La scène politique turque est secouée par l’incarcération, le 23 mars 2025, d’Ekrem İmamoğlu, figure de proue de l’opposition et maire d’Istanbul depuis 2019. Cette arrestation, survenant dans un contexte de vives tensions et le jour même des primaires du Parti républicain du peuple (CHP), principal parti d’opposition, a déclenché une vague de colère populaire.
L’incarcération du maire est intervenue après l’invalidation controversée de son diplôme par l’Université d’Istanbul. Malgré un important dispositif policier, des milliers de Turcs se sont rassemblés quotidiennement du 19 au 25 mars devant la municipalité métropolitaine d’İstanbul en réaction à l’arrestation d’İmamoğlu et d’autres maires. En moins de dix jours, un nombre alarmant de personnes ont été mises en garde à vue (1 879), 301 étudiants ont été incarcérés et des décisions de contrôle judiciaire ont été prononcées pour 468 citoyens, selon les données de la préfecture d’İstanbul.
Dans un contexte économique national extrêmement fragile, exacerbant le mécontentement populaire, le CHP réclame des élections anticipées depuis janvier. Le candidat de l’opposition, İmamoğlu, a obtenu 15 millions de voix lors des primaires. Néanmoins, l’annulation de son diplôme menace sa candidature officielle à la prochaine élection présidentielle.
Accusations sans preuves contre l’opposition
Accusés de « corruption », İmamoğlu et d’autres hauts responsables municipaux d’Istanbul ont été incarcérés sur la seule base de témoignages anonymes, sans preuves concrètes, physiques et documentables, contrairement aux arrêts de la Cour constitutionnelle turque et de la Cour européenne des droits de l’homme. De plus, l’avocat du maire d’İstanbul a également été arrêté, une décision constituant une violation du droit à un procès équitable. Ces événements renforcent l’opinion largement majoritaire dans le pays selon laquelle le processus est illégal et purement politique, orchestré par le régime pour éliminer un opposant de taille.
Parmi les détenus figurent le Secrétaire général adjoint de la mairie d’İstanbul, Mahir Polat, ainsi que le maire du district (mairie d’arrondissement) stambouliote de Şişli, Resul Emre Şahan, tous deux inculpés de « terrorisme ». Les charges contre ces responsables de la municipalité métropolitaine reposent sur la stratégie électorale nommée le « consensus urbain » du Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (DEM), parti du mouvement politique kurde. Cette stratégie consiste à soutenir les candidats du CHP dans certaines circonscriptions des provinces occidentales. Autrement dit, les maires du CHP sont accusés pour avoir bénéficié du soutien d’un autre parti politique légal.
D’un point de vue politique, ces accusations de terrorisme contre le CHP sont particulièrement paradoxales puisqu’elles interviennent dans un contexte inédit de rapprochement entre le DEM et le gouvernement lui-même. Le bloc islamo-nationaliste au pouvoir cherche à attirer le DEM dans son camp, tout en marginalisant le CHP.
Depuis octobre 2024, Devlet Bahçeli, chef du Parti d’action nationaliste (MHP) et partenaire incontournable du président Erdoğan, a demandé à plusieurs reprises la libération d’Abdullah Öcalan, fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), organisation considérée comme terroriste par la Turquie, l’Union européenne et les États-Unis.
Ayant salué les déclarations de cessez-le-feu faites par Öcalan et les dirigeants actuels du PKK, Bahçeli est désormais en dialogue avec le DEM, parti qu’il accusait jusqu’alors de « trahison » et de « terrorisme » en raison de ses liens supposés avec le PKK. Le parquet général d’İstanbul affirme ainsi que le soutien électoral urbain au CHP visait à accroître l’influence du PKK, alors que la proximité entre le DEM et le gouvernement ne fait l’objet d’aucune enquête, soulevant de sérieuses questions quant à l’impartialité de la justice turque.
À la place Saraçhane, l’esprit de Gezi resurgit
L’arrestation d’Ekrem İmamoğlu, maire d’une métropole de plus de 16 millions d’habitants, a provoqué la colère de millions de Turcs. Près de 110 000 personnes ont participé au premier rassemblement spontané quelques heures après l’invalidation du diplôme d’İmamoğlu. Quatre jours plus tard, un million de protestataires se sont réunis rien qu’à İstanbul. Les jours suivants, des milliers de citoyens ont également manifesté dans d’autres villes, notamment à Ankara, İzmir, Rize et Trabzon (ville natale du maire d’İstanbul).
Ces démonstrations de rue ont rassemblé les différentes composantes de l’opposition politico-sociale en Turquie contre l’arbitraire du régime Erdoğan, de son parti AKP et de son allié MHP. Outre le CHP, les drapeaux de diverses organisations d’inspiration marxiste (telles que le Parti de la liberté sociale, le Parti du travail et sa branche jeunesse, les Maisons du Peuple, le Parti des travailleurs de Turquie, les Collectifs d’étudiants, le Parti communiste de Turquie, le Parti de la gauche ainsi que le Parti de la libération du peuple) étaient visibles à Saraçhane, la place où se trouve la mairie d’İstanbul. Parallèlement, des nationalistes, notamment de jeunes sympathisants d’Ümit Özdağ, chef emprisonné du parti laïc et ultranationaliste « Zafer (victoire) », étaient également présents. Cette convergence pacifique d’idéologies a ravivé le souvenir des manifestations du parc Gezi en 2013, un mouvement social sans précédent, symbole de la lutte contre l’autoritarisme.
Au-delà de la libération d’İmamoğlu et des autres maires, d’autres revendications politiques ont animé les manifestations d’İstanbul. Les manifestants ont brandi les images de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République turque, et ont repris des slogans et des hymnes de l’époque kémaliste, aujourd’hui devenus des symboles de la contestation populaire. La laïcité est apparue comme une cause ardemment défendue par les protestataires contre le régime AKP, perçu par les citoyens opposants comme une menace à ce principe fondamental de la République, avec des slogans tels que « la Turquie est laïque, et elle restera laïque. » Les slogans classiques de la tradition socialiste turque, tels que « épaule contre épaule contre le fascisme », ou encore celui utilisé par İmamoğlu, « il n’y a pas de salut individuel, soit tous ensemble, soit aucun de nous », ont également résonné sur la place Saraçhane.
Le CHP à l’écoute de la contestation sociale
Malgré des similitudes, une distinction importante marque les manifestations actuelles par rapport au mouvement de Gezi, qui était un soulèvement social spontané et sans leadership centralisé. Aujourd’hui, le CHP joue un rôle actif dans la mobilisation des masses. Le parti, souvent critiqué par le passé pour sa passivité face aux actions du gouvernement, a pris l’initiative en mettant en place des « bureaux de vote solidaires », permettant aux non-membres du CHP de participer à la primaire du 23 mars, où environ 15 000 personnes ont voté pour İmamoğlu.
Du 19 au 25 mars, le leader du CHP, Özgür Özel, s’est adressé au public à Saraçhane chaque soir. Bien que parfois critiqué par des groupes de jeunes non organisés ou des socialistes pour une approche jugée inactive, il a écouté les revendications citoyennes. Son appel au boycott des chaînes de télévision n’ayant pas couvert les manifestations et des entreprises pro-gouvernementales a ainsi rencontré un écho significatif dans la société, aboutissant au lancement d’un boycott global de la consommation le 2 avril. Alarmé, le parquet général a brièvement détenu onze personnes ayant appelé au boycott. Des boycotts organisés sur les réseaux sociaux, principalement menés par la génération Z, devraient se poursuivre chaque semaine.
Le 25 mars, le CHP a annoncé qu’il n’appellerait pas à de nouvelles manifestations à Saraçhane. Cependant, les jeunes, acteurs essentiels de l’opposition sociale, expriment leur volonté de rester mobilisés malgré la violence policière croissante. La journée du 29 mars, le CHP a organisé un grand rassemblement sur la place Maltepe d’İstanbul, rassemblant des centaines de milliers de citoyens, y compris des électeurs du DEM, témoignant d’une certaine unité – pour l’instant – de l’opposition sociale.
La capacité du CHP à maintenir et à unir un groupe aussi diversifié idéologiquement sera cruciale. Il apparaît essentiel de construire un discours politique axé sur la défense du suffrage universel et de la souveraineté nationale, des acquis démocratiques non négociables pour le peuple turc, actuellement mis à mal par un régime autoritaire. L’avenir démocratique de la Turquie et la place du CHP dépendront de la capacité à maintenir cette mobilisation et à développer des formes de résistance efficaces face à l’arbitraire.
Ozan Dogan Avunduk, analyste politique, expert de la Turquie
Chronique en partenariat avec la revue Recherches internationales