Mardi 6 mars 2018
Les options, contraintes et enjeux du Musée d’art moderne d’Alger
La problématique qui présente et justifie l’exposition Dessinez vos desseins inaugurée le 27 janvier 2018 au Musée d’art moderne d’Alger (MAMA) plagie celle qu’Hélène Poquet introduisait en novembre 2012 au Majorat de Villeneuve-Tolosane (partenaire des AbattoirsFrac Midi-Pyrénées et du réseau « Pink pong »).
Dans la cadre de la saison « Graphéine », la commissaire toulousaine convoquait en effet déjà le concept italien « disegno » pour relier l’idée au médium, rapprocher deux vocables (dessein et dessin) différenciés orthographiquement au 18ème siècle, révéler de la sorte « (…) la diversité des intentions des artistes utilisant le dessin ». Nadira Laggoune (l’actuelle directrice du MAMA) répliquera le même schéma dialectique, niera cette évidence en arguant (via l’entretien du 14 février accordé au journal Liberté) que l’inspiration du projet résultait de la richesse décorative d’un ex-bâtiment commercial devenu en 2007 le joyau d’Alger, capitale arabe de la culture arabe pour pallier à des impératifs diplomatiques immédiats.
L’événement annuel terminé, Mohamed Djehiche (responsable du lieu de 2005 à 2015) devait scénariser des lectures pertinentes de la contemporanéité esthétique, les scinder en thématiques et/ou séquences monographiques de façon à revisiter la production des têtes d’affiche à l’origine de filiations, et par extension les acteurs prorogeant et modulant celles dont le dénominateur commun se rapporte au corps (meurtri, cloîtré, inhibé ou érotisé) et au « Signe » (tifinagh, calligraphique ou informel). Une telle démarche liminaire obligeait à interpeller l’ensemble des chercheurs habilités à concevoir une exégèse exhaustive, à examiner toutes les coutures et facettes d’un Noûn devenu le parangon phare d’un processus d’appartenance, de reconnaissance ou d’identification arc-bouté à la désaliénation fanonienne et à la critique de la domination.
En engageant ces deux paradigmes moteurs, les universitaires apostrophés pouvaient contextualiser le mandat d’une intelligentsia algérienne à la logomachie protectionniste, tiers-mondiste, volontariste et anti-individualiste affutée pour dénoncer le capitalisme, entité causale ou détermination externe servant d’exutoire paranoïaque. Les soupçons envers une hypothétique bourgeoisie comprador suppôt de la « Main extérieure » entraîneront un repli territorial, la fermeture des frontières, la résurgence de préceptes essentialistes ou millénaristes censés raviver les véracités bienfaitrices, assainir l’Homme-nouveau des habitus exogènes et faire rempart à l’impérialisme occidental. De là, des protagonistes relégués dans les coulisses de la mondialisation artistique, isolés et recroquevillés à l’intérieur de la clôture déterministe d’un « socialisme-spécifique » leur interdisant de monnayer librement une toile puisque les transactions marchandes reposent ordinairement sur des critères de valeurs égotistes incitant à spéculer en faveur de l’éthique de singularité. Au pays des « Héros-purs » primait celle de communauté et, adoubés éveilleurs du peuple, créateurs et auteurs relayeront d’emblée les slogans unanimismes selon une hétéronomie collective indissociable de la sociologie des conflits. À celle-ci, tout analyste sérieux opposera une approche épistémique ou vision compréhensive de manière à définir les logiques de fonctionnement du champ artistique, dévoiler les motivations, tensions et luttes de positionnement que mènent en son sein des agents locaux cherchant à gagner en visibilité. Si certains le font en prenant les sentiers battus de l’académisme, en empruntant les raccourcis héliotropes de l’Orientalisme, en acclimatant leur chromos patrimoniaux au supposé « Beau », d’autres se distinguent en revivifiant leurs gammes au cœur d’un biotope non sécularisé où le transgressif et l’insolite n’ont pas « droit de Cité ».
İl semble bien que de ce côté-là «rien ne se fera sans une subversion des systèmes de pensée religieuse anciens et des idéologies de combat qui les confortent, les réactivent et les relaient. Actuellement, toute pensée subversive est doublement censurée; censure officielle par les États et censure des mouvements islamistes. (…)» (Mohamed Arkoun, L’Express, 27 mars. 2003). Sous la triple tutelle statutaire du ministère de la Culture, des Moudjahidine et des Affaires religieuses, le Musée d’art moderne d’Alger (MAMA) peut difficilement s’affranchir des « constantes nationales » (« thawabit el wataniya » ou « ettawabite el watania ») rétives au pluralisme des nuances qu’envisageait d’insuffler en 2014 la monstration Drapeau Ostentatoire. L’intitulé renvoyait à l’arrêté prohibant à Nice «L’utilisation ostentatoire de tous les drapeaux étrangers », cela à la suite de la déferlante de supporters algériens arborant le soir d’une qualification en huitièmes de finale de la Coupe du monde (au Brésil) un fanion que le maire Christian Estrosi jugé trop « provoquant ». Le vulgariser devenait du coup la mission dévolue à des intervenants auxquels nous donnions carte blanche afin qu’ils articulent des conversions polysémiques, comme l’avaient entrepris, à partir de la bannière américaine, les peintres Jasper Johns, Keith Haring, Deb Collins, Mary Elisabeth, Sally Ray Caims, Beth Yarbrough ou Leslie J. Beck.
Seulement, l’Algérie bénéficiant de principes ou vétos conservatoires, les conseillers d’El-Mouradia n’envisageaient pas, l’année même du soixantième anniversaire du déclenchement de l’insurrection armée, de laisser des artistes porter atteinte à une cocarde vénérée « (…) en tant que symbole de la Révolution et de la République », « pervertir » une flamme sanctuarisée et immarcescible, donc inviolable. Cet exemple significatif illustre le genre d’obstacle moral qu’instaure un pouvoir inquisiteur adepte de la stabilité synonyme d’immobilité et enclin à maintenir le statu quo en concédant davantage de bandes son aux prédicateurs du salafisme cathodique. Les horizons de la permissivité demeurent à fortiori bouchés pour des plasticiens algériens sous pression psychologique et sujets à se mettre sous la coupe réglée du politiquement correct.
C’est le cas des opérateurs culturels, notamment de Nadira Laggoune, appliquant en guise de rustine l’élément de langage « scène alternative » sans attester, conformément à des études préalables, de revirements ou renoncements féconds chez des exécutants confrontés au codex du figé. La formule péremptoire requiert en effet de disséquer avant tout les ramifications du déjà-là que particulariseront Mohamed Khadda, M’hamed İssiakhem, Choukri Mesli et Denis Martinez, Blidéen curieusement ignoré de l’institution du 25 rue Larbi Ben M’hidi. Retracer son parcours impliquerait aussi de porter l’attention sur les œuvres oubliées ou disséminées de ces « agitateurs » de la décennie 80 que furent Abderrahmane Ould Mohand, Ali Kichou et Larbi Arezki, trio témoignant, à l’instar de Rachid Koraïchi, Malek Salah, Hellal Zoubir et Samta Benyahia, de l’élargissement d’un « Signe » émancipé de la simple affirmation ou quête de soi. Cependant, au printemps 1989, Jean Hubert Martin, le concepteur de Magiciens de la terre, ne retenait aucun d’entre eux car convaincu, sans doute eu égard à la proximité géographique, que leurs travaux pompaient ou singeaient les avant-gardes européennes. İl les considérait donc trop impactés et surtout toujours formatés de revendications politico-identitaires, voire de graphies berbéro-militantes.
Or, le second retour aux sources de 1979, tropisme né concomitamment au tournant post-moderne, déboucha cette fois sur des expressions teintées de primitivisme spiritualiste, de totémisme, de soufisme, de méditation transcendantale et de maraboutisme. Répondre aux assertions trompeuses ou anachroniques et prouver ainsi que l’appel de l’ancêtre supposait également des accents mystiques et anagogiques, c’est l’une des prérogatives de Nadira Laggoune, médiatrice de substitution autorisée à orchestrer les apparences d’une résilience artistique dans une société enkystée de sectarismes, taraudée d’anti-cosmopolitisme et d’exclusivisme réductionniste. L’autonomie intellectuelle de l’espace qu’elle gère par défaut dépend d’une hétérodoxie permettant de se délester des pesanteurs du renouveau dans l’authenticité révolutionnaire et cultuelle, d’interroger, à l’avantage des décantations historico-herméneutiques, les soubassements implicites, intimistes et affectifs des performeurs des trois dernières générations (1990-2000/2000- 2010/2010-2020). İntégrés à la première, Karim Sergoua, Rachid Necib, Meriem Aït El Hara, Nadia Spahis et Noureddine Ferroukhi ont nourri ou enrichi les deux sillons évoqués plus haut. Rendre réceptif et perceptif l’investissement, c’est mieux appréhender les itinéraires de substitution, ceux entre autres des potentiels futurs émergents, apprécier la partition sociale d’Hellal Zoubir, remarquer si sa rupture de 1989 avec la lignée porteuse (celle du « Signe ») débouchait ou non vers des suivis et implications ludiques, frondeuses, déroutantes, sur des offres contrariant l’assertion certifiant que « (…), nous n’avons pas de grands artistes d’art contemporain en Algérie » (Mohamed Djehiche, El Moudjahid, 16 déc. 2013) İl est possible de persuader du contraire en initiant au Musée d’art moderne d’Alger (MAMA) une programmation cohérente, en y juxtaposant un dispositif mental démontrant que des tentatives profanatrices ont, tels des ressacs océaniques, lentement mais sûrement perturber le long fleuve tranquille de la raison monochrome, devançant d’ailleurs parfois les rebellions citoyennes et juvéniles d’Octobre 1988. Le court intermède libérateur que déclencha l’abandon du Parti unique présageait l’amorce de conditions politico-économiques susceptibles d’installer l’individu au centre des accomplissements sociétaux. Les neuf années de guerre civile (1992-2000) ont malheureusement durablement hypothéqué cette perspective ou hypothèse, donc l’avenir de pensionnaires culturels essayant tant bien que mal de légitimer leur taux de respectabilité et de responsabilité au sein d’un environnement policier. Les bouleversements qu’ils attendent passent inévitablement par une transition démocratique, laquelle induit la convergence d’énergies positives et progressistes disposées à contester le scénario arrangé de l’élection présidentielle d’avril 2019, à chambouler la donne, à réunir les modalités du changement, à rectifier l’image d’un pays en perte de repères et la destiné d’autochtones démissionnaires prêts à s’en remettre au mythe du coopté providentiel, à des croyances éloignant les harraga d’une vie meilleure chez eux.
Perfusé telle une tare néocoloniale, le complexe d’infériorité a envahi en Algérie un paysage artistique au cœur duquel agissent les rentiers complaisants, arrogants, suffisants, les imbus de la petite réussite convenue, les imposteurs court-circuitant les réseaux d’échanges pourvu que personne ne contredise des pathétiques montages répliquant le déjà-vu, le déjà-fait et révélant le faible réservoir d’élus en mesure de combler le désenchantement. La cause se trouve en amont, revient à l’enseignement et aux recrutements aléatoires de l’École supérieure des Beaux-Arts d’Alger, à l’hégémonie du département design phagocytant des disciplines (anthropologie, sociologie ou philosophie) propices à la maturation d’œuvres fortes. Celles de la diaspora viennent donc renflouer le manque à voir et à être, compensent le creux de la vague non écumante, alimentent l’illusion d’une dynamique ou émulation endogène, participent à l’artifice du tableau général, contribuent à entretenir l’autosatisfaction de l’organisatrice du Salon du dessin d’Alger. Les exilés conviés à sa représentation concourent à la pluralité des regards mais ne corroborent aucunement l’effervescence séculière d’un milieu d’autant plus absent du catalogue des expérimentations, de l’inventaire des introspections circonstanciées, des flux, nomadismes et transmigrations de la notoriété internationale que des historiographes continuent à soutenir l’entendement d’une modernité artistique essentiellement postcoloniale. Celle profilée ou modélisée par des locataires de la Villa Abd-el-Tif puis quelques abstraits de l’ « École d’Alger » valide des confluences méditerranéennes et homologue le nécessaire réajustement de l’aperception temporelle.