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Mémoire d’un Oranais : le chapelet de ma grand-mère

Chapelet

Lorsqu’elle le prenait dans les mains, cela voulait signifier de sa part que c’était un moment de grande spiritualité. J’ai compris plus tard que c’était lorsqu’elle s’ennuyait terriblement.

Et elle devait s’ennuyer si souvent que ce chapelet était devenu une extension de ses mains.

Le geste était cérémonial. Porté aux lèvres, elle l’embrassait pour lui montrer son grand respect. Puis le pouce se tend, s’élève pour brusquement se rétracter et faire reculer la première perle qui coulisse sur un cordon dont les extrémités se rejoignent.

Et il se tendait de nouveau pour s’élever et se rétracter, dans un cycle continuel. L’autre main

bloquait les perles qui n’avaient pas encore été prises en compte par le pouce. C’est que le tour devait être marqué de la première coche temporelle.

Les perles s’égrenaient comme le temps de l’horloge de Jacques Brel. Lorsqu’une perle rejoignait une autre, c’est par un cliquetis que la fraction de temps se faisait entendre.

Mémoire d’un Oranais

Je voyais l’extrême attention de ma grand-mère et percevais ses lèvres qui chuchotaient au fil du rythme du pouce. Je n’ai jamais été capable de savoir si elle murmurait des paroles religieuses ou si elle ruminait sa mélancolie. Je n’ai jamais vu ma grand-mère autrement que mélancolique lorsqu’elle était seule.

Car en public, le sourire et les rires devaient être à la hauteur de la haute politique. Les femmes, particulièrement les plus âgées, devaient rechercher leur autorité autrement que par le combat frontal ou dissimuler leur faiblesse par autre chose que le regard évasif.

Machiavel et Talleyrand auraient pu être ses élèves. Ne jamais dire les choses, toujours les contourner, les tordre et rechercher l’ambiguïté, la plus grande des alliées de ma grand-mère. Une sainte disait d’elle la famille, je dirai plutôt que c’était une femme qui a compris qu’elle n’avait pas les moyens ni la liberté de sa colère.

Elle était toutefois profondément croyante mais je soupçonnais son illettrisme de ne rien connaître ni comprendre quoi que ce soit en ce domaine, en tout cas qui mériterait une telle ampleur de dévotion.

Ou alors, comme pour les cinq prières du jour, des phrases apprises par cœur et répétées mécaniquement. Des paroles sacrées qu’il n’est pas besoin de comprendre mais auxquelles il fallait consacrer toute son âme comme si elle en dépendait pour son salut.

La certitude est que lorsqu’elle terminait, je l’entendais bien prononcer la rituelle phrase de fin de parole des musulmans que je ne saurais écrire en lettres latines.

Et alors, levant la tête comme revenant dans notre monde de terriens, je l’ai toujours entendu dire cette phrase « Ce n’est pas encore l’heure ? ». Je n’ai jamais su ce que cela voulait dire. L’heure de quoi ?

La seule explication est que c’était une heure symbolique qui faisait laisser entendre à l’esprit qu’il y avait des rendez-vous, des événements ou une visite attendue. Mais en réalité il n’y avait rien si ce n’est un encouragement à soi-même que la journée était remplie de moments qui la rythmait comme son chapelet le faisait avec les perles.

Inévitablement, à la dernière prière de la journée, elle disait : « Me3lich, waqt el 3icha m’wakher ! » ? Qu’on pourrait traduire par « ce n’est pas grave, la prière du soir n’a pas d’heure ».

Ma grand-mère n’avait pas une vie, elle avait un continuum de cérémonies, de gestes et de paroles constamment répétées comme un métronome battant la mesure et qui étaient liés par des codes bien définis.

Je ne l’ai jamais vue s’en éloigner. S’en défaire signifiait pour elle l’absolu du désordre, celui qui donne prise au charme pervers du diable, toujours présent, à l’affût du moindre écart. Tout ce qui devait rompre le rythme de vie bien ordonnancé d’une musulmane était pour elle de l’ordre de la soumission au royaume de l’enfer.

Le chapelet de ma grand-mère, c’était en même temps la relique dont le toucher lui procurait la jouissance du sacré. C’est encore une fois qu’elle s’ennuyait tellement, femme qui n’a jamais rien connu d’autre que la soumission au foyer, au mari et à la religion.

Elle semblait heureuse mais était-ce du bonheur ou du conditionnement social ? Cela était une question philosophique que les Algériens tranchaient, pour se donner bonne conscience, par leur certitude que c’était le bonheur d’être musulmane, entourée des siens qui l’aimaient.

Mais avait-elle eu le choix d’être heureuse autrement ? J’ai toujours été convaincu profondément que c’étaient les autres qui avaient décidé qu’elle était heureuse et que c’était bien ainsi pour elle.

Je lisais dans l’expression de ses beaux yeux l’envie de me dire qu’elle avait été belle et, malgré son manque d’instruction, possède une véritable âme de femme.

Le chapelet de ma grand-mère, c’était le temps qui passe mais aussi le fer aux pieds des bagnards qui n’ont jamais rien connu d’autre que cette atroce soumission. Celle venue d’un temps d’autrefois qui était posé là, au siècle de Neil Armstrong, comme un monument qui s’érige pour bien ancrer la mémoire éternelle de l’histoire et traditions ancestrales.

Elle était ce monument d’autrefois et nous la regardions avec tendresse comme un témoin de ce passé mais sans véritablement à cet âge le comprendre et en faire notre projet. Nous en étions loin et ne pouvions prendre le relai de ce qui nous semblait, plus que d’un autre âge, un autre monde.

Contrairement aux hommes, qui fanfaronnaient leur religiosité à l’extérieur, elle, c’était entre quatre murs que sa dévotion devait s’exercer.

Il était beau, le chapelet de ma grand-mère, plus majestueux que la chechia stamboul et le pompon ridicule des hommes qui, à l’extrémité des fils du dessus, tourbillonnait à chaque mouvement de la tête. Ce pompon vibrait lorsque les paroles prononcées s’accompagnaient d’un brusque hochement de tête. Il signifiait à tous une sentence définitive prononcée qu’on ne pouvait contredire car c’était celle de la morale, de la religion, de l’éducation des anciens et de choses qui nous passaient au-dessus de la tête.

Car la télévision chez ma grand-mère, c’était surtout un meuble avec le napperon blanc brodé en son sommet sur lequel trônait une danseuse espagnole que lui avait apporté d’Espagne un quelconque membre de la famille.

Une seule exception la faisait détourner de son chapelet lorsqu’elle était dans ses moments de méditation. C’était le prêche du vendredi, celui du célèbre Cheikh Zoubir que les oranais reconnaîtraient entre mille autres prêcheurs.

Alors, comme pour les perles de son chapelet, des expressions mécaniquement dites ponctuaient les paroles de Cheikh Zoubir par « Oui, il a raison ! », « Quel grand homme ! », « Il est la sagesse même, promis au paradis de Dieu ! ».

Là encore, plus que pour la prière, je soupçonnais ma grand-mère de n’avoir pas plus compris les paroles du saint-homme que moi-même les cours des profs d’arabe des années 70. Ceux qui étaient venus du Moyen-Orient nous remettre dans le droit chemin des racines de nos ancêtres, nous affirmaient-ils.

Mon ancêtre, lorsque je la regardais avec son chapelet, je n’avais pas l’impression de l’avoir jamais quittée par amour et par l’impérieux besoin de suivre le bon chemin qu’elle rêvait pour nous. Pour elle, ce chemin passait par notre éducation scolaire moderne, celle dont elle disait toujours qu’elle en avait été privée, ce qui fut certainement sa plus grande douleur.

Une toute autre ambition que nos gardiens des mœurs, auto-proclamés ambassadeurs plénipotentiaires de nos lointains ancêtres et des cieux.

Le chapelet de ma grand-mère, c’était aussi la marque d’une tradition qui avait décidé de les enfermer entre quatre murs, prisonnière de rites dont elle ne pouvait s’échapper.

Elle était si belle qu’elle aurait donné tout le bonheur à mon grand-père sans que la société ne soit obligée de lui attacher un chapelet en guise de menottes carcérales.

Puis un jour, le cliquetis s’est arrêté, la grand-mère était définitivement libérée du décompte de ce temps qui passe, celui qui l’avait emprisonnée dans un monde que les autres avaient choisi pour elle.

Elle est partie vers l’au-delà, celui que chaque cliquetis du chapelet l’en rapprochait chaque jour.

Sid Lakhdar Boumediene

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