La restitution/transmission, par Mouloud Mammeri, du sens et du « destin » de la tamusni et de l’amusnaw dans la société kabyle (Zoreli, 2021) n’est pas due à un accident de l’histoire, elle n’est pas une dictio qui a été dite par un diseur qui ne savait pas toute la portée de ce qu’il disait.
Elle est un prolongement de toute une vision particulière du monde que Mouloud Mammeri a livrée en 1973 dans son La mort absurde des Aztèque qui est en même temps un contre La pensée sauvage de C. Lévi-Strauss et un parfait prodrome de Epistémologies du Sud de B.S. Santos.
En effet, comme B.S. Santos qui commence par dénoncer l’exclusivisme de «la monoculture du savoir scientifique [occidentale] », qui ne reconnaît comme valable que son propre régime de vérité, en excluant tous ceux des autres, Mouloud Mammeri commence par souligner que « la pensée occidentale est par essence unifiante et réductrice » (1973 : 16).
Cette pensée, dit-il, ne trouve «de place en elle que pour une seule vérité» (Ibid.), la sienne, et pour elle « l’autre [ou celle de l’autre] est toujours intolérable » (Ibid.).
Par la suite, il dénonce l’eurocentrisme et le linguicide : « Désormais, écrivait-il, nous pouvons faire, nous faisons déjà, qu’il ne règne plus parmi les hommes que deux ou trois façons de voir le monde et de le vivre » (ibid. : 15-16), et c’est cet eurocentrisme qui porte naturellement l’homme blanc à considérer que toutes « les différences ce sont des hérésies partout passibles de mort » (Ibid. : 16), d’où sa tendance obsessionnelle à effacer « toute différence » (Ibid.) par rapport à lui qui s’imagine incarner la seule façon possible d’être homme. Ce gommage des différences par l’homme blanc, M. Mammeri le qualifie de « crime absolu » (Ibid.).
L’expansion, de plus en plus accélérée, de la culture occidentale à l’échelle mondiale, Mouloud Mammeri la lie à la volonté dominant les dominés de ressembler à leurs dominateurs, et c’est ce qui explique, selon lui, le fait que « des portions, de plus en plus vastes d’humanité se fourrent dans les voies royales de la civilisation occidentale technicienne, matérielle, efficace et programmée » (Ibid.).
M. Mammeri, autant que (et bien avant) B.S. Santos, considère que les cultures singulières du Sud ont leurs propres savoirs, et ces savoirs peuvent contenir des formules de salut non pas seulement pour les sociétés singulières dont ils sont issus mais pour toute l’humanité : « Qui sait, dit-il, si, dans la culture barbare que nous exécutons d’une giclée de canon dédaigneuse, il n’y avait pas une formule de notre salut » (Ibid.).
Mouloud Mammeri a jugé utile de souligner que celui qui tente obstinément de survivre en s’accrochant aux survivances culturelles ne survivra pas pour autant, ces « barbares [qui] conspirent à leur éclipse » (Ibid. : 18) en essayant de faire revivre leur passé définitivement révolu, en consumant « toutes ses énergies […] à demeurer » (Ibid.), vont mourir quand-même, « d’une mort d’abord lente et puis explosive, triomphante » (Ibid.).
Avec Mouloud Mammeri, l’opposition à (aux) modèle.s hégémonique.s et à la (aux) pensée.s unique.s ne traduit pas un sentiment de haine envers l’homme blanc ou l’homme de l’Arabie, mais elle est le résultat d’une connaissance consciente des conséquences désastreuses de ce nivellement idéologique pour toute l’humanité. La « civilisation [matérialiste], écrit-il, réussit tout, excepté à […] rendre heureux [son créateur] » (Ibid. : 19), l’homme blanc, qui, de ce fait, « n’a pas trouvé le secret d’accorder le bonheur avec l’abondance » (Ibid. : 19-20). Et ce modèle, dit-il implicitement, n’est pas même réformable, puisque « le travail même, qui fonde ses richesses, l’empêche d’en jouir » (Ibid. : 20).
Concernant les solutions à la déculturation, en soutenant que « le processus d’émancipation des sociétés du Sud doit être forgé par elles-mêmes plutôt que par une théorie critique centrée sur/de l’Occident » (Floriani, 2018 : 1), B.S. Santos rejoint une autre fois M. Mammeri qui soutient la même chose en considérant que dans la définition des « horizons nouveaux » (1972 : 21), les dominants ne peuvent pas et ne doivent pas « se substituer aux sauvages agressés », et d’ailleurs, écrit-il, « le plus grand service que l’on puisse rendre aux ethnocidés en puissance, c’est de s’abstenir de les civiliser et définir pour eux leur bonheur » (Ibid.). Pour ces ethnocidés, pense M. Mammeri, un seul chemin mène au salut : il s’agit pour eux de sortir de leur hibernation, de s’inscrire pleinement dans le présent du grand monde et s’en nourrir pour alimenter le feu de leur désir d’inventer un devenir à eux-mêmes qui soit inscrit dans l’avenir du monde.
Enfin, pour la traduction interculturelle que B.S. Santos considère fondamentale pour une intercompréhension, voir même une inter-fécondation dans un monde à venir de l’altérité ou du convivialisme, M. Mammeri la plaidée dans ce texte-manifeste de la meilleure manière, en la pratiquant : en citant ce « poète berbère […] [qui] a dit dès les premiers temps de la conquête [française] de l’Algérie : « Il n’y a plus d’endroit où fuir : de tous les côtés le soir tombe… » (Ibid. :18), en citant également un proverbe kabyle qui « dit que celui que la rivière emporte s’accroche même aux branches épineuses » (Ibid. : 18).
Renvois
1/ Parmi les travaux scientifiques et littéraires de M. Mammeri, celui-ci, le plus accompli, est le moins cité et, ceci explique cela, le plus mal compris.
Bibliographie
Mammeri Mouloud., 1973, La mort absurde des Aztèques, suivi de Le Banquet, Librairie Académique Perrin, Paris.
Santos B.S., 2016 [2014]. Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science. Ed. et Trad. Par J.L. Laville, Paris, Desclée de Brouwer, coll. Solidarité et société. [publication originale : Epistemologies of the South: Justice against epistemicide. Boulder, Paradigm Publishers, 2014].
Zoreli Mohamed-Amokrane., 2021, L’amusnaw et Tamusni : une épistémologie kabyle, Le Matin d’Algérie, Quotidien électronique [En ligne]. https://lematindalgerie.com/lamusnaw-et-tamusni-de-mammeri-une-epistemologie-kabyle/.