Dimanche 23 août 2020
Mélodie pour mon ami Mohamed Kacimi
« Le réactionnaire n’a besoin d’aucun effort pour édifier de nouvelles solutions se bornant à accepter en bloc les anciennes qu’il déclarera toujours plus modernes que les plus modernes. Parce que l’idée d’un retour pur et simple au passé trouve dans les masses incultes, pour qui l’avenir est toujours problématique, une grande faveur. (…) Ainsi, pour les « Frères musulmans », l’Islam primitif est la panacée universelle aux maux qui rongent notre époque. » Mohamed Arkoun
Bien cher ami, ne t’étonne surtout pas de recevoir cette lettre si spontanée. Tu sais combien j’apprécie le fait que tu sois mon ami et combien j’aime passer de longs moments avec toi, au Café français à la Bastille ou au bistro du Boul’Mich à Saint-Germain-des-Prés. C’est d’ailleurs toi qui m’as fait connaître ces deux endroits très parisiens. En ce moment, nous sommes en plein mois d’août et Paris s’est vidée de ses habitants. Toi-même, tu es parti dans le nord de la Tunisie alors que je reviens tout juste de Bruxelles où j’ai passé des moments succulents entre douceur à Laeken et flâneries à Ixelles. Je te soupçonne de travailler sur un manuscrit dont tu me parleras plus tard. Tu me diras de quoi il s’agira, entre cette visitation de l’histoire du Congo hanté par Léopold II et la vie fantasmée de Rimbaud/Rambo à Harare et à Aden. Je te sais capable de m’émouvoir par tes récits gorgés d’exubérance et tes imitations désopilantes. Nous avons toujours parlé de tout, du hirak algérien pour lequel nous ambitionnions de créer un journal, des écrivains que nous avons connus ou qui étaient décédés avant que nous devenions adultes, de Bou Saada et de Sétif et d’autres villes encore, de nos amours déçues ou de celles vives qui alimentent nos souffles, de ces livres collectifs que nous avons mille fois confectionnés dans le détail sans que nous ayons préparé le moindre plan d’attaque…
Tout comme moi, tu viens de cette magnifique terre du sud qui a connu tant de cataclysmes, tant de malheurs, tant de fléaux. Ne parlons pas de ces invasions qui vont des carthaginois aux romains et des vandales aux français en passant par les arabes et les ottomans. Nous avons vécu sous la dictature des colonels d’opérette qui emprisonnaient les démocrates à tour de bras. Nous avons perdu, tous les deux, tellement d’amis lors de cette terrible décennie que l’on appelle noire — tous ces amis qui nous ont fait rire aux larmes et avec lesquels nous partagions joie de nous retrouver, moments d’échanges et de confidences partagées, déclarations d’amitié définitives et le besoin forcené de faire avancer les choses et de changer le monde. Nous aurions, tous les deux, au moins été abattus de deux balles dans la tête, sinon été égorgés par quelqu’un qui aurait aiguisé son poignard juste après la prière, avant de le planter dans notre sternum, n’eut été le fait que nous habitions, à ce moment, à Paris, phare de toutes les fulgurations.
Prier avant de tuer, prier pour tuer… Le saint Coran, dont les préceptes peuvent être mis à exécution d’une manière littérale ne stipule-t-il pas : « Et ne dites pas de ceux qui sont tués dans le sentier d’Allah qu’ils sont morts. Au contraire ils sont vivants, mais vous en êtes inconscients. » Il me revient, de toute évidence, de ne pas faire un rapprochement entre les terroristes sanguinaires et l’ensemble des fidèles ni d’essentialiser une religion que j’aurais réduite à un seul cérémonial même si la réaction inverse m’a toujours mis en rogne, celle qui précise que « ça n’a rien à voir avec l’islam » pour garantir une « harmonie » que seuls les politiques européens lâches et veules mettent en avant.
La question que je me pose est celle-ci : pouvons-nous trouver un seul chrétien qui mettrait en cause le fait que les croisades n’avaient rien à voir avec le christianisme ? L’anomalie n’est pas de réclamer à certains d’anathématiser plus que les autres des horreurs avec lesquelles ils n’ont véritablement aucun lien. Mais d’avoir la bravoure et la force d’âme d’un débat sur certains passages du Livre, à partir d’une confrontation implacable entre la raison et la foi.
Je connais ton appétence pour tout ce qui est laïcité et ta détestation pour tout ce qui génère l’obscurantisme. Toi, comme moi, avons vécu les insultes, les crachats, les menaces. Nous savons ce que c’est que d’avoir une cible épinglée dans le dos. De tous les écrivains algériens que j’ai personnellement connus, de Kateb Yacine à Aziz Chouaki en passant par Mouloud Mammeri, tu es, avec Boualem Sansal, celui qui m’a fait ressentir la plus grande des amitiés. Voilà qui est dit ! Sans détour…
Tout le monde sait que notre ami Boualem Sansal vit de l’autre côté de la mer et qu’il est exposé à tous les vents. Tout le monde connait son incessant combat pour les Lumières. Mon évidence me fait dire que tu es plus éclectique que lui, plus ouvert à d’autres formes de transmission du message, que tu es tourné vers plus d’horizons, que le panorama et les perspectives qui s’offrent à toi sont à perte de vue.
Ce que j’aimerais, c’est que tu m’offres, avec dédicace en début de texte, comme il se doit, un long chant ininterrompu à la gloire de la sécularisation de notre champ public. Écris comme il te plait cette élégie de ces valeurs qui nous relient à l’humanité toute entière. Compose-moi une mélodie qui puisse glorifier cet universalisme qui fait que les individus sont des éléments interactifs et que ces composantes forment un tout que l’on appelle la société humaine. Dis que la Liberté ne peut pas être pupille de la nation, que l’Égalité est la forme la plus adéquate pour se sentir responsable, que la Fraternité est une succession de sentiments qui rapprochent tous les individus, quels que soient leurs façons de penser.
Dis-moi que la critique d’une idéologie quelle qu’elle soit, et la religion en est une, est un droit inaliénable dans la patrie des Lumières et qu’on ne saurait interdire ce que d’aucuns, nous les connaissons, appellent un blasphème. Pour ma part, je continuerai à m’y adonner à chaque fois que j’en sentirai la nécessité même si cela provoque des résistances, même si beaucoup, complètement à court d’arguments, s’évertuent à me traiter d’intelligence avec l’extrême-droite. Le pire, c’est que ces accusations indécentes sont débitées par l’extrême-droite islamiste la plus virulente et les collabos gauchistes qui leur servent de paillassons.
Alors dis et clame ta foi dans les Lumières, dans la Raison, dans la philosophie positiviste, et use de ton droit de critiquer toutes les religions parce que s’incliner devant des injonctions est tout simplement inenvisageable et inimaginable. C’est même la disposition première des défenseurs de la Raison. Mettre en cause une religion n’est pas exécrer ceux qui y croient. Alors dis qu’une régression intellectuelle est en train de naître sous nos yeux, qu’une religiosité exacerbée met à mal les valeurs universalistes de ce pays qui nous a reçus les bras ouverts, que les médias et les politiques sont complices de cette descente aux abysses, que les religions sont oppressives pour la liberté de penser, pour les sciences et pour la vie en général et que l’islam, plus que d’autres, ne saurait échapper à cette condamnation éminemment intellectuelle.
Parce qu’il porte en lui des sillons entiers de misogynie, parce qu’il condamne l’homosexualité, parce qu’il est injuste dans le droit à l’égalité homme/femme ne serait-ce que dans l’héritage, parce qu’il n’est pas possible de se déclarer apostat sous peine de mort, parce que la raison critique lui est totalement inconnue et parce que la violence et la menace y sont de mise.
Alors, cher ami, dis que personne ne peut nous empêcher, nous et d’autres, de demeurer dans la rationalité systématique, dans la raison éthique et d’être autonomes vis-à-vis de toutes les idéologies.
Avec toute ma sincère amitié,
Kamel Bencheikh
Mon cher Kamel,
J’ai été très touché par ta lettre, par ton témoignage d’amitié, si fort, et par ta grande exigence intellectuelle. Il est vrai que nous sommes issus de la génération de l’indépendance, une génération mort-née, qui a trop rêvé et qui a vu ses rêves crever les uns après les autres. Nous portons désormais l’Algérie comme une croix.
Nous portons un pays mort, peuplé de millions de cadavres qui hantent des mosquées qui tiennent lieu désormais de services de soins palliatifs. La mort commence de plus en plus tôt dans ce pays qui ne sait plus ce que c’est que vivre.
Tu as raison d’en appeler à une plus grande vigilance par rapport à cette pandémie de l’Islam, mais il faut avouer que la laïcité, à laquelle nous sommes si attachés tous les deux, fait figure aujourd’hui d’un bibelot réservé aux amateurs des vieilleries du XXe siècle.
Dans ce monde arabe, en ruines, privé de démocratie, de libertés, de pensée et de projet, l’Islam est ce qui reste quand l’arabe a tout détruit.
Quant à l’Europe, elle ferme les yeux sur la déferlante islamiste en espérant qu’en retour, les islamistes lui témoigneront de la reconnaissance.
Mohamed Kacimi