Jeudi 1 août 2019
L’état-major a gagné la bataille de la division (*)
Entre le 16 février et le 19 juin 2019, jour où le vice-ministre de la Défense, Ahmed Gaïd-Salah, vilipendait «des marches populaires où sont brandis d’autres emblèmes que le drapeau national», le Haut commandement militaire se trouvait face à une contestation unitaire dont il a su depuis segmenter les rangs pour introduire, au cœur du « Hirak », des chevaux de Troie disposés à suivre la feuille de route du « Même sous l’apparence du nouveau ».
Dictée en amont à Abdelkader Bensalah, l’approche consensuelle confère (malgré un limogeage apparu effectif depuis le 09 juillet) audit intérimaire la charge officielle d’instaurer un dialogue inclusif, de baliser le terrain de la Présidentielle, de laisser ensuite le fauteuil à l’adoubé censé réformer les institutions et réviser au passage une Constitution défendue contre vents et marées par Fatiha Benabbou.
Assise près du modérateur Abdelaziz Rahabi, lors de la réunion des Forces du changement (FFDC) débutée le 06 juillet dernier à Aïn Benian, l’experte y apparaissait au titre de pièce maîtresse du puzzle modélisé en coulisse dans la perspective d’entraîner vers l’option élection les poids lourds de partis coquilles vides jusque-là favorables à une phase de transition. Reniant leurs orientations liminaires, ils pencheront dès lors (par opportunisme, dévotion, complicité ou facilité) du côté du consensus mou, prendront le détour menant à la case départ, c’est-à-dire à l’unique voie de sortie de crise que balise le pouvoir. Proche de celui-ci, Abderrahmane Arar, le président du Forum civil, proposera le 18 juillet treize candidats supposés «asseoir les critères d’une situation de confiance », panel duquel certains se déroberont immédiatement en précisant ne pas avoir consenti d’accord préalable, mise au point à l’origine des interrogations de l’avocat Mokrane Aït Larbi : «Qui a adhéré à l’initiative de qui ? Qui a préparé la liste ? Qui manipule qui ?» (M. Aït Larbi, in Lematindalgerie, 21 juil. 2019).
Attentifs aux tergiversations ou contorsions langagières des uns et autres, les détenteurs de la souveraineté guetteront patiemment les potentielles prises de guerre, agiront en sous-mains de manière à brouiller les cartes du jeu de dupes. Spécialisés en camouflages ou enfumages, ils voient sans doute dans la dernière intervention épistolaire (« Les marches du vendredi se suivent et se kabylisent », parue le 18 juillet au sein du webzine Lematindalgerie) de Ferhat Mehenni l’inespéré soutien à leurs manœuvres interlopes de démotivation.
Devenu le chantre du séparatisme berbère, l’ex-chanteur alimente indirectement la stratégie en cours d’accomplissement ou affinement par donc le biais d’une contribution aux habituels accents victimaires puisque se plaignant d’un « antikabylisme primaire », de la relégation régionaliste et socio-culturelle d’une population mobilisée dès avril 1980.
Elle était certes déjà debout dans l’intention de faire entendre et reconnaître ses accents identitaires mais aussi avec l’optique de libérer l’ensemble des Algériens des carcans de la pensée unique. C’est cette commune priorité autour de laquelle les intellectuels doivent aujourd’hui se liguer, sans quoi ce que beaucoup d’entre eux nomment « Révolution » n’aura existé qu’illusoirement. Mort-né, le soulèvement citoyen vivra ainsi le temps d’une poussée de fièvre équivalente aux excitations rhétoriques d’un souverainiste appelant à rejoindre le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) et à constituer un parlement indépendantiste.
Addict de notoriétés à bon marché, il orchestre une kabylosphère aux partitions sectaires, occupe le rôle de l’idiot du village pendant que sept zélés (depuis hier 6) siègent précipitamment aux premières loges de la capitulation, offrent aux gradés du cercle décisionnel l’occasion de se maintenir en retrait, de geler l’article 28 leur octroyant pourtant la faculté d’assumer au grand jour l’autorité accaparée de fait en vertu de l’État d’exception ou du vide constitutionnel.
Or, et comme d’habitude, ces factotums agissent en catimini et contrôlent les leviers du dévoiement ambiant. L’interdiction du fanion amazigh participe assurément d’une tentative omnisciente de diversion à laquelle concourt donc le dindon de la farce, Ferhat Mehenni. Ce n’est pas à un kabylo-breton (séjournant de surcroît souvent en Catalogne nord) qu’il apprendra les contraintes auxquelles ont été, dans l’Histoire, assujetties les diverses minorités ethniques ou culturelles.
La sécession à laquelle aspire cet exclusiviste est du reste notablement imprégnée de xénophobie et de relents tribaux pareillement présents chez des ordonnateurs-détracteurs solidement calés aux intersections d’une économie mono-exportatrice moribonde et sans dynamisme. Ces boursicoteurs anonymes passeront sans doute à travers les mailles du filet de la justice de l’ombre, sauveront les meubles d’une légitimité historique incubatrice des gabegies accumulées et fraudes dissimulées, réactiveront les contrats signés avec des firmes (notamment chinoises) garantissant commissions ou rétro-commissions, le partage de dividendes que thésaurisent enfants, femmes, familles ou prête-noms.
Les généraux affairistes feront en sorte que la réserve capitalistique soit toujours distribuée aux factions courtisanes, que perdurent des réflexes archaïques ancrés dans les mœurs de « baltaguia » (nervis) sans scrupules.
Obéissant aussi aux donneurs d’ordres, les seconds couteaux de la police politique (ceux du Département du renseignement et de la sécurité ré-agencé en 2015) surveillent assidument les e-mails et médias sociaux, entravent la libre circulation de l’information, ciblent les contestataires, noyautent les syndicats, la presse et amadouent des élites civiles à l’écoute d’un argumentaire plombant l’objectif final : la mort du système militaro-FLN. Pour en proroger l’existence, la méthode employée consistera d’abord à hisser plusieurs barrages en mesure de réduire la concentration des manifestants, de flouter les images de foules aux effets dévastateurs puisque rongeant de l’intérieur le moral de troupes que le discours triomphaliste a constamment placées au stade de dignes héritières des unités de l’Armée de libération nationale (ALN).
En contredisant ce poncif, le moudjahid Lakhdar Bouregâa devait s’attendre à subir les foudres de chefs de régions déjà échaudés par les défilés clamant la « primauté du civil sur le militaire ». Paniqués à l’idée que la zizanie se propage au sein de la « Grande muette », ils redoubleront de férocité et de duplicité, emprisonneront et intimideront davantage, useront à satiété des moyens répressifs et du clivage identitaire, renforceront à coup de fakes news l’hypothèse du double ennemi intérieur (les agents de l’ex-DRS supposés acquis à « Toufik » et les militants du berbérisme flamboyant).
Aux yeux des gardiens du temple ne sont recevables que les dispositifs allant dans le sens de leurs résolutions tactiques. Aussi, tirent-ils à boulets rouges sur l’opposition non achetable, stigmatisent ses figures, rejettent la confrontation directe avec celles représentant la réelle légitimité historique, imposent la chape médiatique, ont recours à la censure pour empêcher la tenue de conférences-débats ou confisquer la parole.
La nature bourrue du régime s’exprime à travers l’acharnement des policiers, l’infiltration masquée de convertis affiliés à la sempiternelle matrice doctrinale, de subordonnés logeant à la périphérie d’alliances scabreuses néfastes à l’émancipation d’une intelligentsia critique, à l’émergence de pratiques politiques éprouvées par la confrontation des concepts. Au lieu de cela, un magma de partis agréés (soixante, soixante-dix, quatre-vingt ?) se disputent les dépouillements électoraux, des profits conjoncturels acquis selon la règle des quotas, de la caution pluraliste qui depuis la Constitution de 1989 objective à l’international l’apparence démocratique d’un pays fonctionnant sur la base du compromis, principe à rééditer cette fois encore en vue d’acter, à court terme, un semblant de socle idéologique.
C’est l’autoritarisme de caporaux à l’esprit borné ou buté qui en coagulera encore l’entendement, fermentera la soumission ou adhésion de commensaux réclamant dorénavant des mesures d’apaisement, soit la plus minimaliste base de négociation. Cette portion congrue nous rappelle que parmi les revendications rédigées pendant les anciennes grèves menées au sein de l’école nationale des Beaux-Arts d’Alger, les administrateurs du ministère de la Culture garantissaient l’hébergement ou la restauration et ignoraient les points importants, ceux exigeant un changement radical de méthode d’enseignement, une pédagogie ouverte sur le monde des formes ou expressions du sensible.
Lorsqu’un universitaire comme Ahmed Rouadjia s’empresse de glorifier « l’action déterminée, décisive, conduite par l’état-Major et son chef Gaïd Salah, (…)», certifie que « la majorité des manifestants se solidarise» avec des accompagnateurs « (…) réceptifs aux revendications du Hirak» (…), revendications satisfaite(s) grâce à la justice réactivée et dynamisée par l’Armée » (A. Rouadjia, in Lematindalgerie, 10 juillet 2019), c’est que l’entreprise de sape a entamé sa course de croisière, que les ressacs de l’acclimatation maligne taraudent les couches malléables, que sur le long fleuve tranquille des fausses apparences les embarqués du retournement naviguent à vue en direction de l’auberge espagnole où ils retrouveront bientôt l’ensemble du personnel dévoué au sacro-saint devoir patriotique.
Confondant malicieusement les vocables « initiative » et « opportunité », ces autoproclamés « fils authentiques de l’opposition » demeurent chevillés aux corps constitués, n’ont en vérité aucune conviction, car seul l’adoubement des maîtres leur donne la faculté d’afficher leur patronyme au pied du mur des lamentations.
Affirmant déjà être en 2014 «l’homme de la véritable réconciliation nationale», Ali Benflis se vautre pitoyablement devant des galonnés dont il espère obtenir enfin l’aval, plaide en faveur d’un vaste compromis fourre-tout, considère plausible un scrutin «Dans un délai de six mois » pendant que le politologue Belaïd Abane prévoit une période intermédiaire de deux ans à cause de «l’encanaillement par l’ex-DRS de la plupart des élites politiques » (Belaïd Abane, in Maghrebemergent, 06 juin. 2019).
D’après lui, le « Hirak » «n’est pas un mouvement spontané », il émanerait principalement des anciens réseaux d’une police politique réorganisée en courroie de transmission, thèse-aubaine que fructifie Gaïd Salah avec l’objectif inavoué de fragmenter les rassemblements en martelant sans cesse que «
L’İnstitution militaire n’a pas de candidat à la présidentielle, que l’Armée n’est plus partie prenante du jeu politique », messages-propagandes que reprend à son tour Ali Mebroukine pour démentir (in Lematindalgerie, 05 juil. 2019) « L’hypothèse d’un règlement de comptes ».
Quelques intellectuels relaient de la sorte les arguments-massues pilonnés depuis le Haut commandement militaire, pôle a ne plus comparé à l’ancienne junte d’une quinzaine de comploteurs-affairistes mais à une instance collégiale convoquant l’avis des différents centres décisionnels, là où se planquent des centaines de généraux que « Bouteflika gratifiera de maints avantages », asserte encore Belaïd Abane. (L’Expression, 09/06/19). Même si, comme l’annoncera le 24 juillet 2019 le site Algérie 7, des mises à l’écart, ou à la une retraite anticipée, affectent la hiérarchie citée, rien n’indique à ce jour la volonté de ses chefs d’abandonner les rouages de légitimation et schématisation du paysage politique, de changer le cap d’appareils clandestins incrustant le champ économique, parrainant les nouveaux oligarques, désignant leur patron, les ministres et députés de l’Assemblée nationale populaire (APN), sapant l’autorité publique, s’appropriant les prérogatives normalement alloués à des politiques de la société civile, comme le souligne le sociologue Lahouari Addi auquel est consacrée la prochaine contribution.
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art
(*) Les deux textes, « Ce que le sociologue Lahouari a-dit, prédit et omis de préciser » puis « Violences et résolutions sur fond de bicéphalisme », complèteront une réflexion globale incitant au rassemblement d’intellectuels en capacité de penser la modernité politique, économique, culturelle et artistique espérée en Algérie.