26 avril 2024
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L’Amusnaw et Tamusni de Mammeri : une épistémologie kabyle

Mouloud Mammeri

« Ad yuɣal ad yaḥlu ufud/Ad s-tsellem I ugdud/Ad yettɣenni ɣef timmuzɣa/Ayen iɣ d-yeǧa Dda Lmulud/Deg igenni ivan-d am ṛṛɛud/Wisen ma thulfa-m i tmeqwa », Lounès Matoub

« Nous nous remettrons bien de ces dommages/Le vaillant peuple luttera encore avec courage/Et scandera de plus belle ces chants de nos origines/Ce que nous a légué Mouloud Mammeri, notre sage/Au ciel s’annonce comme un grand orage/Apportant l’eau de source pour arroser nos racines » (notre traduction)

Résumé

La thèse de Mouloud Mammeri sur l’amusnaw et la tamusni a subi des critiques la remettant en cause intégralement. Or cette thèse est une version renouvelée de la “perspective institutionnelle-historique” sur le système politique berbère et les critiques sont par contre dans l’autre versant, la  “perspective structurale-sociologique”. L’objet de cet article est double. Il s’agira d’abord de montrer, par une présentation synthétique, que cette thèse de M. Mammeri est par excellence une manifestation de ce que B.S. Santos désignera beaucoup plus tard d’«épistémologies du Sud». Il s’agira ensuite de montrer, par une analyse critique, que les critiques de cette thèse participent, par leurs arguments, de ce que Santos désigne d’«épistémologie de l’aveuglement» qui a provoqué «l’épistémicide».

Introduction

Alors que des articles et des livres traitant des travaux anthropologiques (Betrouni 2021), des travaux linguistiques (Sabri 2018 : 43-53 ; Amaoui 2021: 82-105) de l’œuvre romanesque (Déjeux 2010 : 4543-4547 ; Slahdji 2014 : 111-124 ; Khati 2017 : 29-38), et même des textes polémiques (Sadi 2014) de Mouloud Mammeri sont abondants, le réexamen scientifique de sa thèse sur l’amusnaw et de la tamusni développée dans un entretien qu’il a eu avec Pierre Bourdieu (Mammeri et Bourdieu 1978 : 55), à l’aune des critiques qui lui ont été faites (Chachoua 2001 : 26-32 ; Mahé 2006 [2001] : 118), n’a, selon nos recherches, jamais été pris en charge[1]. Or, deux éléments théoriques, qui nous paraissent capitaux, signalent la nécessité sinon l’urgence d’une prise en charge de ce projet. Le premier élément est donné par les travaux de synthèse sur l’anthropologie de la Kabylie qui ramènent tous les travaux d’ethnologie et d’anthropologie ayant été rédigés sur la Kabylie à partir du début de la colonisation française à deux courants théoriques principaux qui sont en concurrence (Mahé 2006 [2001] ; Roberts 2005 : 29-54).

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Le premier courant est constitué par et autour de trois travaux, complémentaires, celui d’A. Hanouteau et A. Letourneux (1893), celui d’E. Masqueray (1886) et celui de R. Montagne (1930), qui considèrent que la Kabylie traditionnelle fonctionne en petites républiques démocratiques, autosuffisantes et autogérées, grâce à une structure politique ayant un degré d’autonomie suffisant pour assurer à la société une cohésion par la tajamaat (assemblée), avec son tamen (président de l’assemblé), ses teman (vice-présidents et représentants des différents clans) et ses canouns (lois), la taddart (village) comme unité principale de gouvernance et les factions ou sfuf (factions), avec des tensions et des alliances qu’il suscitent menant au rétablissement d’un certain équilibre des forces.

Pour H. Roberts, ce premier courant est ce qu’il convient d’appeler la “perspective institutionnelle-historique” sur le système politique berbère : elle reconnaît et affirme l’existence d’institutions politiques parmi les populations qu’elle étudie ; elle met ces institutions au centre de ses analyses de la manière dont ils se gouvernent ; elle est amenée naturellement à considérer comment ces institutions évoluent, comment elles sont venues au jour ; et elle perçoit, en conséquence, les populations en question et leur vie politique dans une perspective historique (2005 : 7).

Le deuxième courant est constitué par la thèse de E. Gellner (1969) considérant que la société kabyle, qu’il théorise par induction à partir de son cas d’étude, d’Ihansalen du Haut Atlas central marocain, est une société constituée de segments presque égaux, formés à la base de groupes de parenté, sans institutions politiques autonomes et donc sans unité de gouvernement, les conflits animés par la vendetta et le sentiment de l’honneur, les rapports dynamiques de fusion/scission par lesquelles les alliances se reconstituent en permanence permettant à la société de regagner un équilibre des pouvoirs basé sur le principe d’égalitarisme, la structure maraboutique, une lignée de saints – igurramen – dont les villages et hameaux étaient dispersés entre les villages des tribus environnantes auxquelles ils offraient leurs services de spécialistes religieux, surplombante du tout, dotée de la baraka des saints la plaçant au-dessus de la mêlée, qui assure par ses médiations la paix et l’équilibre des forces des parties.

Ce courant, dit H. Roberts, forme l’école de la “perspective structurale-sociologique” : elle affirme l’absence radicale d’institutions politiques parmi les populations en question et, en conséquence, considère la structure sociale comme le trait central de la vie politique […], puisqu’elle conçoit la structure sociale essentiellement comme une structure de parenté qui existe en vertu simplement des liens de sang qui unissent et divisent les populations en question, elle […] n’est pas encline à s’engager dans une investigation historique […], les populations en question […]   ne possèdent que des légendes et des généalogies qu’elles interprètent et manipulent selon les besoins du présent (2005 : 7).

Le deuxième élément est donné par Alain Mahé qui fait remarqué que  l’explication par Mammeri de ses concepts d’amusnaw (savant) et de tamusni (savoir) dans « Dialogue sur la poésie orale en Kabylie » n’est rien de moins qu’« une version contemporaine de cette théorie » (Mahé 2006 [2001] : 118) d A. Hanoteau, A. Letourneux et E. Masqueray qui, fondamentalement, « restituent dans leur analyses une Kabylie opiniâtrement laïciste, s’arc-boutant sur la préservation de la kabylité, que des marabouts essaieraient constamment de battre en brèche en promouvant les valeurs islamiques » (Mahé 2006 [2001] : 118).

Pour nous, plus qu’une «version contemporaine », la thèse que défend M. Mammeri sur l’amusnaw et la tamusni est une version renouvelée de l’approche « institutionnelle-historique » de A. Hanoteau, A. Letourneux et E. Masqueray, qui lui ouvre une perspective prometteuse en rendant désormais possible l’inscription des recherches de sciences de l’homme en/sur la Kabylie dans l’optique de développement des « épistémologies du Sud » (Santos 2011 : 21-50 ; Santos 2016 [2014]). En ce sens, située ou activée dans l’approche institutionnelle-historique, la thèse de M. Mammeri sur l’amusnaw et la tamusni est la substance d’un mouvement émancipateur, qui peut permettre à une société singulière de retrouver sa singularité par et pour un projet de concrétisation par elle-même de son idéal concrétisable.

Le but de cet article est double. Il s’agira d’abord de montrer, par une présentation synthétique, que cette thèse de M. Mammeri, que nous désignons d’ »épistémologie kabyle »[2], est par excellence une manifestation de ce que B.S. Santos désignera beaucoup plus tard d’« épistémologies du Sud ». Il s’agira ensuite de montrer, par une analyse critique, que les critiques de cette thèse participent, par leurs arguments, de ce que Santos désigne d’ « épistémologie de l’aveuglement »[3].

L’amusnaw et la tamusni, prélude des «épistémologies du Sud»

B.S. Santos conçoit les épistémologies du Sud comme un moyen pouvant permettre aux régions du Sud de réussir des transformations émancipatrices, émancipation intellectuelle, théorique et conceptuelle, en suivant « des grammaires et des scénarios autres que ceux développés par la théorie occidentalo-centrique » (2016 [2014] : 346), c’est-à-dire en saisissant et en expliquant les sens que véhicule une culture singulière du dedans, par des acteurs qui sont nés et qui vivent dans cette culture et en utilisant des savoirs essentiellement issus de cette culture. M. Mammeri, pour sa part, considère que l’amusnaw et la tamusni auraient pu donner naissance à une alternative crédible pour la Kabylie si ce n’était l’interférence de cet autre « universalisme abstrait », le dogmatisme maraboutique. Il n’est donc pas superflu de considérer la thèse de M. Mammeri comme une illustration de la théorie de B.S Santos ou, plus exactement, la thèse de B.S Santos comme théorisation de la description-explication de M. Mammeri. Dans cette partie, nous allons reprendre, très synthétiquement et successivement, la théorie sur « les épistémologies du Sud » de B.S. Santos puis la thèse de M. Mammeri sur l’amusnaw et la tamusni, pour montrer les liens et les convergences entre les deux.

Les épistémologies du Sud 

Pour B.S. Santos, à cause de sa domination par le Nord durant les longues phases de colonisation et de mondialisation, domination politique, économique et culturelle, le Sud, en tout dépendant du Nord, s’est vu totalement exclu du processus de constitution et de validation des « régimes de vérité » et des épistémologies ayant prévalu dans les différents domaines scientifiques et pratiques. Du coup, appliquées dans le Sud, les « épistémologies du Nord », y compris celles de la « tradition critique eurocentriste », donnent toujours une « énorme divergence […] entre ce que prévoit la théorie et les pratiques les plus innovantes et les plus transformatrices qui [y] ont cours » (Santos 2011 : 29) et que la théorie refuse dédaigneusement de voir comme telles (pratiques innovantes et transformatrices).

Cette « ligne abyssale […] que trace [la modernité occidentale] entre les sociétés métropolitaines (Europe) et les sociétés coloniales » (Santos 2011 : 32) s’explique surtout par cette importante particularité des territoires des pays du Sud – c’est le cas en Kabylie en tout cas – où il y a, non pas des individus comme dans les pays du Nord, mais des « communautés [qui] incluent les ancêtres, les animaux et la Terre-Mère […,] [ayant] des conceptions non occidentales » (Santos 2011 : 31).

Ces conceptions propres de chaque communauté des pays du Sud, chacune différente des autres, « afin d’être comprises et valorisées, requièrent » (Santos 2011 : 31), selon B.S. Santos, de « dépasser la monoculture du savoir scientifique » (Santos 2016 [2014] : 279) et de s’inscrire dans  ce qu’il désigne d’ « écologie des savoirs », écologie qui « cherche à créer une nouvelle sorte de relation, dite pragmatique, entre le savoir scientifique et les autres types de savoir » (2016  [2014] : 278), et qui se base sur « l’idée que les savoirs non scientifiques constituent des alternatives au savoir scientifique » (Santos 2016  [2014] :  279). D’où, pour B.S. Santos, l’importance de constituer des « régimes de vérité » alternatifs, c’est-à-dire des « moyens permettant de connaître ce qui a été marginalisé, supprimé ou discrédité » (Santos 2011 : 33) par « l’Epistémologie du Nord ». Ces « régimes de vérité alternatifs » vont permettre la construction d’une « épistémologie du Sud » qui renvoie à « une nouvelle production et évaluation des connaissances ou savoirs valides, scientifiques ou non […,] [et à] de nouvelles relations entre différents types de savoir, sur la base des pratiques […] des groupes sociaux qui ont systématiquement souffert […] [du] capitalisme et […] [du] colonialisme » (Santos 2011 : 38). Concrètement, les épistémologies du Sud se construise par et permettent de construire la sociologie des absences et la sociologie des émergences. La sociologie des absences a pour tâche de rendre visible ce qui a été invisibisé par les épistémologies du Nord, ce que celle-ci ont « activement produit comme non existant, c’est-à-dire comme une alternative non crédible à ce qui existe » (Santos 2016  [2014] : 251).  La sociologie des émergences, complétant la sociologie des absences, se charge pour sa part de repérer ce qui n’est pas encore et qui cependant peut advenir, en faisant sciemment « accroître symboliquement l’importance des connaissances, des pratiques et des acteurs en vue d’identifier les tendances futures, sur lesquelles il est possible d’augmenter la probabilité d’espérance contre la probabilité de frustration » (Santos 2016 [2014] : 269).

Enfin, au plan international et comme « alternative à la fois à l’universalisme abstrait qui fonde les théories générales occidentalo-centriques, et à l’idée d’incommensurabilité entre les cultures » (2016 [2014] : 309), B.S. Santos propose la « traduction interculturelle […] [qui consiste à] identifier les différences et les similitudes, et […] [à] développer […] de nouvelles formes hybrides de compréhension et d’intercommunication culturelles à même de favoriser les échanges et de renforcer les alliances entre des mouvements sociaux qui luttent, dans des contextes culturels différents, […] pour la justice sociale » (2016  [2014] : 309-310).

La tamusni et l’amusnaw, une épistémologie de la Kabyle

Dans le contexte de Kabylie, il faut plutôt parler d’épistémologie de la Kabyle, puisque dans la Kabylie ancienne, il y avait jusqu’à peu près le XVIe siècle, dit Mammeri, le amusnaw (savant) qui diffuse la tamusni (le savoir) dans le corps social, dans l’espace public (le marché) et l’espace prive (échoppes d’armuriers-savants) (Mammeri & Bourdieu 1978).

La tamusni, comme expliquée par M. Mammeri, constitue une véritable épistémologie de la Kabylie : « La tamusni n’est pas un corps de connaissances coupées de la vie que l’on transmettrait ‘ »pour le plaisir »‘, mais une science pratique, un « art » que la pratique revivifie sans cesse, auquel l’existence lance sans cesse des défis » (Mammeri et Bourdieu 1978 : 64). Cette tamusni se construit selon un régime de vérité propre à la Kabylie : la tamusni, dit P. Bourdieu, « est la capacité de dire au groupe ce qu’il est selon  la tradition qu’il s’est donnée, par une sorte de définition par construction de concept qui lui dit à la fois ce qu’il est et ce qu’il a à être pour être vraiment lui-même » (Mammeri et Bourdieu 1978 : 64). Pour les yamusnawen (les savants), explique M. Mammeri, leur « rôle […] est de faire comprendre la tradition en fonction de la situation actuelle, seule réellement vécue, et de faire comprendre les situations actuelles en fonction de la tradition, de faire passer la tradition dans la praxis du groupe » (Mammeri et Bourdieu 1978 : 64). Plus encore, l’amusnaw, dit M. Mammeri, est celui qui est « capable non seulement de mettre en pratique le code admis, mais de l’adapter, de le modifier, voire de le “révolutionner” » (Mammeri et Bourdieu 1978 : 64), c’est ce que Santos appelle le travail consistant à « identifier les tendances futurs (“le pas encore”) » (Santos 2011 : 37) et de le proposer à la société pour sa réalisation. Comme les yamusnawen, comme précisé par M. Mammeri, nombreux, étaient censés avoir le savoir total de la société et les solutions idoines aux problèmes du moment (Mammeri et Bourdieu 1978 : 53), se reconnaissaient selon leur spécialisation, ameddah (répétiteur ou récitateur) et afsih (innovateur) (Mammeri & Bourdieu 1978 : 54), et selon leur niveau (apprenti, niveau moyen et haut niveau), « se rendent visite d’une tribu à l’autre » (Mammeri et Bourdieu 1978 : 52) pour échange selon le principe que « chacun apprend chez l’autre (Wa iheffed yef-fa) » (Mammeri et Bourdieu 1978 : 53), se faisaient la concurrence pour qui va dire mieux, transmettait leurs «tamusni» à leurs successeurs selon des méthodes d’apprentissage bien précise (Mammeri et Bourdieu 1978 : 52), il y avait donc dans la Kabylie ancienne de véritables écoles de savants et de savoirs qui permettaient à la société d’évoluer en restant elle-même.

Et si ce n’était pas « l’invasion de la Kabylie, à partir du XVIème siècle, par les marabouts, c’est- à-dire par des hommes qui apportent une civilisation sacrée, internationale, urbaine, scripturaire, liée à l’Etat » (Mammeri et Bourdieu 1978 : 63), qui a fait que la société kabyle, « lorsqu’elle avait à dire certaines choses, lorsqu’elle avait à passer à un autre registre (par exemple celui de la cosmologie), […] se heurtait à quelque chose qui existait déjà et qui exerçait de ce fait un effet de censure, en empêchant les Kabyles de tirer des réponses de leur propre fonds, de leur tamusni même » : (Mammeri et Bourdieu 1978 :63), la société kabyle aurait peut-être connue la même « évolution qui s’est réalisée dans le cas de la société grecque » ancienne (Mammeri et Bourdieu 1978 :63) qui a donné naissance à la civilisation gréco-romaine et à la modernité occidentale.

L’amusnaw : de la critique de l’épreuve à l’épreuve des critiques

Le récit de M. Mammeri raconte d’une certaine façon l’épreuve de l’amusnaw, sa tamusni avec, face à l’intrusion de l’extérieur de la société d’un élément étranger, le marabout avec son savoir islamique, pour le concurrencer. Il expose trois moments de l’épreuve : moment de gloire, moment de concurrence-résistance et moment de perte de terrain puis d’effacement. Ce récit qui conforte et renforce la thèse singularisante du territoire de la Kabylie heurte la conception unitaire d’une « anthropologie du Maghreb » qui plaide la cohabitation permanente des valeurs de laïcité avec l’islamité, d’où sa critique par les promoteurs de l’approche quasi-segmentariste (Chachoua 2001) ou  semi-segmentariste (Mahé 2006 [2001]). Dans cette partie, nous présenterons dans un premier temps les critiques adressées à l’épreuve de l’amusnaw et de la tamusni comme rapportée par M. Mammeri, puis, dans un deuxième temps, nous essayerons d’aider[4] le récit de M. Mammeri sur l’amusnaw à traverser indemne cette épreuve des critiques.

La critique de l’épreuve

C’est avec virulence qu’A. Mahé critique sur ce sujet M. Mammeri, lui reprochant d’évoquer « avec assurance un passé lointain  (avant le XVIe siècle), où les fonctions de marabouts et d’imusnawen étaient nettement différenciées […] Or, ajoute-t-il, du fait de l’extrême faiblesse des sources, on ne peut que se perdre en conjectures sur cette question » (2006 [2001] : 118). Concernant la distinction nette établie par M. Mammeri, entre l’imusnawen avec leurs savoirs et fonction sociopolitiques, d’une part, et les marabouts avec leurs savoir et fonction religieux, d’autre part, A. Mahé dit qu’il est « vraiment peu sérieux de rabattre cette histoire des affrontements culturels liés à la confrontation de ce qui ressort de l’islamité et de ce qui ressort de la Kabylité sur celle de l’opposition entre deux groupe distincts : imusnawen / marabouts, ou même sur celle de deux fonctions tranchées, puisque celle des uns et celle des autres se recoupent (c’est nous qui soulignons) » (2006 [2001] : 118). Pour achever la thèse de M. Mammeri, A. Mahé ajoute :

Bien plus, la problématique de Mammeri […] nous semble affectée d’une erreur de perspective. Car même sur la foi des données qu’il présente, rien ne permet, pour quelque époque que ce soit, d’inférer de l’opposition entre deux horizons symboliques (kabylité et islamité) l’existence distincte et séparée de deux groupes rivaux luttant pour l’adhésion des profanes. Au contraire, la tamusni fut toujours le lieu même de ce débat, et le fait que la fonction d’amusnaw fut exercé, durant le XIXe siècle, alternativement par les laïcs et les clercs l’atteste (2006 [2001]: 118).

Contre cette thèse de M. Mammeri, encore plus violente est la charge de K. Chachoua. Pour ce dernier, « l’amusnaw (sage/savant illettré), dans ce débat [entre Bourdieu et Mammeri], est construit de façon imaginaire, mais surtout en opposition avec l’autre, savant scriptural, en l’occurrence  le mrabet ».  D’après K. Chachoua, M. Mammeri fait opposer dans le débat « deux figures qui ne s’opposent pas dans le réel, car l’amusnaw est, tout compte fait un véritable « aliéné », un paysan qui se « hait » et qui a honte de ce qu’il est : dominé symboliquement par le charisme, la blancheur et la finesse de la figure du mrabet, il fait tout pour lui ressembler » (Chachoua 2001 : 26). En vérité, dit K. Chachoua, ce qui intéresse « M. Mammeri, comme le montre sa bibliographie, […] ce ne sont […] pas les rapports conflictuels de domination existant entre ces deux profils [l’amusnaw et le marabout] […], mais exclusivement la volonté de restaurer la figure « mythique et mythologique » d’amusnaw » (Chachoua 2001 : 27). Si malgré cela, M. Mammeri a quand-même opposer les deux figures, l’amusnaw et le marabout, alors que « dans la réalité […], au moment même où a lieu le « dialogue » entre M. Mammeri et P. Bourdieu (au milieu des années 1970), […] les deux figures sont, dans l’imaginaire social, interchangeables, solidaires, familières même, et souvent l’un est en même temps l’autre »   (Chachoua 2001 : 27), c’est parce que, pense K. Chachoua, M. Mammeri a voulu faire de  « cette « division » […] le prolongement ou une continuité ethnologique et savante du mythe kabyle présent du XIXe siècle au XXe siècle […] Le marabout et l’Islam en Kabylie sont passés d’une imagerie satirique […] à l’image, que donne Mammeri, d’un personnage  » impérial et dominateur » » (Chachoua 2001 : l28).

Les deux contradicteurs ajoutent abusivement des critiques d’ordre sémantique, néologique et conceptuel. Pour K. Chachoua, « tamusni (savoir pratique) et l’amusnaw, deux termes qui dans la langue kabyle sont « plus utilisables qu’utilisés  » […], sont le produit  d’une manipulation grammaticale, autour du mot kabyle « ssen » qui signifie connaître » (2001 : 28). L’autre conséquence fâcheuse de cette « manipulation grammaticale », d’après K. Chachoua, c’est qu’elle a débouché sur un « travail de conceptualisation pratique ou de nomination » qui a amené  les intellectuels kabyles a systématiquement «  taxé les langues courantes ou les dialectes […]  de mauvaises langues […], incomplètes, souillées par les nombreux apports de langues étrangères. Ceci a abouti au fait qu’aujourd’hui […] la langue berbère [enseignée] […] est devenue pour la majorité des Kabyles une langue […] incompréhensible » (2001 : 28).  Sur un ton satirique, A. Mahé, pour sa part, signale d’une façon nette que « Mammeri, répondant aux sollicitations de Bourdieu, présente le mot tamusni comme un équivalent du concept de science et de connaissance. Or, ajoute-t-il, pour être tout à fait rigoureux, ce mot est plus simplement un nom verbal formé à partir du verbe savoir : s.n.gh (c’est nous qui soulignons) » (2006 [2001] : 118).

L’épreuve des critiques    

Trois points essentiels ressortent des réserves formulées par A. Mahé et K. Chachoua à l’encontre de la thèse de Mammeri sur l’amusnaw, la vérité du récit ou des faits, la perspective adoptée et la dimension sémantique des concepts d’amusnaw et de tamusni, sur lesquels nous tenterons ici d’apporter des réponses.

D’abord sur la vérité du récit, si A. Mahet et K. Chachoua avaient écouté le terrain plutôt que d’interroger des livres et archives, en plus du cas sur lequel M. Mammeri nous apporte son témoignage, son père même qu’il présente comme le dernier des anciens imusnawen – A. Mahé et K. Chachoua, n’en ayant pas tenu compte, semble ne pas en croire –, dans la mémoire collective kabyle, il y a encore tant de faits et d’histoires se rapportant à l’amusnaw, qui se racontent encore dans la société, parfois par des témoins oculaires. Akli, près du centenaire, se souvient de Hemmou N’Aamar qui, à peu près au début des années 1940, s’absentait pendant deux, voire trois mois en allant dans les pays lointains. « On le sollicitait de partout, on aimait l’écouter, parce qu’il savait parler, il avait des connaissances, dit-il. Quand il revenait, il apportait beaucoup de biens qu’il recevait comme dons ou rémunérations, ajoute-t-il. Dans le village, les gens l’invitait couramment à diner, pour l’écouter, égayer leur maison et apprendre de lui, conclut-il (c’est nous qui traduisons) ». Akli n’omet pas de signaler qu’ « un jour, Hamou N’Aamrar, qui avait beaucoup de terre, est allé dans un de ses champs pour prendre des figues fraiches ; son petit-fils l’apercevant du coin d’où il surveillait les champs lui a crié alors : tu nous a ruiné ! Abattu par ces mots, il lui a rétorqué que la ruine va arriver ; et au bout de de quelques années seulement après lui, la famille a perdu tous ses champs (c’est nous qui traduisons) ». Cette histoire dit presque toutes les caractéristiques que donne M. Mammeri à l’amusnaw : détention du savoir pratique, du savoir dire et de capacités de prédiction ; disposition à se déplacer régulièrement pour rencontrer ses pairs ou  ses publics ; se consacrer exclusivement à sa fonction sociopolitique (prédication, médiation, déclamation et formation) et vivre des dons rémunérateurs que l’on reçoit à l’occasion ; reconnaissance par une communauté d’imusnawen ayant des règles d’admission d’un nouveau membre, des codes de validation de la connaissance et des principes de son affiliation et de sa transmission, une stratification-catégorisation avec des règles de progression d’un niveau à un autre.

D’autre part, si, durant la période de concurrence, le marabout avait été écouté au même titre que l’amusnaw, notamment dans quelques affaires de médiation, c’est parce que dans l’inconscient des auditeurs, ont été attribuées au marabout les caractéristiques de l’amusnaw. Naturellement, pour que la substitution dans le réel soit conforme à la substitution dans l’imaginaire, les marabouts prennent du savoir de l’amussnaw pour leur science, et, vice versa, pour que l’amusnaw reprenne sa position et sa fonction, dérobées par le marabout, il prend du savoir du marabout pour sa science.

Par ailleurs, si après la disparition de l’amusnaw au sens classique, les Kabyles ont adopté des artistes, comme Slimane Azem et Matoub Lounes, et des écrivains reconnus pour leur capacité à dire comment la société doit-être ou sera – Mammeri lui-même se faisait appeler et s’appelle toujours l’« amusnaw » –, c’est parce que, nous croyons, la société kabyle s’attache toujours à la figure de l’amusnaw qui est désormais fragmentée incarnée, toujours partiellement, par l’artiste, l’écrivain ou le politicien.

Ensuite sur la perspective, contrairement à ces adversaires qui ont généralisé à partir d’un « point fixe » fixé selon leur convenance, le XIXe siècle où « la fonction d’amusnaw […] [aurait été] exercé alternativement par les laïcs et les clercs » afin de pouvoir, contrairement à l’hypothèse de Hanoteau, de Letourneux et de Masqueray, […] réévaluer à la hausse l’importance de la référence à l’islam dans la tajmat [kabyle], que […] [ces] auteurs avaient passablement négliger » (2006 [2001 : 119) pour A. Mahé, durant le XIXe siècle et jusqu’à avant « l’insurrection religieuse de 1871 » (2001 : 32) pour montrer que « la zawiya était centrale et même la seule à régner [en Kabylie] » (2001 : 32) pour K. Chachoua, M. Mammeri a essayé de montrer que la Kabylie avait un équilibre qui a été profondément rompu par l’intériorisation d’un élément étranger, l’islam, ayant provoqué en son sein un processus de déséquilibration par un bouleversement toujours grandissant des rapports des hommes aux hommes, aux choses et au monde.  Pour se faire, il a adopté une perspective historique, en centrant son analyse sur la fonction de l’amunsnaw dans la société originelle, pour saisir le rôle de l’amusnaw dans l’équilibration, c’est-à-dire l’autonomisation et l’individuation de sa société. Puis, par une perspective critique, il a tenté de saisir le lien de cause à effet entre la perte du pouvoir symbolique par l’amusnaw, concurrencé puis supplanté par le marabout, dans la société kabyle, et la perte de l’équilibre de cette société.

Mouloud Mammeri a analysé d’abord la période préislamique où il n’y avait pas de Marabouts en Kabylie, avant le XVIe, disant qu’il y avait des imusnawen qui, tenant en partie du Savant (savoir le savoir pratique), en partie du Rhéteur (savoir dire) et en partie de l’Oracle (pouvoir prédire), avaient la fonction de dire à la société ce qu’elle était hier, ce qu’elle est/doit être aujourd’hui et ce qu’elle sera/devra être demain. Si ce n’était l’arrivée de l’islam qui a introduit le dogmatisme religieux, pense M. Mammeri, la société kabyle aurait évolué à la façon de (mais pas de la même façon que) l’Europe occidentale ayant passé de la civilisation gréco-romaine à la modernité actuelle, montrant à l’humanité et à elle-même d’abord un autre possible.

M. Mammeri se penche ensuite sur la période qui a suivi l’installation des marabouts en Kabylie. Nécessairement, du moins durant les premiers siècles, il y avait une séparation nette entre la fonction (sociopolitique) et de l’espace d’action (espace public) des imusnawen et la fonction (religieuse) et de l’espace d’action (zaouïa) des marabouts. Ce sont ces deux périodes, en somme, que M. Mammeri voulait restituer pour l’histoire et, surtout, pour l’avenir : il est possible, devrait-il penser, de redresser la trajectoire en renouant avec un passé glorieux. M. Mammeri s’est également penché sur la période suivante pour montrer comment les choses ont évolué. Suite à l’extension du champ d’influence du marabout avec sa prise de la fonction de médiation, notamment avec le pouvoir turc d’Alger avec lequel les tribus kabyles étaient en guerre permanente, il y a eu, naturellement, des chevauchements de compétence qui ont inévitablement donné naissance à des luttes, par la captatio benevolentiae, pour qui va plus captiver l’intérêt des publics.

Enfin, concernant les  dimensions sémantique, néologique et conceptuel des mots amusnaw et tamusni, quelques remarques suffisent, à notre avis, pour montrer que les critiques attaquant ce côté de la thèse de M. Mammeri sont également non fondées. Premièrement et contrairement à ce que donne à comprendre la réserve d’A, Mahé, M. Mammeri, du moins dans le texte (entretien avec P. Bourdieu), ne donne pas au mot tamusni le sens de science ou de connaissance scientifique dans l’acception conventionnelle des termes, c’est-à-dire connaissance ou famille de connaissances rigoureusement élaborée.s suivant des normes de recherche instituées et validées par des spécialistes et des procédés reconnus, ni explicitement ni implicitement d’ailleurs.

Il présente tamusni comme un ensemble de connaissances embrassant un vaste ensemble de domaines pratiques de la vie des Kabyles : techniques et périodes de bouturage, rites et méthode de labourage, de semence et des  moissons, le permis et l’interdit, règles d’alliance et de désalliance, etc.

Mais pour M. Mammeri, ces savoirs pratiques que valide la pratique ne sont pas moins importants pour assurer l’équilibration ou des transformations sociales dans leur société que le sont les savoirs purement scientifiques dans la leur. De même, pour définir ce qu’il va choisir d’appeler amusnaw, M. Mammeri considère que ce sont les rôles que permet une fonction qui donnent du sens à celui qui la pratique dans la société et qui doivent déterminer les arrangements syntactiques pour  nommer cette fonction et ceux qui l’occupent. Son souci donc est de trouver une expression par laquelle il va pouvoir dire une réalité ancienne, une « classe » dont la fonction exclusive est de savoir et de faire savoir des savoirs socialement utiles, d’une manière renouvelée tenant compte de l’appellation de la même fonction ou des agents l’exécutant dans la Grèce antique. Mammeri recourt donc à l’analogie, faisant le rapprochement entre ce que fait l’amusnaw, qui vient du verbe e-ssen (savoir), dans la Kabylie ancienne et le savant dans la cité de la  Grèce antique.

D’une façon plus générale, en tant que novateur du lexique du berbère (en tant que langue écrite et enseignée), M. Mammeri a toujours privilégié la reprise des termes disparus, ou l’emprunt en donnant la priorité au fonds (fond) commun (les différents parlers berbères) et la création par composition ou dérivation à partir de mots berbères existants. Et cette démarche est appropriée, il nous semble, notamment eu égard à la nécessité de prendre en compte dans l’aménagement l’linguistique, du « caractère culturel du développement[,] [qui] tient au rôle que jouent les langues dans un ensemble d’activités qui ont en commun leur utilisation […], et, de manière plus générale, dans le développement social et économique des communautés linguistiques » (Rousseau 2005 : 94).

Par ailleurs, si, quelques années après son officialisation, «la langue berbère [académique] […] est devenue pour la majorité des Kabyles une langue […] incompréhensible » (Chachoua 2001 : 28), ce n’est pas, comme le soutient K. Chachoua, à cause du travail fait par M. Mammeri puis par ses successeurs, dans la modernisation du lexique ou de la terminologie berbère, en procédant au remplacement des emprunts lexicaux déjà entrés dans l’usage par des mots berbères, créés ou récupérés, mais parce que cette modernisation n’a pas été accompagnée d’un effort conséquent pour l’enseignement et l’usage officiel de cette langue, et d’ailleurs, dans le monde, dit L-J. Rousseau, « il existe de nombreux cas où [lorsque] l’attribution d’un statut officiel à une ou à plusieurs langues n’a été suivie d’aucune mesure concrète destinée à soutenir […]  [son/leur] usage réel » (Rousseau 2005 : 97), le développement de cette ou ces langue.s reste une chimère.

Enfin, comme l’a justement signalé K. Chachoua, l’amusnaw est un concept qui était au début de son introduction par Mammeri « plus utilisable qu’utilisé », parce que Mammeri désigne avec ce qui n’était que vaguement remémorable, effacé de la réalité par le maraboutisme et les nouvelles institutions coloniales. Mais aujourd’hui, il permet aujourd’hui le partage de son sens : des chansons, des livres et même les gens du  commun l’évoquent pour signifier à peu près la même chose, et peut-être qu’il permettre demain le façonnement d’une nouvelle réalité.

Conclusion  

Par ce travail qui a consisté à mettre en perspective la démarche des « épistémologies du Sud » dans l’analyse de la thèse de Mouloud Mammeri sur l’amusnaw à l’aune des critiques qui lui ont été faites, nous avons pu avoir trois grands résultats.

Premièrement, nous avons pu montrer implicitement que, par les objectifs, la démarche et les résultats obtenus, la thèse de M. Mammeri sur l’amusnaw et de la tamusni constitue  un prélude parfait des « épistémologies du Sud ».

Deuxièmement, nous avons pu mettre en lumière une confrontation entre deux conceptions différentes de ce qui est Savoir et Connaissance et de qui est habilité à travailler dans la recherche scientifique. D’un côté, il y a la conception d’Alain Mahé qui se rattache et s’attache à l’universalisme occidental, qui dénie la nature scientifique à tout ce qui est de l’ordre de « La pensée sauvage », non validé ou validable par l’épistémologie du Nord, et qui considère que la pensée des sauvages ne peut être analysée que par l’esprit des modernes – c’est ce que R. Grosfoguel désigne de « fondamentalisme eurocentrique ou hégémonique » (2010 : 119) –, et celle de K. Chachoua qui oppose la modernité libérale éclairante et libératrice aux traditions  ténébreuse, «c’est, a-t-il écrit, principalement la misère, les injustices, les conflits, la peur et l’ignorance qui font distinguer et renforcer le pouvoir et le capital symbolique et économique (c’est nous qui soulignons) » (2001 : 68) des marabouts en Kabylie et, « jusqu’à la moitié du XXe siècle, la Kabylie n’a pas cessé de souffrir de ces maux  et c’est en partie le libéralisme et le totalitarisme colonial qui ont paradoxalement libéré, par l’introduction du salariat et de l’émigration, les Kabyles de ses maux traditionnels » (2001 : 68) – c’est ce que R. Grosfoguel désigne de « fondamentalisme tiers-mondiste ou marginal » (2010 : 119). De l’autre côté, il y a la conception de M. Mammeri qui postule que la connaissance est socialement construite et localement située, et pour le cas de la Kabylie précisément, s’était, juste avant le XVIe siècle, la Grèce antique[5] (qui a construit la base de la pensée occidentale) en balbutiement, c’est-à-dire que les imusnawen étaient de véritables savants et leur tamusni qu’ils disaient, comme dirait Ricœur, était « plein[ne] de sens, chargé[e] de philosophies latentes, que par conséquent on […] [pouvait] attendre le Hegel ou le Schelling du totémisme » (Lévi-Strauss 1963).

Troisièmement, nous avons pu  dévoiler, se cachant derrière ces divergences annoncées, un autre sujet de confrontation, véritable sujet de discorde dans le champ scientifique qui a ses prolongements sur le terrain des luttes sociopolitiques : l’orientation à donner pour l’avenir du territoire de la Kabylie par chacune des perspectives en confrontation. Avec la perspective de M. Mammeri, l’avenir de la Kabylie est articulé sur un passé préislamique du territoire pour le rétablissement de la continuité historique fondée sur le «mythe kabyle», nécessitant un travail de reconstitution de la « matrice originale » devant déboucher sur une entrée dans la modernité du « pluriversalisme », entrée que M. Mammeri a déjà commencée en faisant passer le berbère de l’oralité à la littératie[6] par le recours à l’universel, le latin, pour le choix des caractères alphabétiques et le local, les différents parlers berbères, pour l’aménagement linguistique. Avec la conception d’A. Mahé et de K. Chachoua, par contre, l’avenir de la Kabylie se définit par coupure avec le passé propre et l’adhésion à une « matrice commune »[7] déterminant les valeurs partagées par toutes les communautés ethniques, matrice et valeurs fabriquées pour rendre effective une communauté d’appartenance fictive, le mythe du « Maghreb arabe ». Ici les éléments particularisant, linguistiques, historiques, etc., doivent être tempérés face à, voire même, pour K. Chachoua, se dissoudre dans la ou les culture.s dominante.s, pour assurer une entrée dans la modernité par l’assimilation culturelle et la modernisation économique.

Mohamed-Amokrane Zoreli, Université de Bejaia Route de Tichy 06000 Bejaia (Algérie)
Email : Zoreli.univbejaia@gmail.com

Notes de renvois

1 Dans un ouvrage tout récent, l’anthropologue et ancienne élève de Mammeri, Tassadit Yacine, aborde la tamusni et l’anthropologie de M. Mammeri étrangement sans même-pas évoquer les critiques suscitées (2021 : 19-32). Or esquiver ou omettre ces critiques, c’est laisser la thèse de M. Mammeri mourir. En même temps, deux phrases au moins de Tassadit Yacine dans ce texte l’engage malgré elle dans cette controverse. La première est l’assertion que « Mammeri ressentait déjà ce besoin de faire exister le Maghreb sous son vrai visage […] [et de]  la défense des spécificités maghrébine » (2021 : 26). La deuxième est lorsqu’elle écrit : « n’est-ce pas la fonction de l’amusnaw que l’enfreindre de temps à autres les règles afin de permettre au système de fonctionner et, dans le même temps, de justifier leur position sociale consistant à fournir les solutions aux problèmes posés par la société » (2021 : 31), en ajoutant juste après : « c’est la vision que nous avons des marabouts qui avaient pour fonction d’ouvrir les portes » (2021 : 31), c’est-à-dire de donner des solutions. Par ces deux assertions, que M. Mammeri postulait l’unicité des spécificités anthropologiques du Maghreb et que le marabout était dans l’imaginaire de la société kabyle un amusnaw, elle fait couler la tamusni de M. Mammeri dans le moule de ses contradicteurs, promoteurs des perspectives segmentariste et semi-segmentariste. Nous devons ajouter qu’elle le fait à, à notre avis, à son insu, puisque même lorsqu’elle parle de M. Mammeri en tant que  « précurseur et modèle » (2021 : 114-129), elle n’évoque pas cette dimension fondamentale de celui-ci en tant que précurseur des épistémologies du Sud,  il a même fallu que l’intervieweur la relance sur son rôle dans le travail mener pour « « décoloniser » l’anthropologie » dans le Sud.

2 A propos de cette thèse, Mammeri lui-même dit : « Il y a maintenant une ethnologie ou anthropologie algérienne et, d’une façon plus circonscrite, kabyle » (Bourdieu, Mammeri et Yacine : 2003: 9)

3 Cet épistémologie de l’aveuglement a provoqué au niveau de l’élite du Sud cette double minoration, de soi en se contentant, dans le cas où on ose s’aventurer trop loin, « d’apporter de nouvelles interprétations et explications » (Dahmani 1983 : 5) aux nouveaux échecs de leur pays, et de sa culture d’appartenance, en soutenant  que proposer un retours aux « valeurs sociales des sociétés dites primitives ou des survivances des sociétés précoloniales » pour rétablir la continuité historique, c’est « refuser le développement au Tiers-Monde » en l’engageant sur la voie « suicidaire » consistant à le « figer dans des structure fantomatiques et chimériques » (Dahmani 1983 : 211) et que la solution-remède est dans le mal : « l’élargissement de l’accumulation du capital et la reproduction élargie des forces productives …tantôt perçue sous du marxisme-linénisme, tantôt sous l’angle du réformisme de la voie libérale » Dahmani 1983 : 211).

4 Comprendre que nous allons essayer de l’aider à faire sortir ses capacités de résistance à ces critiques.

5 Il rejoint ici A. Camus qui, « quand […] [il] réalise en 1939 sa grande et brillante enquête sur “La misère en Kabylie”, son premier article est sous-titré : “La Grèce en haillons” » (Lenzini 2000 : 98).

[6] « On entend ici par littératie la culture de l’écrit, c’est-à-dire la capacité et la propension pour une personne à l’utilisation du langage écrit (lecture ou écriture) dans la communication et les activités cognitives. » (Rousseau 2005 : 95).

[7] A. Mahé, à titre d’exemple, évoque « ces organisations communautaires désignées, à l’échelle du Maghreb, sous le terme générique d’assemblée (djemâ’a) » (2001[2006] : 7), suggérant l’idée que cette institution existait uniformément dans tout cet espace.

Bibliographie

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Santos Boaventura de Sousa., Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science, Ed. et Trad. Par Jean-Louis Laville, Paris, Desclée de Brouwer, coll. Solidarité et société, 2016 [2014]. [publication originale :  Epistemologies of the South: Justice against epistemicide. Boulder, Paradigm Publishers, 2014].

Yacine Tassadit, La face cachée de MAMMERI, Alger, Editions Koukou, 2021.

[1] Dans un ouvrage tout récent, l’anthropologue et ancienne élève de Mammeri, Tassadit Yacine, aborde la tamusni et l’anthropologie de M. Mammeri étrangement sans même-pas évoquer les critiques suscitées (2021 : 19-32). Or esquiver ou omettre ces critiques, c’est laisser la thèse de M. Mammeri mourir. En même temps, deux phrases au moins de Tassadit Yacine dans ce texte l’engage malgré elle dans cette controverse. La première est l’assertion que « Mammeri ressentait déjà ce besoin de faire exister le Maghreb sous son vrai visage […] [et de]  la défense des spécificités maghrébine » (2021 : 26). La deuxième est lorsqu’elle écrit : « n’est-ce pas la fonction de l’amusnaw que l’enfreindre de temps à autres les règles afin de permettre au système de fonctionner et, dans le même temps, de justifier leur position sociale consistant à fournir les solutions aux problèmes posés par la société » (2021 : 31), en ajoutant juste après : « c’est la vision que nous avons des marabouts qui avaient pour fonction d’ouvrir les portes » (2021 : 31), c’est-à-dire de donner des solutions. Par ces deux assertions, que M. Mammeri postulait l’unicité des spécificités anthropologiques du Maghreb et que le marabout était dans l’imaginaire de la société kabyle un amusnaw, elle fait couler la tamusni de M. Mammeri dans le moule de ses contradicteurs, promoteurs des perspectives ségmentariste et semi-ségmentariste. Nous devons ajouter qu’elle le fait à, à notre avis, à son insu, puisque même lorsqu’elle parle de M. Mammeri en tant que  « précurseur et modèle » (2021 : 114-129), elle n’évoque pas cette dimension fondamentale de celui-ci en tant que précurseur des épistémologies du Sud,  il a même fallu que l’intervieweur la relance sur son rôle dans le travail mener pour « « décoloniser » l’anthropologie » dans le Sud.

[2] A propos de cette thèse, Mammeri lui-même dit : « Il y a maintenant une ethnologie ou anthropologie algérienne et, d’une façon plus circonscrite, kabyle » (Bourdieu, Mammeri et Yacine : 2003: 9)

[3] Cet épistémologie de l’aveuglement a provoqué au niveau de l’élite du Sud cette double minoration, de soi en se contentant, dans le cas où on ose s’aventurer trop loin, « d’apporter de nouvelles interprétations et explications » (Dahmani 1983 : 5) aux nouveaux échecs de leur pays, et de sa culture d’appartenance, en soutenant  que proposer un retours aux « valeurs sociales des sociétés dites primitives ou des survivances des sociétés précoloniales » pour rétablir la continuité historique, c’est « refuser le développement au Tiers-Monde » en l’engageant sur la voie « suicidaire » consistant à le « figer dans des structure fantomatiques et chimériques » (Dahmani 1983 : 211) et que la solution-remède est dans le mal : « l’élargissement de l’accumulation du capital et la reproduction élargie des forces productives …tantôt perçue sous du marxisme-linénisme, tantôt sous l’angle du réformisme de la voie libérale » Dahmani 1983 : 211).

[4] Comprendre que nous allons essayer de l’aider à faire sortir ses capacités de résistance à ces critiques.

[5] Il rejoint ici A. Camus qui, « quand […] [il] réalise en 1939 sa grande et brillante enquête sur “La misère en Kabylie”, son premier article est sous-titré : “La Grèce en haillons” » (Lenzini 2000 : 98).

 

3 Commentaires

  1. A noter, à propos du passage « lorsqu’elle avait à dire certaines choses, lorsqu’elle avait à passer à un autre registre (par exemple celui de la cosmologie), […] se heurtait à quelque chose qui existait déjà et qui exerçait de ce fait un effet de censure, en empêchant les Kabyles de tirer des réponses de leur propre fonds, de leur tamusni même », qu’il existe bien une religion kabyle, une cosmogonie et une cosmologie kabyles.
    Les aménagements concédés dans le domaine religieux sous la pression des Turcs d’Alger et de Constantine ne doivent pas occulter le fait qu’il existe encore à ce jour un récit et une explication de l’origine du monde, des forces supérieures : une cosmogonie, une cosmologie et une religion kabyles. N’est-ce pas le patriarche-prêtre qui représente la famille au sein du conseil du village, comme en Méditerranée durant l’antiquité ? C’est la religion (à ne pas confondre avec les récits orientaux d’une création de l’univers) kabyle qui structure la démocratie kabyle. Il faut noter que, dans cette perspective historique justement, la Kabylie a ceci de particulier : par son contexte géographique, elle a pû conserver ses institutions là ou la Méditerranée a dû passer par la case du Moyen Âge.

  2. Merci pour ce texte. Une mise au point au point indispensable. A. Lahlou avait soulevé ce point dans sa thèse sur la poésie orale kabyle ancienne (EHESS, 2017) malheureusement non publiée. Dans la discussion avec le jury sur le rapport entre la Poésie et la tamusni, il avait discuté et contesté les conclusions de Mahé et Chachoua.

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