ou plébéienne, favorisent, à l’inverse de la fermeture sur soi, le métissage des formes et matériaux. Ne se sentant plus obligés de répondre à la lancinante question du spécifique, d’inventorier les préséances génitrices de l’ « algérité », ils sonderont les zones sédimentaires et endoscopiques d’une hypostase exploitée comme « pré-texte » du jeu artistique.

Du balisage syncrétique, métaphysique et ludique des artefacts naîtra l’accomplissement de leur processus combinatoire. Chacun à sa manière, Larbi Arezki, Abderrahmane Ould-Mohand et Ali Kichou apportaient de la plus-value à un déjà-là esthétique en gestation mais ni le Musée des BeauxArts d’Alger, ni l’école du même nom ne surent en déceler l’originalité, l’un en achetant en nombre leurs œuvres, l’autre en cherchant à les maintenir dans le circuit pédagogique.

Exilé au Québec, Kichou y élargira le concept sculpture pendant que, nourri des collages et graffitis du Catalan Antoni Tàpies, Ould-Mohand approfondira en France ses « empâtements informalistes » jusqu’à disparaître du jour au lendemain de l’itinéraire carriériste envisagé. Après un bref séjour parisien, l’indécis Arezki retournera à Alger pour s’entremêler les pinceaux entre décor théâtral et mises en scène cinématographiques, oublier en somme de poursuivre une maîtrise picturale à promouvoir à l’échelle planétaire avec l’aide-tremplin du Musée d’art moderne d’Alger (MAMA).

Mais, l’inauguration tardive (fin 2007) de celui-ci n’a pas permis de cataloguer sa production, notamment en la confrontant ou juxtaposant à celle de Denis Martinez, mentor injustement déprécié au point d’ailleurs de ne pas bénéficier d’une exhaustive rétrospective au 25, rue Larbi Ben M’hidi (adresse du MAMA). Celle-ci pouvait assurément d’une part éclaircir les zones obscures d’une historiographie artistique en jachère et d’autre part démontrer que la série de tableaux Mur revisité élaborée de janvier à août 1989 revenait sur les traces de l’anthropologie bourdieusienne pour déconstruire à sa façon l’espace symbolique de l’habitat kabyle. Campant trente ans plus tôt au centre d’une région rurale de prédilection, le Béarnais entamait cette sociologie d’investigation devenue la clef de voute d’un puissant appareil scientifique, l’axe nodal de perspectives méthodologiques capables de dévoiler la circularité focale d’une stylistique et de remettre par là-même en cause le schéma structuraliste de Lévi-Strauss.

La rupture transparaissait dès l’essai ethnologique La maison kabyle ou le monde renversé, étude de 1970 immiscée deux années plus tard à son Esquisse d’une théorie de la pratique (1972) laquelle comportait également The Sentiment of Honour in Kabyle Society (1965) puis Stratégie et rituel dans le mariage kabyle (1972).

Également insérés à l’opus Le sens pratique (1980), des extraits de La maison kabyle ou le monde renversé soulignaient une empirique complexité sociale composée ou décomposée en bipolarités antithétiques « Haut/Bas », « Sec/Humide », « Lumière/Ombre », « Jour/Nuit ». Correspondant à des usages, conventions ou spiritualités, chacune d’entre-elles fait écho à une diagonale allant du nord-ouest au sud-est ; la découpe spatiale sépare l’étable de la principale pièce de vie, une surface surélevée propice à la convivialité (culinaire ou pas), au rangement des aliments secs ou issus de la cuisson.

Associée au printemps ou à l’été, elle se distingue de la fraction inférieure plus intime car réservée au sommeil et la procréation, à la réception d’éventuels malades ou décédés. Ces caractéristiques fonctionnelles, pratiques ou techniques répondent à la taxinomie globale de la maison kabyle et orchestrent pareillement les relations homme/femme, l’univers inhérent aux deux genres étant d’ailleurs notifié dès « la bouche de la porte » (amnar ou imi tebburt ), ce seuil-clôture qui sépare en frontières symboliques le monde clos du commun. Là, se trouve le tasga, cloison éclairée dénommée « Mur de la lumière » et à proximité de laquelle les maîtresses du foyer dépositaires de l’honneur familial (horma) fixent le métier à tisser (azetta) ou accouchent. Face à lui se dresse tinebdatin, le « Mur de l’obscurité » associé aux ténèbres ou à la mort et que les « prêtresses » recouvrent de chaux peintes, de dessins géométriques de façon à conjurer le mauvais sort ou les présages maléfiques. Elles convoqueront pour cela quelques auxiliaires divins (aâssassen) disséminés en maints endroits. İnitié à ce type de cérémonial magico-maraboutique grâce à ses interventions-bivouacs au sein du village de Maâtkas, Denis Martinez projetait sur de grands formats (200X300 cm) un système cosmogonique arraché en 1989 à l’étant mythico-rituel, éblouissait le regardeur en pixellisant de points diaprés les pourtours du mobilier intérieur, ces piliers (tagwejdit) bancs ou maçonneries de terre (srir ou aguns), les ikoufan (réserves où sont stockées les denrées alimentaires) ou poutres (asalas alemmas) si emblématiques des ancestrales demeures kabyles. Parfois immaculée du bestiaire bienfaiteur, sa « Maison revisitée » ne reflétait pas un simple renouveau par l’authenticité mais les préoccupations de l’architecte des bâtiments historiques Yasmine Terki alors favorable à la reconversion plastique du bâti de terre. Plaidant en faveur de son universalité, modernité et diversité, elle organisera la manifestation Archi’Terre avec l’optique d’inscrire un savoir immémorial « dans la vision contemporaine du progrès : un progrès qui respecte l’homme, sa culture et son environnement (…), assure l’accès au bien-être des populations par l’association des habitants au processus de revitalisation de leur habitat ». La configuration atypique des Ksour, casbahs, tombeaux du M’Zab et villages berbères inspirait deux étudiants de l’École supérieure des arts décoratifs de Paris épris à partir de 1986 d’une sculpture-architecture complétant parfaitement la prospective de Terki et la relecture iconographique de Martinez.

Se pencher sur leur maîtrise du moment aurait assurément conduit à affiner le programme des « Beaux-Arts Sup », d’autant plus et mieux qu’elle permettait de se familiariser avec les concepts moteurs de l’analyse bourdieusienne, de saisir que l’habitus est la traduction d’un code barre que chacun porte gravé en lui, dans les creusets de ses postures organiques, que, conditionnés par des rapports de domination relevant du capital culturel ou économique, les champs sociaux légitiment des prises de position conflictuelles formatées autour d’enjeux particuliers (école, habitat, politique, art etc..), de compétitions à relier à la violence symbolique, celle qui planifie la concrétude des divers pouvoirs, conforte la reconnaissance sociale, amplifie le capital symbolique, perpétue à fortiori de la croyance.

Munis de tous ces outils analytiques (eu d’autres plus interactionnistes), des sociologues en devenir aurait probablement su épauler les monstrations performatives à même de réfléchir au Musée d’art moderne d’Alger ou d’Oran l’évolution notable d’un entendement proprement plastique, pondre les contributions utiles au décryptage détaillé du champ des « Beaux-Arts », paysage trop isolé des secousses mondiales de la contemporanéité agissante pour échapper aux relents de spécificités sanguines que répand la terminologie politico-religieuse. La culture n’étant pas entendue en Algérie comme somme de créations résultant du taraudage subversif des sciences sociales ou humaines mais comme préservation d’authenticités à saupoudrer de visuels patrimoniaux ou entrelacs scripturaux, abondent sur la scène endogène des auto-satisfaits en quête de congratulations bureaucratiques ou d’amabilités diplomatiques.

Prorogeant le même sous les apparences trompeuses du nouveau, ils se contentent de suivre la bienséance établie, ne la provoquent pas pour en extraire la maïeutique sublimatoire, celle qui renverse les règles canoniques, donne accès à la maîtrise du sensible et à ses allocutions. La frilosité ambiante favorisera le parachutage de pseudo-chercheurs improvisés historiens de l’art et censés compenser le désert théorique des « Beaux-Arts Sup ».

La nécessité d’y inclure plusieurs ateliers de peinture et de sculpture, d’y soumettre l’apprentissage de la vidéo, photo, sérigraphie ou gravure, des cours d’anthropologie, de sémiologie, de sociologie, d’histoire, d’anatomie, empêche en principe d’accueillir des matières ou modélisations subsidiaires, telle que la « Bande dessinée ».

Les impétrants du neuvième art, les coloristes de la bulle (ballon ou phylactère), les « planchistes » de la narration graphique, les imagiers des comics-strip ou albums, les encreurs de cartoon, les lettreurs d’onomatopées, les mangaka du gekiga (style de manga réaliste), du manhua et du manhwa (bande dessinée chinoise et coréenne), du seinen manga, shôjo manga ou shônen manga (respectivement manga pour adulte, fille et garçon) ont, à l’instar des designer, à s’implanter ailleurs. Tout concentrer en un même lieu équivaut à soutenir que le champ des « Beaux-Arts » souffre d’atrophies, que, probablement voulue, sa non-émancipation relève de méprises pernicieusement entretenues du côté d’entremetteurs conscients que la maîtrise de l’expression du sensible fait inévitablement émerger les perturbateurs du sens et du réel.

Pas étonnant donc qu’au Parlement algérien (Assemblée populaire nationale), la présidence de la commission de l’éducation soit récemment offerte à un député du Mouvement de la société pour la paix (MSP), parti islamiste farouche ennemi de Nouria Benghabrit, ministre de l’Éducation (mai 2014-mars 2019) sous les gouvernements Sellal, Tebboune et Ouyahia. Vilipendée, accusée de vouloir dépersonnaliser ou acculturer l’école algérienne, de la dévier de ses authenticités et essentialismes en l’occidentalisant, elle tentera, de toute évidence en vain, de couper le cordon ombilical de la prégnance fondamentalo-conservatrice, de surcroît de la salafisation rampante d’une contrée irréformable.

Rappelons ici que les statuts du Musée d’art moderne d’Alger (MAMA) précisent que les expositions et leurs thématiques doivent impérativement recevoir l’aval des ministères des Affaires religieuses et des Moudjahidine.

Auteur
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture

 




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