Jeudi 10 octobre 2019
Les Nobel de littérature décernés à Olga Tokarczuk et Peter Handke
Un an après le scandale d’agression sexuelle et la non-attribution du prix, l’Académie a décerné ce jeudi 10 octobre les Nobel de littérature 2018 et 2019 à la Polonaise Olga Tokarczuk et l’Autrichien Peter Handke. Mais, l’Académie a-t-elle tiré toutes les leçons nécessaires pour redonner ses lettres de noblesse à ce prix ?
Olga Tokarczuk et Peter Handke. Une femme, un homme. Ce choix de parité semble pertinent. En réalité, il est surtout destiné à ne pas prendre de risque, après deux années calamiteuses suite à la découverte en novembre 2017 d’agressions sexuelles perpétrées par Jean-Claude Arnault, le mari de Katarina Frostenson, membre de l’académie suédoise.
Lors de l’annonce exceptionnelle des deux lauréats du Prix Nobel de littérature, il n’y a eu aucun sifflet ni exclamation, rapporte notre correspondant à Stockholm, Frédéric Faux. La majorité des journalistes et des critiques présents dans la salle des fêtes de l’Académie suédoise a souligné la sagesse de ces choix. Un homme et une femme. C’était attendu.
« Cela fait longtemps que Peter Handke était sur la liste des Nobel, note Yukiko Duke, critique littéraire au quotidien suédois Svenska Dagbladet. Mais il ne pouvait pas l’avoir à cause de ses positions politiques. Ce choix pour le Nobel n’est pas politiquement correct, mais Olga Tokarczuk l’est ! Je crois que c’est un choix très équilibré. La crise de l’année dernière a finalement été bonne pour l’Académie. Beaucoup de douleurs, et de luttes, mais elle est sur la bonne voix »
Pour la première fois dans son histoire, l’Académie suédoise s’est fait aider dans son travail par un comité de cinq critiques suédois, qui devraient aussi intervenir dans le choix du Nobel 2020.
Olga Tokarczuk et ses univers inattendus
Avec Tokarczuk, la romancière polonaise la plus traduite dans le monde, et Handke, figure éminente de la littérature en langue allemande depuis 50 ans, le Graal des écrivains semble prêt à naviguer de nouveau dans des eaux plus apaisées.
L’écrivaine polonaise remplace en quelque sorte la lauréate du « Nobel alternatif », Maryse Condé, récompensée en octobre 2018 par un groupe d’intellectuels suédois. Née le 29 janvier 1962 dans une famille d’enseignants à Sulechow, dans l’ouest de la Pologne, Olga Tokarczuk est réputée pour ses univers inattendus, oscillant entre le réel, le mystique et le métaphysique, entre philosophie et écologie.
Sa dernière œuvre, Les livres de Jakob, publiée en 2014 et primée par le Nike, le plus prestigieux prix littéraire de la Pologne, raconte la vie stupéfiante d’un personnage historique, Jakob Frank, qui se prend pour le Messie… Olga Tokarczuk, quant à elle, a dû encaisser des menaces de mort pour avoir « sali la renommée de la Pologne et des Polonais », après avoir mis en question le mythe d’une Pologne tolérante et accueillante.
Cette écrivaine écologiste et végétarienne de 57 ans a aussi coécrit le scénario de Spoor, long métrage d’Agnieszka Holland et inspiré de son roman Sur les ossements des morts, distingué par le prix Alfred-Bauer à la Berlinale.
Peter Handke et « Outrage au public »
Peter Handke, le lauréat du prix Nobel de littérature 2019, est l’un des auteurs les plus lus et les plus joués dans le monde germanophone. Au-delà de ses essais, récits et romans, il a acquis une grande popularité auprès du public grâce à sa collaboration avec Wim Wenders, le cinéaste des Ailes du désir.
Fortement influencé dans sa jeunesse par des écrivains français comme Georges Bernanos, Alain Robbe-Grillet et le Nouveau Roman, il vit aujourd’hui à Chaville, en banlieue parisienne. Il percé dans le monde littéraire très tôt, au début des années 1970 avec L’Angoisse du gardien de but au moment du pénalty et sa pièce Outrage au public.
Peter Handke est depuis longtemps vénéré pour sa capacité à modeler les mots et le langage comme une matière à la fois céleste, touchante et inapprochable. Celui qui a toujours rêvé d’être universel, a souvent critiqué le prix Nobel comme une inutile mise au piédestal : « Il faudrait enfin le supprimer. C’est une fausse canonisation » qui « n’apporte rien au lecteur ». Aujourd’hui, il a fait demi-tour et promis d’aller chercher le prix à Stockholm.
À 76 ans, cet auteur, né d’une mère slovène et d’un père allemand, a quelques polémiques derrière lui. Dans les années 1990, il fut l’une des rares personnalités occidentales pro-serbe et osa même se rendre aux funérailles de l’ex-président yougoslave Slobodan Milosevic, pour beaucoup l’incarnation des crimes contre l’humanité commis par les troupes serbes.
Sa dernière pièce, publiée sous forme d’autocritique en 2016, s’appelle Les innocents, moi et l’inconnue au bord de la départemental.
Plus de diversité ?
Si avec Olga Tokarczuk et Peter Handke, l’Académie respecte la parité homme-femme longtemps négligée, elle a visiblement décidé de perpétuer un certain classicisme. Décerner deux prix Nobel de littérature la même année aurait pu ouvrir de nouveaux horizons. Mais, avec le polonais et l’allemand, on reste dans le top 10 des langues primées. On aurait pu instaurer une nouvelle dynamique, par exemple en repensant la relation avec les lecteurs.
L’année dernière, le « Nobel alternatif » avait enrichi le débat avec un nouveau mode de sélection des auteurs. Un seul des quatre finalistes a été choisi par le jury. Les trois autres ont été « nommés » par les internautes du monde entier pour éviter les conflits d’intérêts et autres errements constatés lors du scandale de l’Académie. 32 000 votes ont été reçus pour sélectionner un nom dans la liste de 46 écrivains établie par des bibliothécaires.
Le plus prestigieux des prix littéraires aurait pu tout aussi bien être attribué à un auteur d’une zone géographique négligée. Malgré la promesse faite en 1987 par l’Académie de porter dorénavant plus d’attention aux écrivains non européens pour attendre le but d’une « distribution globale », le Nigérian Wole Soyinka (1986) reste donc le seul auteur d’Afrique noire à s’être vu attribuer le prix Nobel de littérature, et l’un des quatre écrivains de toute l’Afrique, avec l’Égyptien Naguib Mahfouz (1988), les deux Sud-Africains Nadine Gordimer (1991) et John Coetzes (2003).