Faut-il d’autres dépositions, d’autres témoignages que ce bref résumé, pour appréhender le drame et la souffrance endurée par nos deux comparses ? Comment ne pas s’étonner du fait que Ali et Omar n’ont été reconnus victimes de guerre par la France qu’une fois devenus grands-pères ? L’Algérie quant à elle ne les a jamais dédommagés en conséquence.
En Algérie, ceux qui se sont rués sur le butin et bénéficié de pensions diverses au lendemain de « l’indépendance » sont connus et identifiés. Entre les vrais et les faux Moudjahidine, il n’y a pas vraiment de ligne de démarcation claire et précise. Mais il est utile, à titre de comparaison avec le drame précédent, de révéler un exemple typique de filouterie pour jauger de la dimension perverse et de l’immoralité impliquée dans la distribution des dédommagements et du partage du butin.
Nous sommes toujours en 1959-1960, juste avant l’installation du poste avancé des soldats gaulois au sommet de notre colline. Par une soirée tranquille, juste après le diner ; en préparation d’un coup contre ces derniers, un groupe de maquisards s’aventure pour une petite incursion au village. Pour activer leur mission, ils mobilisent quelques adultes, encouragés et forcés à se déclarer « volontaires » en allant les solliciter chez eux.
Parmi eux, un oncle qui venait tout juste de débarquer d’Alger et à qui on refile un pistolet. Quelques foulées et quelques randonnées plus tard, RAS, pas de coup pour ce soir, tout le monde rentre chez soi, armes récupérées par les moudjahidine, au bout d’un quart ou d’une demi-heure, tout au plus ! Tremblotant de peur mon oncle rentre aussi. Ce fut son seul et unique « acte héroïque révolutionnaire » : tenir un pistolet et en trembler toute une soirée.
Figurez-vous que quelques années après l’indépendance, grâce à deux témoins présents avec lui, ce soir-là, il a eu le culot de réclamer le titre d’ancien Moudjahid ! Titre qu’il a obtenu et grâce auquel il a fait fructifier ses avoirs pour en remplir autant d’armoires, et peut-être bien plus, que celles de notre illustre commandant Azzedine national !
L’opportunisme outrancier des uns a englouti et envasé les souffrances et les drames vécus par les autres pour les faire tomber dans l’oubli. C’est sur cet opportunisme généralisé que le clan au pouvoir a construit et continue de construire le pays, mandat après mandat, traficotage sur traficotage d’une présidentielle conforme à l’exemple de cet oncle qui, la peur au ventre, n’a fait qu’affleurer, un pistolet par un joli soir de mai, pour ensuite postuler au titre supérieur d’ancien Moudjahid et revendiquer une gloire qui donne accès à des privilèges, des droits et du pouvoir à s’en faire pousser des ailes aussi fabuleuses que celles du cheval ailé de Mahomet.
D’ailleurs, n’est-ce pas au nom de cet opportunisme outrancier que son excellentissime Bouteflika avait été reconnu premier moudjahid du pays ? Mais qu’avait-il à nous montrer comme séquelles au cœur et au corps qui démontrerait quelconque engagement sur le terrain de la sale guerre où tant de héros sont morts ? Ali et Omar sont maculés à jamais par des brulures indélébiles au corps, et certainement autant d’invisibles à l’âme !
Quant à maman la France, comme nous la surnommons, dans un mélange d’affection incertaine et de sarcasme puérile, comment peut-elle justifier le fait d’avoir négligé ces petites victimes, abandonnées à leur sort, l’empreinte de la douleur clouée à l’âme et étalée sur le corps ? N’aurait-elle pas dû les prendre en charge comme ses propres enfants, du simple fait que, rappelons-nous, jusqu’au 4 juillet 1962, nos ancêtres étaient encore gaulois, et que les ennemis déclarés de la mère patrie c’étaient juste quelques groupuscules de « fellagas » égarés ? …à suivre
Kacem Madani