Après l’Afrique et l’Europe, voilà le villageois-artiste rendu en Amérique auprès d’une diaspora kabyle entreprenante, compétente et toujours attachée à ses racines. Une diaspora sur laquelle la Kabylie compte beaucoup pour amorcer le changement dans le pays d’origine. Elle a l’espoir que le poids de son intelligence collective au Québec, terre de lutte et d’autonomie démocratique, déteigne sur la région d’origine et sur toute l’Algérie.
Pour entrer dans le monde imaginaire d’Aït Menguellet, ce voyageur impénitent, il convient avant tout de mettre le doigt sur le lieu primordial dans lequel germe et s’enracine sa poésie, lieu d’où s’expatrie la diaspora en question. Aït Menguellet ne se rend pas en Amérique pour des affaires ou pour participer à la course effrénée de la modernité mercantile. Il y va pour répondre à l’appel d’une communauté kabyle brillante, courageuse, une communauté qui ne trouve pas son équilibre dans le rêve américain, mais dans la richesse de ses racines et des choses simples. Elle la trouve dans la rencontre avec l’artiste qui incarne la philosophie ancestrale, universelle, dans une danse ou une conversation avec des amis avant, pendant et après concert, dans le couscous partagé après la transe musicale et poétique du Maître, dans les souvenirs étoilés d’une soirée de retrouvailles, dans la fidélité au pays d’origine certes anxiogène, mais sur lequel reposent toujours tant d’espérances.
Lounis Aït Menguellet contera ce pays déchiré et n’oubliera pas ses vertus, ses valeurs, ses racines millénaires. « si tasaft i d nuɣ aẓar maççi d dderga uɣanim… ». Tasaft, le chêne, symbolise la résilience, la permanence, la force. À l’inverse du roseau, il ne plie pas, il résiste et protège. Il génère un écosystème viril, capable de faire face à l’adversité, aux affres de l’exil. Tassaft, c’est aussi le village du colonel Amirouche, le soldat-courage qui a incarné l’engagement, la sobriété et la détermination. Un village à une petite encablure de celui de l’artiste et de celui de Mouloud Mammeri. Le tout forme le triangle de « la parure ornant nos monts avec éclat, Izurar f idurar », un tout qui s’organise en un monde céleste, mythique et en même temps berceau de résistance.
Taddart-is, (son village) « iɣil bb-wammas » est le site originel de l’artiste, un espace rude et soyeux, à la fois. Soutenant et « réchauffant les pieds du marcheur lors même que l’usure désarticule les genoux » (ḥman idammen i tikli xas akka ifadden nneɣ ɛyan…). Cet espace intime le met en lien constant avec la fertilité d’une terre pourtant quasi stérile et avec la fécondité d’un temps pourtant si troublé. Mais la douce âpreté du site se déploie aussi autrement. Il est, en effet, feuillages, maquis, forêts comme dans « iwɛaṛ leḥsab i tifin » ou l’équation est difficile à résoudre, poème dans lequel il introduit un de ses thèmes favoris, la nature : « asmi akkenni zegzaw yifer, kra d tejjra tcebbeh amkan-is ». C’est également son site architectural où s’imposent de vastes montagnes, où s’élèvent femmes et hommes de ses tribus. Le lieu se replie sur le poète, sur son peuple et sur lui-même pour s’ouvrir tout en générant une tendre sécurité d’un berceau aérien :
« D dduh nnegh i f i ncennu
Atan di tegnaw yulli
Mmi-s anda yebgha yeddu
D ttiq a t id yemmekti »
C’est notre berceau que nous célébrons
Aérien, il trône haut dans les cieux
Aussi loin que nous pouvons nous en éloigner
Nous y revenons dès que la détresse nous étreint…
Asefru, le Poème
Lounis Aït Menguellet reviendra, sûrement aussi, sur son nouvel album.
Il reviendra sur Asefru (le poème) dans « lebni bb-wawal, la trame des mots », sujet récurrent dans son œuvre et présent dans son nouveau répertoire. Asefru traduit la nature des préoccupations de Lounis Aït Menguellet et celle des tourments qui taraudent sa société. Il est évoqué dans son œuvre comme élément personnifié, sanctifié et comme produit immatériel fétiche qui met au jour les grandeurs et les petitesses des hommes. Asefru d’Aït Menguellet est cette voix intérieure, cet œil avisé, ce mentor familier qui donne du sens au non-sens. Il met à nu les personnages toxiques à visée destructrice « ay iheddaden n lbatel, kunwi d lhedd i wen fkan, ô faiseurs de mal, votre vocation est le nihilisme ». Ils passent le plus clair de leur temps à détricoter nos valeurs du vivre-ensemble.
Asefru désigne aussi l’éventualité d’une société-harmonie qu’il appelle de ses vœux, la probabilité de son avènement lors même que l’artiste ne se fait pas d’illusions. Pragmatique et réaliste, Lounis Aït Menguellet n’est pas rousseauiste ou si peu. Cette société serait, pour lui, celle où le poète pourrait, enfin, cesser d’être pris pour médium ou surhumain, celle où il pourrait vivre sa vie et la chanter en homme tranquille et libre, sans être la cible constante de certains farfelus, des olibrius qui démarrent au quart de tour. Il rêve d’une rupture avec un présent bruyant, une doxa faite d’esbroufe pour amorcer des temps nouveaux, les temps de la retenue et de la réflexion. « wi issusmen lbaḍna-s ḥedd ur tt iẓri, qui parle peu, préserve ses secrets».
Aboiements et médisance
Aït Menguellet dira qu’il ne croit pas à l’avènement d’un âge d’or. Il sait qu’il est illusoire d’imaginer l’existence d’un sens ascendant de l’histoire qui permettrait au genre humain de passer du noir au blanc, du crépuscule à la clarté du jour. Devant ses yeux, année après année, Aït Menguellet comprend qu’on se prépare non pas à la montée au paradis, mais plutôt à la descente aux enfers. Cette notion traverse toute son œuvre. Le concept d’un Dieu justicier qui viendrait éteindre les feux, apaiser les douleurs et servir le bonheur sur le plateau à son humanité, ce concept-là lui est étranger. Il lui est inaudible. Point d’avenir radieux quand, en plus d’un pouvoir machiavélique, surgit la meute qui aboie après nous « aseglef si zik neẓra, wwin t yiḍan d ayla nsen, chacun sait que l’aboiement est le propre des chiens ».
Il martèlera peut-être aussi ce qui bouillonne dans son dernier album et qu’il dénonce avec vigueur : « tismin, la jalousie » et ses prolongements psychologiques. Comme Friedrich Nietzsche, il pointera du doigt la médisance, le dénigrement, les procès d’intention qui surgissent çà et là sans retenue, sans en mesurer les conséquences. Il dira avec mesure, mais sans concession que les paroles malveillantes sont une manifestation des envieux, des faibles, des convoiteux. Les qualités et les succès d’autrui gênent, le talent, quelle que soit sa nature, perturbe.
Le pouvoir de dénigrer peut ainsi être vécu par les médiocres comme un sentiment de puissance et de survalorisation de soi. Alors, notre poète dénude le ressentiment, la rancune, l’hostilité. « ay ufḍihen i yettɣaḍen, tekksem i tsebbalt afus, ô mesquins au verbe ostentatoire et haineux, vos actions s’avèrent stériles ». Ces aigris, bras armés des parvenus, se donnent au mieux disant. Semblable au troupeau de chèvres, nues sur le marché, ils sont voués à « garnir l’écurie des nababs, les marchands argentés, a sen teççarem adaynin ». Cela dit, tout en se dressant avec vigueur contre les imposteurs, Aït Menguellet, à la manière de Friedrich Nietzche, appelle à dépasser les comportements mesquins, la méchanceté gratuite.
Au lieu de passer son temps à médire, au lieu de pousser les plus jeunes à l’affrontement, il les invite à canaliser leurs forces vers l’affirmation de soi, vers la promotion de tamazight, notre patrimoine culturel, linguistique, historique « taqbaylit tettraju ken yiss-wen ara d yali wass, la kabylité vous attend, c’est grâce à vous que le jour se lèvera… ». Le passage d’une mentalité de petitesse à la grandeur et à l’élévation de soi reste possible. C’est pourquoi il parcourt de grands espaces pour aller vers les siens, accompagné et attendu par ses fils prodiges Djaffar et Tarik avec, à leur côté, le dévoué et passionné Farid Ouahmed. Merci Lounis, merci à tous.
Hacène Hirèche, consultant