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L’oeuvre de la Soummam, un projet de société en héritage

Soummam

Les principaux organisteurs du congrès de la Soummam

La diversité des analyses et des interprétations qui nous livrent les historiens à propos de l’historiographie de la Soummam révèle avant tout la pertinence de l’œuvre doctrinale d’Ifri dans ses dimensions politique, militaire, idéologique, sociale et géopolitique.  

Les travaux historiques de recherche, se rapportant à ce moment-clé de l’Algérie en armes, sont menés avec le souci de la rigueur historique. Par ailleurs, ils portent leur attention sur les débats et les jeux du pouvoir et accordent une place privilégiée aux meneurs politiques qui ont joué un rôle de premier plan dans la conduite du mouvement révolutionnaire. 

Ecrire sur la doctrine de la Soummam sans pour autant lui donner pour supports les idées politiques et les origines des groupes sociaux et ne cherchant pas à savoir comment sont nés ces concepts, dans quelles conditions et déterminés par quels événements ; au final, c’est réduire l’analyse à la lecture immédiate de l’événement historique et la soustraire, de facto, des temps longs du projet soummamien. 

Doit-on examiner le Congrès de la Soummam comme une étape révolutionnaire dans le contexte bien particulier de l’héritage exclusif du mouvement national d’avant-garde ou, à l’inverse, doit-on le comprendre comme la traduction d’un mouvement historique plus vaste au regard des pages longues de l’histoire de l’Algérie dans ses multiples expressions politique, syndicale et sociale ?  

En d’autres termes, la vision soummamiènne a-t-elle pour dessein de calquer la structure politique nouvelle sur l’organisation du PPA-MTLD, ou c’est bien le contraire, souhaite-t-elle donner naissance à un ordre national nouveau plus large et conforme à la réalité multiple et diverse de la composition nationale ?   

Peut-on considérer ce moment historique comme l’incarnation de la tâche de la clarification politique et idéologique dans la guerre de Libération ? Représente-t-il l’acte d’approfondissement de la rupture radicale avec l’ordre colonial et le moment fondateur à la faveur de la conception de l’Etat-nation moderne ? Et à partir duquel se sont diffusées en Algérie des innovations intellectuelles majeures ? 

L’esprit de la Soummam opère-t-il la décantation révolutionnaire avec certains groupes sociaux et tendances politiques qui s’arrogent un rôle contre-révolutionnaire ? Quelle place accorde-t-il respectivement aux élites citadines et aux masses populaires paysannes dans l’organisation et le commandement insurrectionnel ? Est-il soucieux de répondre aux attentes paysannes en rompant avec la domination féodale ?

Plus précisément encore : la Soummam mobilise-t-elle essentiellement la frange citadine et politique du nationalisme algérien pour conforter une position sociale déjà avantageuse ? Enfin, la doctrine politico-idéologique a-t-elle vocation à traduire le contenu exclusif de la proclamation du 1er Novembre ? Ou plus en avant, représente-t-elle l’expression irréversible de la maturité de la conscience politique révolutionnaire ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles cette réflexion entend répondre.  

La tâche majeure de ce travail historique consiste donc à élargir le champ de l’interprétation historique en rendant compte de la pertinence intellectuelle de la pensée de la Soummam, dans ses innovations politico-idéologiques, ses horizons de sens et ses champs d’activité : une contribution majeure et inédite à l’œuvre de guerre et d’émancipation du peuple algérien. 

Il s’agit, par ailleurs, d’inciter à la réflexion, à l’analyse et à la lecture la plus perspicace de notre histoire. Participer aux côtés des historiens sincères et responsables, qui s’engagent dans l’écriture objective, en s’appuyant particulièrement sur les méthodes académiques et scientifiques. Celle qui permet aux Algériens cette quête permanente d’une histoire qui soit leur patrimoine commun, dans laquelle ils puissent se connaître et se reconnaître. 

En somme, faire face aux guerres mémorielles qui découpent en tranches, réduisent, malmènent et enfin instrumentalisent au gré des conjonctures internes, en occultant sur fond d’amnésies sélectives bien des événements d’une importance vitale pour l’histoire de l’Algérie et son devenir commun. 

Les conditions historiques de l’émergence de l’esprit de la Soummam

Depuis la fin des années quarante, le Mouvement national d’avant-garde fut plongé dans d’innombrables crises internes. Elles avaient affaibli le mouvement indépendantiste sur les plans politique et organique. D’abord, ce fut en 1949, avec la crise de la conscience démocratique, ensuite ce fut au tour du démantèlement de l’Organisation spéciale en 1950, pour aboutir au final en 1953-1954 à l’implosion du parti à l’issue d’une lutte d’appareil entre les centralistes et les messalistes.  

Après l’échec de la tentative de refaire l’unité du PPA-MTLD dans une alliance centraliste-activiste dirigée contre les messalistes, le Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action (CRUA), sous la conduite de Mohamed Boudiaf, avait décidé de lancer l’insurrection armée. En juin 1954, les membres des Vingt-deux ont confié à cinq dirigeants le soin de préparer la guerre de Libération – Ben Boulaid, Boudiaf, Ben M’hidi, Bitat et Didouche.  

Tenant le maquis en Kabylie depuis 1947, Krim avait rallié le groupe après qu’il fut assuré de la responsabilité d’une wilaya s’étendant sur la Haute et Basse Kabylie, et sur l’insistance particulière de Ben Boulaid. Il était jusqu’ici messaliste. Les Six historiques étaient jusqu’alors inconnus du peuple algérien.

Ce fut en réalité, en rangs dispersés, amoindri, amputé et dans des conditions périlleuses que fut déclenché le 1er Novembre par le FLN-ALN – évidemment, il n’y a pas de modalités idéales, parfaites et consensuelles pour lancer la Révolution. Le groupe de Constantine, sous la responsabilité de Mechati, s’était en effet retiré la veille du passage à l’action directe. Messali venait de créer le Mouvement national algérien (MNA) et demeurait, au plus grand nombre de militants et cadres du parti, une véritable icône nationale. Dans leurs esprits, aucune initiative politique radicale ne pouvait être entreprise sans son aval et son autorité. Une grande confusion régnait dans les consciences de beaucoup de militants. 

En janvier 1955, Boudiaf, bloqué à l’extérieur, n’avait pu tenir la réunion qui avait été envisagée afin de prendre des mesures urgentes pour mieux coordonner le développement de l’insurrection nationale. Didouche était mort au champ de bataille en janvier 1955, Bitat fut arrêté la même année, et Ben Boulaid fut capturé en février 1955 en Tunisie. En Mars 1955, sur les six historiques qui ont déclenché la guerre, il n’en restait en liberté et sur le sol national que Krim et Ben M’hidi.   

L’organisation du FLN-ALN, à ce moment-là, était encore embryonnaire. L’ampleur prise par la guerre les premiers mois faisait apparaître les limites du fonctionnement qui présidait le déclenchement de la Révolution. Le moins que l’on puisse dire enfin, c’est qu’il était plus que nécessaire et incontournable de procéder à état des lieux, si l’on voulait éviter l’enlisement de la guerre, voire l’éclatement de l’unité de la résistance, et l’effondrement du projet indépendantiste. 

La complexité et l’acuité du moment historique rendaient de plus en plus urgente la nécessité de structurer le FLN-ALN, de définir leurs rapports, et d’encadrer leurs actions. Une phase particulière du processus historique qui exigeait, de chaque cadre révolutionnaire de l’innovation et la capacité de sortir du cadre des représentations antérieures, déjà dépassées: celles du PPA-MTLD.  

C’est ce qu’avait entrepris Abane, dès qu’il avait assumé, à Alger, des responsabilités politiques. Entouré de Ben M’hidi et Ben Khedda, et dans un examen approfondi de la conjoncture révolutionnaire, il avait avant tout relevé les faiblesses doctrinales du FLN et les insuffisances organisationnelles de l’ALN. Il avait réfléchi aux voies et moyens pour donner un caractère incontestable au FLN-ALN et une dimension nationale à la guerre de Libération. 

Comment mettre en place une autorité régalienne et centrale de la Révolution ? Comment imposer l’hégémonie du FLN-ALN susceptible de représenter l’insurrection ? Comment lier la discipline vitale pour un parti révolutionnaire avec un fonctionnement collégial et infiniment plus démocratique du centralisme ? Comment surmonter les retards dans la formation politique et idéologique ? Comment faire adhérer le peuple dans ses différentes composantes à la dynamique révolutionnaire ? Comment libérer le peuple algérien des pesanteurs du communautarisme et de la domination du féodalisme? Et comment mettre fin à la faiblesse de la communication et de l’information entre l’intérieur et l’extérieur ? 

Et enfin, comment faire face aux grandes carences constatées dans la recherche et la mobilisation de grands moyens matériels et financiers, sans lesquels la Révolution ne pourra pas faire un seul pas en avant durable ? Comment   remédier à la coordination insuffisante entre les zones ? Comment, par ailleurs, être en vis-à-vis aux premières insubordinations et chefs livrés à eux-mêmes ?

Une pensée qui permet d’identifier, d’évaluer, de mesurer, de classer et de comparer devient un élément déterminant d’une nouvelle prise de conscience. Elle sert, en effet, de fondement à la réflexion insurrectionnelle. Ce fut dans cet état d’esprit que le tandem Abane-Ben M’hidi a fait prévaloir la cohérence du raisonnement et la justesse de l’analyse stratégique.  

Au nom d’une pensée révolutionnaire et du modèle d’Etat-nation moderne, ils ont forgé les bases théoriques d’une pensée politique qui s’imposera dans l’Algérie en guerre : la doctrine politico-idéologique de la Soummam, son essor accompagnera en fait la transformation de la guerre de Libération et son émergence en ce sens est indissociable de l’évolution de la conscience nationale révolutionnaire.     

La Soummam et la conception de l’Etat-nation

La doctrine soummamienne part d’une interrogation centrale sur les fondements de la Révolution. Elle constitue le point de départ d’une réflexion fondamentale : une pensée politique qui pose les bases de la conception de l’Etat-nation où se forgent les premiers jalons à partir desquels s’établira la vision moderne d’un Etat indépendant garant de la justice sociale. Elle nous met en présence d’une réflexion originale sur la modernité : celle qui pose la question radicale sur le sens et la valeur du progressisme et qui ouvre des horizons au principe même de la modernité algérienne.

Elle produit un ordre politique qui définit un objectif commun capable de répondre aux exigences présentes et à venir dans toute la société algérienne. Elle enjoint la Révolution à sortir de l’esprit communautaire : une manière d’enraciner la conception réaliste et anthropologique de la Révolution dans une dimension nationale. L’importance nouvelle accordée à l’idéal national bouleverse en fait les conditions d’exercice de la vie révolutionnaire. Son ambition n’est pas seulement d’abattre le colonialisme, mais de porter un coup définitif au féodalisme et broyer le communautarisme.  

Elle se veut le creuset d’une réalisation collective, l’espace d’un devenir commun et le lieu où se forme la volonté générale. Dans la Charte d’Ifri, la nation algérienne forme un corps politique indivisible, unitaire, inaliénable et imprescriptible. Toute division entre des communautés nationales conduirait à l’affaiblissement de l’insurrection de Novembre et au rétablissement de l’ordre colonial. 

Il n’est pas concevable, pour les soummamiens, de défendre une Révolution qui confierait le pouvoir politique à un corps divisé dans les différentes composantes seraient conduites à s’entre-déchirer. Ce qui était possible dans le cadre étroit du colonialisme ne l’est pas dans l’Algérie en armes. Dans l’esprit de la Soummam, la nation est investie d’un sens idéologique fort : elle désigne une communauté soudée par une histoire commune, rassemblée autour de l’objectif de l’indépendance et unie par un esprit national qui lui est propre.

La vision de la Soummam est donc de recourir à l’idée de la nation afin de construire une représentation unitaire du peuple. Distinct de la masse sociale composite, conçue comme une totalité complète et homogène, elle est selon cette l’approche une figure capable d’incarner l’existence d’un nouveau corps politique souverain. Dans cette perspective, la nation est simplement la représentation moderne du peuple : elle permet de penser celui-ci comme une congrégation solidaire et non comme une foule dispersée.  L’idée d’une nation indivisible permet aux algériens de rompre avec l’héritage de l’impérialisme français, ses affidés et combattre le féodalisme.

Dès lors que l’ordre colonial n’est plus le dépositaire de la souveraineté politique ni la figure emblématique à laquelle se rattachent toutes les forces sociales, le peuple algérien n’apparaît plus que comme un agrégat fragile formé de cultures hétérogènes et disséminées. Appartenir à la nation, c’est convenir au même segment social, une portion si large qu’elle englobe l’ensemble de la population. L’Etat-nation est ensuite l’instrument intellectuel par lequel il est possible de concevoir la souveraineté du peuple.

Dans cette seconde perspective, l’idée de la nation est destinée à forger un nouveau projet politique en rupture avec la société féodale. Elle désigne le corps social, impérissable et indivisible, qui unit le peuple algérien dans la volonté politique commune. Lentement, les formes de la pensée évoluent, délaissant l’esprit communautaire au profit d’une ouverture à la citoyenneté. Les conséquences révolutionnaires et morales de tels bouleversements sont énormes.  

Par ailleurs, si le peuple algérien colonisé est simplement un agrégat des forces éclatées, l’Etat-nation dans la perspective soummamienne est une entité uniforme. Il est la figure unifiée de la communauté nationale, le corps politique dans lequel tous les citoyens sont associés.

C’est lui qui, dans cette projection, appelle de ses vœux, devient le titulaire dans la souveraineté algérienne. La doctrine politico-idéologique d’Ifri entend une voie plus moderne et radicale. Elle construit une argumentation laïcisée et dépouille le vieux discours assimilationniste de ses oripeaux religieux. Elle  place habilement le débat sur le terrain séculier et non religieux : loin de discuter la thèse du droit divin, elle affirme en effet que ce sont les lois fondamentales de la République, expression du pacte originel liant le peuple et  la dynamique révolutionnaire qui guident les intérêts suprêmes du peuple algérien.

Elle le formule ainsi : «C’est une lutte nationale pour détruire le régime anarchique de la colonisation et non une guerre religieuse. (…) C’est en fin la lutte pour la renaissance d’un Etat algérien sous la forme d’une République démocratique et sociale et non la restauration d’une monarchie ou d’une théocratie révolues».1

En définitive, les soummamiens apportent une double contribution à la philosophie révolutionnaire. D’un côté, en diffusant l’idée du consentement populaire, ils participent tout d’abord à la transition vers une conception moderne de la vie politique : dans leur projet, le peuple se donne un représentant afin de mener la guerre contre le colonialisme, garantir l’indépendance, la justice sociale, la paix et la sûreté.

De l’autre, la population prend ainsi conscience de l’émergence de l’Etat-nation et de son attachement à la nation algérienne : l’ensemble des habitants partageant le sentiment d’appartenir à une même communauté nationale ; un territoire matérialisé et des institutions souveraines régnant sur cette circonscription nationale sous l’autorité exclusive du FLN-ALN.

Les conceptions religieuses sont reléguées au second plan, et par ailleurs, la foi fonctionne comme un levier de mobilisation nationale. Elle n’est pas la sublime ordonnatrice de la société, elle n’est que la garante des liens sociaux découlant de l’appartenance des hommes ç un même pays selon les régles définies par les lis de la République révolutionnaire.     

Enfin, la pensée politique de la Soummam dépasse largement le cadre de la réflexion institutionnelle. Elle entend réfléchir à la marche nationale dans toute sa complexité. Elle n’élude pas cependant les interrogations majeures sur l’organisation de la société et fait progresser les notions aussi essentielles que la citoyenneté, la modernité, la laïcité, le droit, la justice, l’Etat, les relations internationales, l’histoire et l’algérianité. 

La vision politique dans la conception de l’Etat-nation posée par l’esprit soummamien s’appuie sur le principe de la rupture avec l’ordre colonial et ses alliés : elle suppose la possibilité de garantir à tous les Algériens les mêmes droits dans l’espace public. Les citoyens ne doivent pas être identifiés par leur rang social ou par leur origine ethnique, car la reconnaissance de telles différences conduirait inéluctablement à recréer dans l’Algérie en lutte les inégalités et des divisions dans les rangs du mouvement libérateur.

Les attaches communautaires selon la doctrine de la Soummam enfermeraient les Algériens dans une condition sectaire et réductrice dont ils ne pouvaient sortir. Le citoyen est celui qui possède ces droits et qui est tenu de les exercer dans l’ordre politique national.  

L’impact de la Soummam, c’est ce qui fait le citoyen, c’est son appartenance à une communauté civique. Une telle conception de l’individu rompt avec la vision des temps anciens, celles du communautarisme et des féodalités qui exaltaient la supériorité des bachaghas, des caïds et d’autres notabilités. Elle implique de considérer tous les individus de façon abstraites, à partir des liens qui unissent le pays. Toutes ces évolutions doctrinales permettent en effet la reconnaissance progressiste, par la société nationale, d’une suprématie du FLN-ALN, forgée sur le terrain des luttes politique, militaire, syndicale, sociale et diplomatique.  

La doctrine de la Soummam et le féodalisme

Le régime colonial a été instauré par les armes, en semant la terreur, la famine et la misère. Pour imposer la colonisation destructrice et meurtrière, les généraux français ont gazé, exproprié et déporté la population nationale et rasé des villages entiers. Ils ont détruit la société, ses structures vitales, sa base économique et ses acquis anciens. Ils ont pris la terre aux Algériens et occupé leurs bâtiments, puis les colons français se sont emparés des forêts de chêne-liège et des ressources minières. 

Le peuple algérien était réduit à la pauvreté et à la marginalité. «…Il faut empêcher les Arabes de semer, de récolter et de pâturer», avait ordonné Bugeaud. Mais il s’est consolidé par l’allégeance particulière de la féodalité mercenaire, représentée par les grandes familles de l’ancien makhzen, les dignitaires du régime turc, et plus tard, par la féodalité administrative : bachaghas, caïds, naibs, etc.

A l’exception de Boumezrag de Médéa et d’Ahmed de Constantine qui se sont levés spontanément pour défendre les terres de nos ancêtres, les beys et les gros possédants terriens enrichis par les concessions foncières des Turcs, pour sauver leurs intérêts et leurs situations, se sont mis immédiatement au service de la colonisation française. Les familles Mohand Saïd Ben Aly Cherif-Ameziane, Seghir Bengana, Mihoub Ben Chennouf et tant d’autres, qui, dès les débuts des mouvements insurrectionnels, ont fait allégeance à l’ordre colonial et apporté leurs concours au colonialisme dans ses féroces répressions. 

Ce sont, en effet, ces seigneurs féodaux qui contrôlaient de vastes territoires et la féodalité administrative qui ont servi une cause injuste : la colonisation barbare, un système à contretemps de l’évolution humaine. Pendant longtemps, les écoles françaises destinées aux autochtones algériens ont porté le nom officiel «d’écoles pour fils de notables». Ce dernier terme désignait souvent la progéniture de cette classe féodale restreinte de gens privilégiés.

Cette caste préférée, à la recherche de nouveaux titres, s’est fortement appliquée à dévier la dynamique de l’émancipation sociale et politique de l’Algérie. Au cours des décennies et jusqu’au plus fort de la lutte armée, ces féodaux ont servi les desseins du colonialisme, en tentant vainement à diviser le peuple algérien qui était engagé dans la voie de la réalisation nationale.

Ainsi, dans l’histoire de la résistance héroïque et tragique du peuple algérien, face au colonialisme destructeur, ces grandes familles mercenaires et terriennes, les chefs religieux et les dynasties de khalifas et bachaghas ont été les éléments de discorde et de trahison dans un pays organisé sur le pied de guerre et qui s’efforçait de défendre son indépendance.

A trente-neuf ans d’intervalle, les soulèvements de Abdelkader et Ahaddad, en déclenchant les forces populaires et en faisant agir les masses paysannes, en les regroupant et en les remobilisant contre un envahisseur plus fort et plus moderne, n’ont pas été autre chose que des révolutionnaires.

Dans un sursaut digne des révolutions des peuples opprimés atteints dans leurs vies et leurs terres, ces leaders ont rallié les paysans des différentes régions du pays, ceux de l’Ouest, ceux de la province d’Alger, ceux de la Kabylie, de l’Est et les opposants aussi bien aux colons qu’aux féodaux et chefs religieux alliés de la France. 

Ils ont fait preuve d’une conscience politique aiguë, en brisant la conscience tribale et clanique, longtemps entretenue par la féodalité mercenaire. Ils ont par ailleurs ouvert la voie à l’affirmation d’une conscience nationale moderne qui avait projeté son ombre d’abord, dans le mouvement social et ensuite dans les partis politiques algériens nés à partir des années 1920. 

Abdelkader et Ahaddad, tous deux issus d’un milieu médian où l’exercice de certaines vertus morales était une règle de vie nécessaire. En se mettant au service de la population plébéienne, des paysans démunis, et en ayant pour objectif la libération du territoire national et la destruction de la puissance néfaste et antinationale du féodalisme, leur conscience politique était doublement révolutionnaire.  

De nombreuses collectivités à leurs époques avaient vu naître dans leur sein de véritables comités libres et démocratiques dénommés «chartia», élus par les bourgades. Ces sortes d’assemblées para-municipales s’étaient créées dans les communautés paysannes par réaction contre l’autorité et les abus des caïds, exécutants zélés du colonialisme.

Quoi qu’on dise, le mouvement révolutionnaire naissant et s’affirmant dans l’Algérie de Abdelkader et plus tard de Ahaddad, était synonyme de libération, de dignité, de justice sociale, de lutte contre le colonialisme et contre la vassalité éminemment immorale et antinationale des familles féodales.  

 S’inscrivant dans la lignée de la philosophie révolutionnaire de Abdelkader et plus tard de Ahaddad, l’esprit soummamien fait reposer son projet de société sur une triple exigence, dont l’ambition affichée est de mettre un terme à l’ordre colonial, à la nuisance du féodalisme et à l’esprit du communautarisme.

Il estime que le triptyque – colonialisme, féodalisme et communautarisme – sabordent la Révolution. Pour les Soummamiens, les structures internes d’un Etat s’élaborent fermement à partir de la base, inspirant chacun les attitudes constructives et uniformes du citoyen.  

L’esprit de la Soummam est désormais conçu comme le prolongement de la société algérienne dans sa lutte pour son émancipation sociale : se libérer du colonialisme, du communautarisme et du féodalisme.

Il doit prendre corps dans l’activité sociale elle-même. Ainsi, la doctrine de la Soummam institue des assemblées du peuple, élues par les populations rurales, organise des lieux de délibérations publiques et procède à la nomination de commissaires politiques. Autant d’innovation marquant le renforcement de la Révolution dans la vie paysanne et rurale. 

Ce n’est pas le fait du hasard, qu’en 1957, pour contrer l’implantation et l’organisation du FLN dans les zones rurales, les autorités françaises ont ordonné la liquidation physique de tous les membres de l’Organisation politico-administrative (OPA) faits prisonniers et qui agissaient surtout dans les campagnes. 

En affirmant l’unité du peuple algérien, le texte de la Soummam confie à la paysannerie le soin de  combattre sous la conduite «d’éléments citadins politiquement mûrs et expérimentés»2, dotés d’un certain niveau d’instruction qui intègrent alors le FLN, à l’image de Benyoucef Benkhedda, Ferhat Abbas, Tawfiq El Madani, Aïssat Idir et tant d’autres. Ainsi, les sursauts populaires, l’élan libérateur des masses exploitées, les vastes mouvements qui préludent aux révolutions de toutes sortes, naissent toujours d’une expérience tragiquement vécue.  

Ce sont en effet, les paysans qui, lésés, anéantis par les famines, appauvris et incurvés sous l’administration tyrannique des caïds qui sont frappés par de lourdes contributions de guerre comme châtiment de leur résistance. 

Souvent, les historiens écrivent l’histoire de l’insurrection nationale au sommet, mais pas à la base, ou l’action déterminante a pris le plus de volume et le plus de sens face à l’armée française. Le concours incontestable de la paysannerie dans la longue marche pour l’indépendance nationale n’est pas suffisamment mis en lumière et étudié dans le détail au niveau de son engagement patriotique, sa ténacité combative, sa résistance opiniâtre, son endurance et sa légendaire solidarité. 

L’hégémonie du FLN/ALN dans l’esprit de la Soummam

L’essor de l’Etat-nation s’accompagne avant tout, du déclin de la conception féodale de la société, la disparation du communautarisme au profit de la congrégation nationale et l’anéantissement du colonialisme. Il prend appui sur les résolutions politico-idéologiques, claires et applicables à tous, et la constitution d’une organisation socio-administrative chargée de protéger l’ensemble du pays.

Il est à cet égard, le fruit d’un double processus: la dépersonnalisation de l’ordre colonial et la cristallisation du pouvoir dans le FLN-ALN.  

Face au rouleau compresseur du colonialisme et au modèle communautaire de la société Algérienne, l’esprit soummamien forme un édifice doctrinal réglementant le fonctionnement politico-militaire du FLN-ALN et défend une ambition majeure : imposer les institutions nationales universelles sous l’autorité exclusive du FLN et apporter des éclairages particulièrement décisifs sur l’unité du corps politique, ses lois fondamentales, ses représentations et ses symboles.  

Pour que l’idée de la souveraineté nationale puisse définitivement prendre forme, il faut que la suprématie du FLN-ALN parvienne à s’imposer autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. La vie politique devrait être placée sous son autorité, et n’est plus vouée à s’adapter à l’organisation spécifique des autres partis. Pour les Soummamiens, le FLN n’est pas un parti d’opposition, mais l’autorité officielle de l’Algérie qui dirige la lutte armée contre l’occupation française. 

Désormais, le pouvoir est clairement identifié, à une direction centralisée et unitaire, s’exerçant sur la population algérienne et dans le cadre du territoire national clairement délimité et partagé en Wilayas. Il repose, en effet, sur une doctrine large et cohérente qui s’accompagne d’une vaste transformation des représentations politiques. Il est devenu, dans les faits, un ordre de pouvoir réglé par des lois et encadré par ses structures révolutionnaires. L’hégémonie du FLN est envisagée dans la pensée de la Soummam, comme un ordre politique supérieur, stable et irréversible, mais transitoire, car dicté par les impératifs de la centralisation de la lutte pour l’indépendance nationale. 

Libérer l’Algérie des griffes de l’impérialisme français impose, avant tout, la canalisation des forces nationale autour d’une conception jacobine de la Révolution. L’existence de concurrents introduit une division dans les rangs de la guerre de Libération. Elle contredit, par ailleurs, la thèse d’un FLN représentant exclusif du peuple algérien, sape sa quête de représentativité et fait de l’ALN une armée moins nationale que son appellation le proclame. 

Ainsi prend forme, avec les Soummamiens, un vaste mouvement jacobin qui préfigure les doctrines centralisatrices modernes en s’appuyant sur le principe de la collégialité dans la prise de décision : un principe affirmé par la proclamation du 1er Novembre et confirmé dans les résolutions d’Ifri. L’esprit de la Soummam dans son approche jacobine n’accepte pas les prémisses de la pensée individualiste. 

Dans son système, l’individu est une manifestation négative du cours de l’insurrection, et est l’expression d’une révolution dont les solidarités se défont. Il est donc destiné à retrouver sa condition révolutionnaire et à rejoindre le cadre centralisateur et incontestable de l’insurrection. 

La doctrine de la Soummam sacrifie la vie individuelle et la diversité politique sur l’autel de l’indépendance nationale. Elle affiche ouvertement son anti-Messalisme, son anti-communisme et plus tard son anti-berbérisme. Elle suppose la possibilité d’une transformation radicale de l’Algérien et de la société : seule une refonte totale de la vie politique peut permettre la construction de l’Etat-nation moderne. 

Le processus de concentration du pouvoir au profit du FLN-ALN conduit en effet, sur plusieurs années, à l’édification d’institutions politiques centrales d’où sortiront les premières fondations de l’Etat-national algérien. 

Cette monopolisation, on la voit, au fil des années, consolide la position du FLN-ALN dont l’autorité et le prestige s’accroissent considérablement sur le double plan national et international.   

Sans sa forme jacobine, uniformisée et homogène, la révolution n’aurait pas pu s’enraciner dans le territoire national. L’hégémonie imposée par le FLN-ALN a réussi en dépit de l’impossible. L’esprit de la Soummam est l’un des rares exemples de ce genre qu’ait connus l’histoire contemporaine de la Résistance mondiale, même en Europe ou l’on a assisté, dans maints pays, à une prolifération des réseaux et de groupes armés sans lien entre eux.

Il faut enfin reconnaître que le processus de monopolisation entériné par les résolutions de la Soummam ne réussit pas partout. Confronté à des résistances interne et durable, cette conception jacobine ne conduit pas à la constitution d’une véritable unité politique dans les Aurès et dans le Sud algérien. (A suivre)

Mustapha Hadni

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