Mardi 4 septembre 2018
L’homme qui plongea au moyen âge en traversant une frontière
De la petite Tunisie dans laquelle j’ai passé des journées fastueuses entre Metline sur le golfe de Bizerte, tout à fait au nord, à ressentir le poids délicat et délicieux de l’amitié, jusqu’à Monastir, la ville natale du Combattant suprême, c’est tout un pays que j’ai eu plaisir à sillonner en voiture, tout un périple que j’ai effectué avec joie.
Petit pays étonnant dans lequel un homme, un seul, a pu déposer une monarchie beylicale vieille de 250 ans pour proclamer la République en prenant appui sur les acquis de son mentor, Kemal Atatürk, qui déposa lui-même l’empereur ottoman qui cumulait ce poste avec celui de calife de l’islam.
Comme Atatürk, Bourguiba a mis en place des mesures uniques dans un pays situé dans l’aire musulmane : le divorce intenté par l’un ou par l’autre membre du couple remplace la répudiation désormais interdite par la loi, l’interdiction totale de la polygamie avec ou sans consentement de l’épouse, l’âge minimum de 18 ans est requis pour convoler en justes noces, l’interdiction du mariage sans le consentement exprès des deux futurs époux, la contraception et l’interruption volontaire de la grossesse sont devenues des droits inaliénables, l’abrogation des termes « chef de famille » désignant exclusivement l’époux, l’abrogation de l’autorisation du mari qui était obligatoire pour que la femme puisse travailler ou gérer ses propres finances, l’épouse et l’époux deviennent responsables conjointement de la famille…
Petit pays surprenant où le peuple, contrairement à ses voisins, s’est soulevé dans un premier temps pour mettre bas une dictature familiale qui suçait le sang irrigant l’économie de la nation et lors d’une seconde mi-temps pour se débarrasser d’un pouvoir islamiste rétrograde qui n’avait comme seul programme que la révocation des acquis…
De Nabeul à Sétif, ma ville natale surplombant les Hauts-Plateaux algériens, encastrée entre Constantine et Alger dans un axe est-ouest et, perpendiculairement, entre la mer Méditerranée et le désert du Sahara, pas moyen d’effectuer le trajet autrement que par la route. Il y a certes une liaison Tunis-Alger et, subsidiairement, Tunis-Constantine, mais une fois arrivés sur place, il convient de se dépêtrer pour trouver une solution adéquate pour atteindre la capitale des Hautes-Plaines.
A partir de Nabeul, il faut remonter vers le nord pour quitter cette ville si accueillante et si ouverte aux touristes de toutes les nationalités (parmi lesquels les algériens sont visiblement les plus nombreux au vu de la quantité de voitures en provenance du grand voisin de l’ouest) et où les cafés et les restaurants restent ouverts très tard dans la nuit, où les terrasses sont remplies de filles et de garçons paisibles et heureux de vivre, où les femmes et les hommes partagent des moments de plaisir en dégustant ce fameux «complet poisson » si succulent tout en buvant un soda frais ou une bonne Celtia, la bière locale. Et les rires cristallins tout autant que la musique sont entendus à profusion lorsque l’on se promène sur le cours central qui part de la mer et qui se dirige vers la gare, un cours parfumé des senteurs envoûtantes du jasmin qui pousse dans les jardins des villas environnantes.
Aux approches de Tunis, on rentrera dans la capitale par un rond-point sur lequel trône une tour à la Big Ben puis la statue équestre de Bourguiba. Ensuite il faut trouver une place de stationnement que l’on règlera par l’intermédiaire d’un horodateur de la dernière génération et les emplacements où l’on se gare sont délimités par des marquages au sol. A Tunis, il n’y a pas de « parkingueurs » dont autant le nom que la fonction révèlent la violence du procédé.
A Tunis toujours, on peut s’installer à l’ombre des palmiers qui bordent la grande avenue Habib- Bourguiba pour savourer un excellent café à l’italienne ou partir flâner, après avoir passé la porte de France appelée aussi Bab Elbahr (n’est-ce pas Sémira Tlili ?), dans les souks animés de la vieille médina du côté de la célèbre Zitouna.
Les yeux assaillis de merveilleux souvenirs, il faut se décider à quitter cette belle capitale pour prendre la route vers l’ouest et se diriger vers les frontières algériennes. Pour ce faire, il faut suivre l’autoroute en direction du Kef et de Jendouba puis épouser, après une heure de route, la belle corniche qui domine la ville de Tabarka avant d’aborder les montagnes qui séparent les deux pays.
Un regard à droite vers le bleu de la mer, pour dire au revoir à la Tunisie, est un dernier plaisir à s’offrir avant de la quitter : villas bleues et blanches posées sur un belvédère de toute beauté, immeubles pimpants aux couleurs méditerranéennes, fleurs et arbustes éclatant de nuances estivales, champs et vergers à perte de vue riches de fruits et d’hommes courbés pour les ramasser…
Puis la frontière imposante à Oum Teboul où chacun se gare comme il peut, descend de son véhicule et s’active pour faire apposer sur son passeport le tampon libérateur. Sur les bâtiments, de part et d’autre d’une ligne imaginaire, les drapeaux frappés de l’étoile et du croissant exclusivement rouge de la Tunisie et rouge et vert de l’Algérie avec, du côté algérien, un immense portrait de Bouteflika du temps ancien où ce dernier était fringant.
Une fois les formalités administratives remplies, il faut prendre la route en lacets qui descend vers El Kala. C’est à partir d’ici, j’allais dire déjà, sur cette route si étroite où une ligne blanche continue interdit tout dépassement que l’on sent que l’on a abordé un pays perdu dans un autre espace temps. Les voyous au volant de bolides rutilants, achetés avec on ne sait quel argent, vous doublent allégrement sans prévenir malgré le danger et se rabattent brusquement sur les voitures qui roulent normalement tout en sachant que ces dernières freineront inéluctablement pour les laisser s’insérer dans le flot ininterrompu.
A l’approche des premiers villages, des grappes de jeunes sont affaissés sur des chaises de jardin à même la route, tout près des dos d’ânes stratégiques qui ralentissent inévitablement les véhicules. Banquiers informels, ces jeunes secouent d’énormes liasses de billets de banque dans leurs mains tout en essayant de vous contraindre de procéder au change sans qu’aucun gendarme n’intervienne pour faire cesser ce trafic. Voilà le décor du film planté et ce film pourrait s’appeler « Il était une fois dans l’ouest». Dès que la frontière est franchie, on devine que l’on pénètre un territoire où c’est la loi du plus fort qui prime. On se dirige bien vers l’ouest et c’est bien l’ouest des films western qui s’offre à nous mais sans ses saloons et sans ses chevaux attachés aux poteaux au bord des bâtiments en bois. Ici tout le monde joue au cowboy et personne ne s’avise à jouer au shérif.
Arrivé à Besbes, petite localité sortie de nulle part où aucune maison, aucun immeuble n’a reçu la moindre goutte de peinture pour embellir les murs extérieurs, les cafés sont bondés de barbus hirsutes habillés de gandouras repoussantes. Par quel sort, bon ou mauvais, en quelques kilomètres à peine, la donne a-t-elle changé pour faire de ce pays un endroit où la femme est devenue une marchandise honteuse à proscrire à tout prix du champ public ou à cacher sous une bâche lourde et humiliante ? A la sortie de cet endroit lugubre que l’honnêteté m’empêche de nommer village, des cercles formés exclusivement d’hommes, spécialistes en palabres et autres papotages, toujours aussi velus les uns que les autres et couverts de gandouras toujours aussi répugnantes, sont assis en tailleur à même le sol poussiéreux à quelques mètres à peine de montagnes d’immondices qu’ils pourraient déblayer en quelques heures.
Roulant cahin-caha vers l’intérieur des terres, nous abordons Dréan, l’ancienne Mondovi, village à l’époque devenu ville de cinquante mille habitants. C’est ici qu’est né Albert Camus, l’auteur de «L’étranger » et du « Mythe de Sisyphe », prix Nobel de littérature 1957. Il faut pouvoir garder son flegme en traversant ce lieu qui a du avoir son heure de gloire : routes défoncées à l’intérieur même de la ville qui obligent la voiture à slalomer pour échapper aux cratères creusés par des bombes invisibles ayant explosé la veille, canalisations rompues qui laissent se déverser sur la chaussée des hectolitres d’eau potable alors même que la population en est dépourvue, sacs poubelles crevés posés à même les caniveaux…
A la sortie de Dréan, des sacs en pastique multicolores se prenant pour des grappes de chasselas poussent sur les arbres. Les amortisseurs de la voiture n’en peuvent mais… Et puis, au détour d’un panneau nous souhaitant la bienvenue dans la wilaya de Guelma, l’autoroute enfin, avec ses barrages de gendarmerie semées ça et là ! En Algérie, la limitation de la vitesse est de 120 kms/h au lieu des 110 en Tunisie et le conducteur ne se gêne pas pour atteindre le maximum autorisé en mettant en place le régulateur de vitesse. A l’approche du Djebel El Ouahch le bien-nommé (montagne sauvage), l’autoroute made in China ou made in Turkey qui contourne par le sud la ville de Constantine vous oblige à garder le pied sur le frein pour rouler à moins d’une trentaine de kms/h pendant un temps qui semble se multiplier. Et Sétif, capitale des Hauts-Plateaux, Sétif la ville suspendue au ciel, nous est offerte tandis que le firmament s’embrasait dans un flamboiement d’une magnificence à couper le souffle.
Le dôme céleste, dans ce pays comme ailleurs, a cette chance inouïe de ne pas être à la portée des hommes. Sinon il aurait subi les sévices commis sur les routes, sur les vergers, sur les bâtiments, sur les femmes…