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Maryse Condé et Mouloud Mammeri, l’espace social en tension

Mouloud Mammeri

Nous rendons hommage à Maryse Condé, une grande figure de la littérature francophone qui vient de tirer sa révérence dans la nuit du 1er au 2 avril 2024, à l’âge de 90 ans. Elle a publié une trentaine de romans, ainsi que des pièces de théâtre et des essais, traitant souvent de sujets comme l’esclavage et la maternité.

Les romans les plus connus de Maryse Condé sont « Ségou » (1984), « Moi, Tituba sorcière… » (1986) et « Traversée de la mangrove » (1989). Bien qu’elle ait été pressentie à plusieurs reprises pour le prix Nobel de littérature, elle ne l’a jamais reçu, mais a été distinguée en 2018 par un prix alternatif. Maryse Condé est considérée comme une figure majeure de la littérature francophone et de la littérature des Antilles.

« Ségou » demeure le roman le plus célèbre de Maryse Condé. Publié en deux tomes en 1984 et 1985, il est considéré comme une œuvre majeure de la littérature africaine du 20e siècle.

Le roman se déploie sur plusieurs générations à travers l’histoire d’une famille bambara vivant dans le royaume de Ségou, au cœur de l’Afrique de l’Ouest. À travers le destin de cette famille, Condé retrace les bouleversements historiques qui ont transformé la région au 19e siècle : la progression de l’islam, la traite négrière, la colonisation européenne. Le premier tome, « Les murailles de terre », introduit le patriarche Dousika Traoré, un noble bambara respectueux des traditions ancestrales. Le second tome, « La terre en miettes », décrit le lent déclin du royaume face à ces forces extérieures qui remettent en cause les fondements de la société bambara.

Esquissons une comparaison entre Ségou et La Colline oubliée de Mouloud Mammeri. Ces deux œuvres majeures nous rendent compte avec brio des bouleversements identitaires résultant de la rencontre de sociétés traditionnelles avec l’altérité. Chez Condé comme chez Mammeri, le cadre initial offre un écrin primitif propice à l’épanouissement des valeurs ancestrales bambaras ou kabyles. Le royaume de Ségou et la colline de Tasga dépeignent un espace social fermé, hermétique aux influences extérieures. Pourtant, l’intrusion coloniale puis les souffles de la modernité minent progressivement les assises culturelles de ces sociétés. Les personnages se retrouvent tiraillés entre tradition et nouveauté, incarnant les prémices d’une crise civilisationnelle.

Les auteurs dissèquent avec finesse les ambivalences de cette période troubles, mettant en lumière les clivages internes qui travaillent dès lors ces mondes en mutation. Espaces de l’intime familial comme territoires collectifs se fragmentent sous la plume experte de Condé et Mammeri. Plus encore, l’approche sémiotique développée par la grammaire tensive de Claude Zilberberg offre un éclairage précieux sur la dynamique des espaces sociaux dépeints.

On y décèle le jeu subtil de forces tensives qui soumettent ces lieux originels à un basculement entre fermeture et ouverture, intériorité et extériorité.

Par leur excellence stylistique et la profondeur de leur pensée humaniste, Segou et La Colline oubliée demeurent des œuvres phares ayant su donner voix et dignité aux tourments intimes de peuples en crise identitaire face à la modernité.

Sous la plume de Condé et Mammeri, la quête d’identité devient une épopée universelle. Les romans de Condé et Mammeri occupent, à notre avis, une place de premier plan dans le paysage de la littérature post-coloniale. Par leur talent narratif et la justesse de leur propos anthropologique, ils ont contribué à renouveler les approches des questions identitaires.

En décrivant de l’intérieur les bouleversements générés par la rencontre des cultures, ces auteurs ont su redonner voix et subjectivité à des populations longtemps reléguées au statut d’objet d’étude. Dotant leurs personnages d’épaisseur psychologique, ils restituent la complexité des sujets en crise.

Plus encore, ces récits saisissent l’individualité des destins intimes au cœur même des remous de l’Histoire collective. En cela, ils invitent à dépasser les visions monolithiques pour appréhender la multiplicité des vécus et des positionnements.

C’est sans doute dans cette capacité à articuler intime et politique, subjectif et social, que résident la modernité et l’acuité prémonitoires des œuvres de Condé et Mammeri. En résonance avec les débats actuels autour des identités, elles continuent d’éclairer avec justesse les ressorts complexes des phénomènes d’acculturation. Par leur portée universelle, Segou et La Colline oubliée s’imposent durablement comme des phares pour la compréhension des sociétés en mouvement. Sous leur plume humaniste, l’identité devient un questionnement intemporel sur ce qui lie les individus à leur terre et leur mémoire collective.

En résumé, dans les deux romans, l’arrivée d’éléments étrangers (colonisation, influences extérieures) entraîne de profonds bouleversements dans l’espace social traditionnel.

Cette remise en cause des structures spatiales et sociales traditionnelles est au cœur du drame historique et humain dépeint par Mammeri et Condé.

Ainsi, deux immenses écrivains, Mouloud Mammeri et Maryse Condé racontent l’histoire de leurs peuples respectifs. Au travers de ces deux œuvres évoquées, ils nous saisissent un instant historique, traumatisant certes, l’irruption de l’élément étranger dans des espaces restés clos pendant longtemps qui propulsera ces sociétés traditionnelles inexorablement dans une nouvelle ère.

Saïd Oukaci, Doctorant en sémiotique   

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