Mon ami le ministre Baddari me presse depuis un certain temps de décrire l’Université algérienne en termes « roses », mais j’ai refusé de le faire tant par principe éthique que par répugnance à me faire l’apologiste des causes et des projets apocryphes. Plutôt qu’en « rose » ou en « noir », je vais décrire l’état de l’Université en termes objectifs, à défaut d’être impartial, d’autant plus que l’impartialité n’existe absolument pas au plan philosophique.
Que dire, ou plutôt que peut-on dire et penser à propos de l’approche adoptée par M. Baddari, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique pour réformer ce secteur qui n’en finit pas de pâtir depuis des décennies d’une foule de handicaps, dont le plus saillant est la régression constante en matière de qualité d’enseignement et de recherche scientifique et technologique ? D’emblée, on peut répondre à cette question en disant qu’elle est d’autant plus volontariste et ambitieuse qu’elle se heurte pour sa concrétisation à un certain nombre d’obstacles parmi lesquels on peut citer :
-L’impréparation et le manque de compétence des acteurs auxquels ont été confié les missions des projets annoncés à son de trompe : (startup, numérisation, intelligence artificielle…) ;
– L’insuffisance des moyens financiers alloués à la réalisation de ces projets qui paraissent à l’observation attentive plus grandiloquents que grandioses ;
– Le primat accordé à l’effet d’annonce, à l’ « évènement », au sens de l’immédiateté, au détriment de l’analyse et de la réflexion critique portant sur la durée, sur le long terme ;
– La tolérance de l’apologie et de l’esprit courtisanesque ;
– L’allergie à l’esprit critique.
Tels sont, entre autres, les pierres d’achoppement, sur lesquelles bute « la politique de réforme », si tant qu’elle existe, de M. Baddari. Discutons donc les cinq points qu’on vient d’énumérer.
L’impréparation et le déficit des compétences
La réforme de l’enseignement et de la recherche entamée par Baddari a été faite dans la précipitation. Grisé par l’euphorie suscitée par sa nomination à la tête de ce secteur vital, il s’est fait leurrer par ses propres certitudes et par le sentiment qu’il ne peut compter, pour réussir son pari de « réforme », que sur l’auto médiatisation, comme en témoigne la multiplication de ses interventions sur les plateaux de télévision et les entretiens accordés à la presse écrite. Pour lui, la réforme de l’Enseignement supérieur, et donc la performance de l’université, relève plus d’une affaire de « publicité » et de visibilité de sa personne sur la scène publique, que d’une affaire très sérieuse renvoyant à l’efficacité, au refonte des structures pédagogiques et aux méthodes d’enseignement rigoureuses qu’elle implique.
C’est cette manière étriquée qu’il a de concevoir la « réforme », mot impropre pour qualifier sa démarche, qui l’a poussé à porter son dévolu sur des hommes aux profils discutables pour exécuter son programme et celui du « Président ». Ces profils «utiles » de son point de vue, se sont révélés aux observateurs avertis et indépendants d’une incompétence ahurissante. Exception faite de quelques- uns, la quasi-totalité de ces profils, ternes et desséchés, auxquels il a fait appel se signalent, en outre, plus par leur esprit courtisanesque que par un savoir-faire éprouvé. Comment peut-on se fier à de telles personnes dont l’unique souci est de se faire-valoir par le biais de la flatterie et de l’éloge à rallonges du « Prince » ?
Nous y reviendrons.
L’insuffisance des moyens financiers
Pour qu’une entreprise puisse être novatrice, et réussir son pari technologique et économique, il lui faut d’abord des compétences capables d’imaginer et d’innover dans le domaine de son activité spécifique ; ensuite, il lui faut surtout des moyens financiers conséquents qui lui permettent de mettre son concept en application immédiate, et, enfin, il lui faut un environnement administratif réceptif aux créateurs et à tous les porteurs de projets innovants. Or, si l’imagination et les compétences ne manquent pas chez certaines catégories de jeunes entrepreneurs fortement motivés par l’aventure entrepreneuriale, tel n’est pas le cas des deux autres facteurs que sont, d’une part, les moyens financiers qui sont chichement alloués aux jeunes innovateurs, et, d’autre part, l’environnement administratif et ses contraintes qui achèvent d’empêcher ces entreprises naissantes ou à naître de donner libre cours à leur ardente action.
L’effet d’annonce
Annoncer de façon fracassante que le ministre ou le Ministère va changer de fond en comble l’état de l’enseignement et de la recherche, dans le sens du meilleur ; qu’il va rompre avec les façons de penser et d’agir du passé ; qu’il va engager plus que jamais l’université sur la voie du progrès et de l’innovation, et qu’il va, enfin, introduire dans le secteur, et au -delà, le système de numérisation ( zéro papier), les start-up, l’Intelligence artificielle, l’anglais comme langue « scientifique et technologique » en lieu et place du français, etc., tels sont les effets d’annonce auxquels il recourt et sur lesquels il mise pour soigner son image de Ministre « réformateur », et un « pionnier » en matière de promotion de la numérisation, comme le progrès, et l’intelligence artificielle.
En faisant passer ce qui a existé et ce qui a fait ses preuves ailleurs depuis des décennies comme une innovation de sa personne, il escompte élargir la sphère de sa popularité et s’imposer aux yeux du public, et du président de la République, comme la figure emblématique de la science et de la technologie.
La tolérance aux courtisans et la quête de la gloire
Mû par le prurit de la célébrité et de la gloire, mon ami le Ministre Baddari, qui n’écoute que ceux qui le caressent dans le sens du poil, pense in petto que les éloges à rallonge que son entourage empressé déverse sur sa personne suffisent à réformer de fond en comble le système de l’enseignement et de la recherche qui s’enfonce jour après jour dans un état comateux quasi-irréversible.
Faute de vision politique claire, et d’une stratégie pérenne de réforme de l’enseignement et de la recherche dont le contenu et les modalités de transmission s’appauvrissent au fil des jours et des ans, M. Baddari se laisse bercer par les douces illusions que lui inspirent les concepts importés, tels que start up, intelligence artificielle, numérisation, enseignement à distance, université de la quatrième génération, concepts qui ont fait leurs épreuves depuis longtemps sous d’autres latitudes.
L’importation de ces concepts et les tentatives de les faire appliquer n’est pas sans rappeler l’importation du LMD par l’ex-ministre Harraoubia et dont l’application de manière hâtive et mécanique au contexte algérien s’est révélée, au bout du compte, un vrai fiasco.
L’allergie à l’esprit critique
Monsieur le ministre Baddari a horreur de l’esprit critique comme la nature a horreur du vide. Il n’aime pas que l’on critique, même de manière constructive, certaines de ses décisions, et n’apprécie guère ceux qui ne font pas l’éloge de sa politique ou qui s’abstiennent d’applaudir sa personne.
En refusant de manière catégorique de faire la louange de sa personne et d’écrire, comme il me l’a demandé à maintes reprises, des articles décrivant l’université en termes « roses », il ne m’a pas seulement blâmé mais il s’est fâché contre moi en se plaignant auprès des tierces de mes refus réitérés d’obtempérer à ses demandes…
En mettant l’accent sur les start-up, la numérisation, et l’intelligence artificielle, domaines qui relèvent en principe du ressort d’autres départements ministériels, Monsieur le ministre Baddari a non seulement négligé les aspects pédagogiques de l’université et les carences multiples dont elle souffre depuis des lustres, mais il a accéléré aussi la déliquescence de cette dernière en en faisant un lieu de formation bâclée et de délivrance de diplômes démonétisés.
Les faits parlent d’eux-mêmes : il est licite de sauter le master 1 pour aller au Master 2 ; les étudiants sont autorisés à s’absenter des TD (auparavant trois absence sans motifs entrainent l’exclusion) ; l’étudiant peut désormais obtenir automatiquement 10 /20 en étant absent ou sans fournir le moindre devoir. ( avant on pouvait lui attribuer zéro dans le cas où il enfreint certaines règles…) ; Start-up : tout le monde peut s’y mettre (y compris les sciences islamiques et la communication…) ; soutenance des doctorats le soir, après cinq heures ; création de filiales, sorte de sociétés par action au nom de l’université associant étudiants et professeurs porteurs de projets ; possibilité d’avoir double diplôme ; enseignement à distance, qui dispense les étudiants et les professeurs d’une présence physique dans les salles et les amphithéâtres. Tels sont les faits saillants de cette politique qui prétend mettre l’université algérienne au diapason de la modernité.
Le plagiat qui avait fait des progrès notables ces dernières années, trouve en la circonstance un moment des plus propices pour se pratiquer sur une échelle encore plus élargie. Les logiciels anti-plagiat n’y peuvent rien, tant la tolérance au plagiat est devenue une culture nationale comme le sport et le commerce informel. De plus, la plupart des commissions d’éthique et de déontologie mises en place au sein des universités comprennent bon nombre de plagiaires et d’incompétents qui tiennent comme à la prunelle de leurs yeux, au statu quo ante, et pour qui le moindre changement dans l’ordre interne de l’établissement provoquerait un grand charivari…
Ahmed Rouadjia, Professeur et chercheur retraité