Il y a de quoi s’inquiéter ! Où allons-nous ? Qui d’entre les Algériens ne s’est pas posé, dans un instant de répit, cette question lancinante ? On peut facilement parier, sans risque de nous tromper, que personne ou presque !
A la douleur collective durable des masses répond l’hallucination paranoïaque des élites. Et le gros problème, c’est que la courroie du dialogue est brisée. Qui va servir d’intermédiaire entre un peuple en colère et un régime qui est, le moins que l’on puisse dire, illégitime? Personne aussi.
On dirait que ceux qui tiennent le gouvernail du bateau sont en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis. C’est le trou noir, le grand vide, le saut dans l’inconnu. Le seul langage qui vaille, c’est le bâton, parce que le temps de la carotte est bien derrière nous ; ce temps où l’on achète les consciences par l’argent du pétrodollar ; ce temps où l’on a cru que la rente suffisait pour dompter les cœurs et les ardeurs des opposants.
L’équation algérienne est à la mesure des folies de ses rejetons : inexplicable, complexe, insolvable.
Pourquoi se mettre à réprimer, quand le peuple d’en bas a offert, à travers le Hirak, au prix d’énormes sacrifices patriotiques, l’une des belles leçons du civisme au monde ? C’est de la bêtise.
Le changement devrait se mettre en place et il n’y a aucune force qui puisse le casser. Reporter sine die l’agenda de l’aggiornamento du logiciel de « gouvernance » n’est qu’un pas vers le suicide. Lorsqu’on jette des journalistes et des opposants de cette façon, si sauvage et si ingrate, dans les geôles, on ne fait que précipiter sa date de péremption.
Les équilibres précaires au sein de la nomenklatura, nés au lendemain du 1er avril 2019, date du départ du feu président déchu, Abdelaziz Bouteflika, ne sont pas un gage de sécurité pour un pouvoir, à présent, « aux abois ». Car, d’une part, le soutien occidental est fragile et répond à l’agenda de la guerre ukrainienne. Autrement dit, c’est le plan « pétrole contre silence » qui prévaut en cette particulière circonstance, le temps que les choses reviennent à l’état normal, et ce sera le retour de manivelle.
De l’autre, l’ébullition sociale en Algérie est telle qu’aucune manœuvre politicienne, aussi machiavélique soit-elle, ne puisse venir à bout de la dynamique générale pour le changement.
Le peuple a soif de la rupture d’avec les pratiques anciennes. Il aspire à un New Deal où il sera l’arbitre du jeu, et non pas le jouet des « décideurs ».
Or, on est, hélas, face à un processus de restauration ou plutôt de résurrection de l’ancien régime sous d’autres visages, beaucoup plus confus, beaucoup plus sombres et évoluant à géométrie variable. Il faut reconnaître également que le régime est fort miraculeux, dans la mesure où, les contextes fort troublés de la Covid-19 et de la guerre russe en Ukraine qui s’en était suivi, l’ont sauvé in extremis d’une chute certaine dans les abîmes. Une chute qui n’est pas, d’ailleurs, à vrai dire, tout à fait « souhaitable », d’autant que le risque du vide et d’effondrement total des structures d’Etat est réel, face à une opposition déstructurée et à une société civile, dans l’ensemble, gangrenée par les fléaux malsains de la rente.
Le défi de l’Algérie est de se libérer des fourches caudines de ces pôles concentriques claniques au sein de la hiérarchie, tout en évitant la phase de l’affrontement avec eux.
En ce sens, la société a besoin de son élite pour l’éveil, la prise de conscience, et le resserrement de ses rangs autour de revendications claires et consensuelles. Dans une seconde étape, elle devrait se mobiliser davantage, avec tous les moyens pacifiques qui puissent exister, pour restructurer le mouvement citoyen de février 2019, en le dotant d’instruments efficaces et de leadership expressif, capable de constituer une alternative valable au pouvoir actuel.
Sans cette démarche, on risque de tourner dans le vide et de sceller à jamais, en l’enterrant, l’option du dialogue et du changement pacifique.
Kamal Guerroua