Jeudi 3 décembre 2020
Lettre à Saïd Mekbel ou la prophétie d’une mort à la lettre
Pour toi Saïd, l’obsession de ta mort hantait ton esprit de physicien. Tu savais qu’elle allait inévitablement te faucher et ton corps allait tomber comme la chute fatale d’un objet n’ayant pu échapper à la loi de la gravitation.
Saïd, je t’écris cette lettre dans l’espoir de faire enfin le deuil sur ta mort, car le déni fuse sans cesse de mes entrailles. Le seul journal où je peux la publier est le Matin fondé en compagnie de tes collègues journalistes après avoir quitté Alger Républicain. Je fais semblant comme si tu es encore là.
Mais, tu es encore là. Mes mots rasent ma page à la recherche de ton image perdue. Tes billets y sont gravés et bien enfoncés dans du papier journal comme des clous salutaires crucifiant le diktat de l’état algérien dont le mensonge, la corruption et l’injustice s’érigent en pyramide triangulaire pour damner ou éliminer toutes les plumes qui répandent les graines de la liberté dans ce pays. «Qu’est-ce que je veux faire de ma vie ? Est-ce que je vais me laisser tuer ou bien est-ce que je me tue moi-même, par la fuite, ou est-ce que je lutte?» disais-tu. Ton fidèle ami, Tahar Djaout, te répondit, d’outre-tombe.« Si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tu meurs. Alors, dis et meurs ». Tu as choisi de mourir en homme libre. Si tu savais cher Mekbel !
J’ai relu pour la énième fois, ton témoignage à titre posthume, « Une mort à la lettre » de Monika Borgmann. Je ne suis pas encore sûr que tu sois vraiment mort, car on dirait dans chaque mot que tu dis, j’entends ta voix troublante remuer mon âme même si je ne la connais pas. Dans chaque mot que je lis , je vois les gestes incessants de tes mains qui se joignent à tes paroles saisissantes et tant touchantes comme si tes doigts tentaient en vain d’attraper une vérité toute crue partie au galop. Dans chaque phrase que tes lèvres balbutient et que ta bouche prononce, je ressens l’homme de cœur sincère et honnête que tu es.
Telle la Madeleine de Proust, tes mots me replongent dans tes billets satiriques de Mesmar Djeha, cloués à la dernière page du journal Le Matin où tu ne ménageais ni islamistes, ni pouvoir, tous deux mis au pilori grâce à ton humour en lames affûtées. Comment oublier, tes yeux pétillants qui lorgnaient à travers tes lunettes qui glissaient sur ton nez ou ton sourire rempli de joie malgré les peines atroces de tes derniers mois avant ce trois décembre de l’an 1994? J’ai l’impression qu’en relisant ton texte, je te ressuscite à chaque point , à chaque virgule ou trois points de suspension…
Tu racontes un peu l’histoire de ta vie, tes angoisses, tu t’arrêtes puis tu soupires et de ton souffle jaillit mille et un siècle de lumières. Ingénieur et journaliste ingénieux, tu ne cessais de réfléchir sur ta propre mort, celles de Djaout, Yefsah, Merbah, Boucebci, Lyabes, Flici, Zenati…etc. Toi ce voleur qui rasait les murs, comme un père, tu es toujours vivant dans mon cœur, car j’admire ton courage et ton combat pour que la démocratie survive en Algérie. Ta plume intransigeante nourrissait l’espoir. « S’il y a des gens qui doivent partir, ce sont les assassins, ce n’est pas nous.
Maintenant, je suis réellement dans une phase de combat.» disais-tu. Ton crayon si aiguisé et tranchant ne laisse place à aucune concession ni marchandage. Il dissipe la brume chez les ignorants. Il coule de source pour irriguer la justice et la liberté. Il débroussaille le chemin de la gloire dans la jungle du système militaro-politique si médiocre où « l’armée, clamais-tu, n’a jamais pris le pouvoir directement. Elle a toujours fait gérer les affaires.
Mais, malheureusement, les hommes qu’elle a choisis pour gérer les affaires ont été souvent incompétents. » Ce qui est déchirant dans tes révélations, ce sont ces passages terrifiants où tu parles de ta mort imminente. Tu la sentais approcher et ramper perfidement derrière ton dos. Tu savais qu’elle te guettais devant le portillon de ton journal ou sur le seuil de ta demeure ou sur ton trajet. Ton sang froid me glace le dos et ma chair me donne des frissons. Ta lucidité face aux portes de ton trépas font de toi mon héros.
Cher Mekbel, la prémonition de ta mort habitait en permanence le tréfonds de ton âme avant même que ton bourreau te tire deux balles dans la tête. Le commanditaire, comme si c’était ton « Dieu », a mis soudain fin à ta vie. J’imagine souvent ses indicateurs te prendre en filature, surveiller ton moindre geste, ton moindre pas.
Toi, le prudent survivaliste, tu leur brouillais les pistes. Tu portais même une veste qu’on ne pouvait agripper dans la rue et des baskets aussi rapides que l’éclair, car tu redoutais également un enlèvement. Tes commandements noir sur blanc décidément n’ont pas suffit à te mettre à l’abri . «Cet homme qui fait le vœu de ne pas mourir égorgé » c’est toi! J’imagine souvent ton commanditaire, un redoutable caïd du crime, fumant un cigare cubain, vautré dans son bureau sur les hauteurs d’Alger, scrutant à la loupe son babillard où jonchaient les portraits de ses futurs victimes, le crayon à la pointe fine sur son oreille. Il biffa lâchement ton nom comme dans un jeu de mots croisés. Il a scellé le sort de ta destinée.
En une fraction de seconde, il ferma tes « yeux ouverts sur le monde » disais-tu. Comme des étoiles filantes, du fond de ta pensée solitaire surgissent en un instant des questions incisives et mordantes. Elles coupent le souffle, mais éveillent les esprits les plus niais.
Tu voulais comprendre, déclarais-tu, « Pourquoi on nous tue ? Pourquoi on meurt ? Et pourquoi nous ? » Quand je dis « nous », ajoutais-tu, je désigne une certaine frange d’intellectuels ». Qui de mieux que toi pour répondre? Je ne saurais quoi dire devant tes prophéties. « Pourquoi ? insistais-tu. Parce que je pense que cette frange sait ce que signifie une république, ce que signifie une démocratie. C’est cette frange qui peut parler de l’avenir, parce qu’elle sait que d’autres pays ont réussi ces expériences.» La nuit, tu épiais le moindre bruit douteux. L’insomnie se greffa à tes paupières, car tu ne voulais pas mourir. Elle creusa sournoisement de grands trous dans tes yeux.
Elle les avale comme un monstre hideux. «…je souffre, criais-tu, du manque de sommeil. Je peux pas rester debout. Mais c’est pour dormir très, très peu. Une, deux heures. C’est peut-être comme quelqu’un qui est condamné à mort. » L’obsession de ta mort hantait ton esprit de physicien. Tu savais qu’elle allait inévitablement te faucher et ton corps allait tomber comme la chute fatale d’un objet n’ayant pu échapper à la loi de la gravitation.
On dirait, tu étais sur les planches du théâtre et tu jouais le drame de ta vie. Les échos de tes cris et de tes écrits déchiraient le ciel de tes pensées. Hélas ! Tu n’as pas achevé tes manuscrits dans cette chambre qui exhale la poussière et l’odeur des journaux où les araignées tissaient leurs toiles tandis que tu créais ton plus beau roman. J’aurais aimé le lire, car j’adore ton style ravageur, narquois et doux à la fois. « C’est dans cette chambre que, peut-être, s’écrira l’un des meilleurs livres, l’un des meilleurs romans qui aura été publié sur ce pays » tel fut ton souhait. Je me demande ce que sont devenus tes manuscrits?
Mais, cher Saïd, dis donc qui t’as tué enfin? Comme toi, mon instinct a toujours deviné sans pouvoir me l’expliquer, sans pouvoir trop comprendre à cette époque, jeune dans la vingtaine, pourquoi cette « épuration » de la pure crème de la société? Toi qui fut un farouche opposant de première heure du système corrompu depuis 1962, tu as goûté jusqu’à la lie au supplice de la torture. Mais tu es resté debout.
Tu n’as pas vendu ton âme au diable. Tu a tenu tête à tes tortionnaires sans osciller le moindre sourcil.
Ni les promesses luxueuses, ni l’argent sale, ni les postes alléchants en haut de la hiérarchie n’ont fléchi ton esprit. Tu es resté propre et tu voulais mourir propre. La vérité sur ta purge et celle d’intellectuels de la décennie noire jaillira-t-elle un jour du grand trou noir de l’oubli ?
Tes paroles sont à méditer. « Si vous prenez tous ceux que l’on a assassinés, tous, de Lyabès à Flici, en passant par tous les autres, ce sont des gens qui ont toujours cherché, en plus de leurs métiers, à transmettre quelque chose à la jeunesse.» Repose en paix cher Said.
Ali Atman, enseignant de français langue seconde Montréal
Source : Saïd Mekbel, une mort à la lettre de Monica Borgmann, Édition Téraèdre