Après tout, on ne sait jamais, avec ces roumis qui entassent la viande dans des boîtes (le fameux corned-beef qui nous faisait tous saliver à l’époque), ne se pourrait-il pas que ces lampes contiennent des biscuits ? Pour ouvrir ces lampes d’Aladin, en toute innocence, nos deux comparses se mettent à les cogner de toutes leurs forces contre de gros cailloux.
À force d’insister, ils y sont arrivés ! … À part qu’au lieu de s’ouvrir franchement, ces « thifthilines » ont explosé brusquement dans leurs délicates petites menottes d’enfants, déchiquetant leurs doigts, éraflant profondément leur peau à divers endroits de leurs corps, et laminant leurs chairs encore en formation. Car, ces lampes étaient en réalité des grenades, fin prêtes à l’emploi ! Sciemment semées pour causer quelques dégâts ou laissées tomber par mégarde par les soldats ? Seul Allah le sait ! Il sait tellement de choses après tout, celui-là, pourquoi ne pas l’incriminer de non-assistance à personne en danger ?
Des explosifs conçus et fabriqués par des hommes pour tuer d’autres hommes, des ennemis qui leurs disputent une vie meilleure sur leurs même et unique mère, la terre, comment empêcher que des enfants qui les manipulent par imprudence en soient déchiquetés et coupés en mille morceaux ? Par quel miracle Ali et Omar ont-ils survécu ? Est-ce par chance ? Est-ce grâce à l’intervention d’une force supérieure à la soldatesque coloniale, à laquelle il faut néanmoins reconnaître la promptitude d’intervention, voire la saluer ?
Toujours est-il que nos deux comparses ont vécu heureux, jusqu’à son dernier souffle de vie pour Omar alors qu’Ali fait toujours partie de ce monde, en grands-pères toujours aussi joyeux qu’à leurs 10 ans, 65 années plus tard ! Peut-être faut-il traverser de tels drames pour mieux jauger la Vie, l’apprécier et la vivre avec un grand V ? Si c’est le cas, Ali et Omar doivent savoir de quoi il s’agit !
Bien sûr, il y a eu des séquelles. Ils les ont traînées toute leur vie. Ali les traîne encore aujourd’hui. Il suffit de lui dire bonjour, de lui serrer la main pour distinguer et palper des traces de brûlures marquées à jamais sur sa peau ! Chaque habitant du village a la mémoire encore poinçonnée par les empreintes de ce drame. Chaque salamalec échangé avec Ali nous renvoie aux désagréables souvenirs résumés plus haut.
Mais ce qu’il y a sans doute de plus extraordinaire dans l’affaire, c’est que ni Ali ni Omar n’a fait de ses propres malheurs, un drame particulier qui se démarquerait du sort collectif du pays ! encore moins un marchepied pour réussir sa vie ! Ils ont toujours donné l’impression d’avoir tout oublié et tout pardonné, tant ils ont mis un tonus hors du commun à construire leurs destinées et leurs foyers respectifs avec une assurance exemplaire. Même si leurs cheminements ont divergé au fil des années, Ali et Omar ont bossé depuis leur adolescence ! Autant que ma mémoire ne me fasse pas défaut, je ne me souviens pas avoir vu Ali, petit commerçant de quartier, se reposer une seule journée, y compris les week-ends, ni du temps du dimanche ni depuis celui de vendredi ! Quant à Omar, il a tenté l’aventure de l’émigration vers la France, où il a commercé et réussi aussi, quelques années après le départ des roumis !
Faut-il d’autres dépositions, d’autres témoignages que ce bref résumé, pour appréhender le drame et la souffrance endurée par nos deux comparses ? … à suivre
Kacem Madani