Vendredi 5 janvier 2018
Mohamed Dib et l’écriture militante (I)
Mohamed Dib et Jean Sénac.
Nombreuses sont les voix d’universitaires algériens à s’exclamer sur Mohamed Dib. Dib est-il un mystique ou non ? Leur commune réponse est incertaine, même s’ils décèlent dans son œuvre la présence de thèmes et références à des textes de grands soufis (mystiques sunnites et chiites dans l’Islam. Pourtant M.D. avait bien écrit que « l’écriture est une forme de saisir du monde » (1) et que « l’écrivain (…) vient à l’écriture avec le désir inconscient de créer un espace de liberté dans l’espace imposé à tous par des contraintes » (p.61).
Mohamed Dib est à l’écriture avec « ses propres références » (p.61), avec la sensation de tomber de «l’autre côté du monde » (p.91) et frôler des univers étrangers (et non de l’étrange).
L’écriture, chez Dib est faite de jeu et de représentations qui traduisent une densité d’appartenance culturelle et de vie chargées de complexité, de noblesse, de mystère « et de sa dimension humaine qui reste existentiellement universelle » (2). Dib passe, selon la perspective universitaire algérienne, jusque-là prédominante, de la dimension géographique et historique, à une «énonciation plus générale, plus dense et plus existentielle » (p.3), montrant une préoccupation ouverte, de la part de l’auteur de La Grande maison (1952), sur une écriture puisée et choisie dans une langue de riches (le français), pour retranscrire dans une langue de pauvres (Dib).
Depuis 1976, date de la première lecture d’une prétendue lecture du mystique dans l’œuvre de M.D., nous nous trouvons en face à une réflexion contradictoire et que nous qualifierons de serments d’allégeance à une perspective sans issue. Nous ne pouvons que nous inspirer du texte de Philippe Régnier (3), afin de ne pas se plier, une fois pour toutes, sous les officines des commentateurs (ces) des textes canoniques.
Mohamed Dib et la genèse d’un ancrage social
Aux tenants du clergé des programmes canoniques, nous devions remonter aux sources de la praxis dibienne afin de dénuder les quelques «croyances officielles» (Philippe Régnier) voulant faire de Dib, coûte que coûte, non un lecteur au regard critique du soufisme d’Ibn Arabi, mais un adepte de plus du talisman obscurantiste.
Le 18/01/1958, Mohamed Dib donna une interview à La Gazette de Lausanne, sous la plume de Georges Piroué (1920-2005) et intitulée « L’Algérie sans théories ». L’auteur de L’Incendie (1955) a été auparavant accueilli positivement par la critique littéraire parisienne, notamment Maurice Nadeau, qui remarquait que « Mohammed Dib était peut-être, parmi les romanciers nord-africains, celui qui, pour l’instant, risquait de nous toucher le plus ».
A la question relative à ses trois premiers romans, qualifiés par G. Piroué de triptyque, Dib précise :
« Ce qui vous apparaît comme un triptyque, je le sens comme un tout cohérent, dont les éléments se tiennent et se prolongent l’un à travers l’autre. »
La question d’une « trilogie Algérie » a été tranchée par l’auteur lui-même et depuis 59 ans déjà, et la cohérence évoquée par son écrivain, relève d’une continuité dialectique du fait esthétique où l’organisation textuelle s’est réalisé « autour de thème : l’enfant, la ville » (Dib).
En se référent à une expérience et à une situation réelle et non plus « qu’à une vue intellectuelle » (Dib), l’auteur parle pour les autres à travers des personnages qui ont leurs propres idées et options.
Une fois publié, Dib ne relie jamais ses propres œuvres, mais il sait que son lecteur, « respire de mieux en mieux en passant de La Grande maison à L’Incendie et qu’arriver au Métier à tisser on est plongé dans l’angoisse », précise-t-il.
Afin d’expliquer la présence de cette dernière, Dib procède à sa propre analyse des choses. Une angoisse vécue et née de la réalité coloniale qui impose à l’écriture un mouvement réagit par plusieurs phénomènes. L’écrivain algérien les décrypte en deux tons :
« 1. L’ordre social : Les paysans sont au nombre de 8 millions environs, ils sont à la base de tous les problèmes, ils ont une conscience claire de ces problèmes, ils détiennent les moyens de défense appropriés, leurs débats débouchent sur de l’espoir, toujours.
2. L’ordre psychologique : Quitter une maison énorme et populeuse telle Dar Sbitar, et aller à la campagne, quelle délivrance pour n’importe qui, et à plus forte raison pour un enfant sensible comme mon personnage Omar ! De plus, pour Omar, c’est aussi là où l’on mange à sa faim, découvrir un monde sain et fraternel, où se révèle une poésie cosmique. Où l’on se sent tout bonnement au large. Ensuite, avec Le Métier à tisser, on retombe dans le monde étroit, mesquin, plein d’émanations, délétères, plus aggravées, de La Grande maison transposée dans un atelier de tissage ».
Mohamed Dib ne fera qu’énumérer les marques de souveraineté d’une seule et unique réalité fondamentale qui organise la puissance de la soumission coloniale. L’ordre social est déterminé par la puissance d’une classe sociale qui ne détient pas les moyens de production, mais le moyen de s’affirmer comme telle, face à celle qui les possède. L’ordre social est marqué par l’analyse que mène l’écrivain, en tant que militant formé à l’école des matérialismes dialectique et historique. La poésie cosmique dont il est question, est ce rythme structuré et structurant les éléments de la matière sociale, de l’ordre de l’Univers et de la présence des règles et des lois dialectiques qui le régissent.
Poursuivant ses propos démystificateurs, l’auteur du futur Eté africain, prolonge sa réflexion sur l’état de l’individu qui est soumis à la machine exploitatrice de l’Etat colonial et dont la souveraineté n’est qu’une marque articulée dans un diagramme de pouvoir, pour reprendre Michel Foucault, s’exerçant sur un territoire bien exclu des autres.
Omar est cette marque qui se délocalise d’un espace à un autre. Une instabilité graphique dans le diagramme de l’ordre concret et réel et que, sous la plume de Dib devient une problématique collective, celle de la société colonisée d’entre 1939 et 1942, celle aussi qui « n’a pas seulement brisé certains espoirs, mais fait davantage : elle a octroyé un destin à l’Algérie », rappelle l’auteur.
La Seconde Guerre mondiale est l’événement historique qui s’ajoute à d’autres (le fascisme, le gouvernement de Vichy, etc.) afin d’enclencher un déclic de la sensation d’une appartenance identitaire, même si le « silence de l’ère vichyste » (Dib) est venu tenter de ralentir l’émergence.
Les personnages du Métier à tisser forment ce lot humain qui assume le nouveau destin de l’Algérie, et « ce n’est par une petite affaire. De là, leur angoisse » (Dib), puisque la tâche est ardue et dont l’objectif premier est de détruire l’ordre colonial et non la France. Dib est clair, le but principal est celui de « détruire l’ordre odieux de privilèges qui s’appelle la colonisation et cette tâche peut-être entreprise en dehors de considérations d’origine ».
Le combat n’est pas celui d’effacer une communauté au détriment d’une autre. Dib est convaincu que la contradiction fondamentale qui traverse l’Algérie des années 1950 est celle de la colonisation en tant qu’institution politique et économique face à la masse paysanne et les démunis des villes. L’écrivain parle pour les autres et « c’est un simple acte de solidarité humaine », estime-t-il, et ne peut en être autrement. La communauté de son côté, à laquelle il appartient « ne peut ni ne doit lui imposer des limites », puisque sa tâche est d’implanter sa fiction dans la réalité. L’écrivain impose son ordre et sa théorie d’une prise de conscience politique évoluant de la revendication sociale à celle de la question nationale.
Une autre appréciation de l’œuvre de Mohamed Dib émane, cette fois, sous la plume du chroniqueur littéraire de La Gazette de Lausanne, Jean Bloch-Michel (JBM), qui dans le numéro du 31/01/1959, intitulait son quart de page « Les frères ennemis », pour évoquer la parution du roman de Dib Un été africain (UEA) et de celui de Jean Pelegri, Les oliviers de la justice.
Un été africain est le quatrième roman de la formation socio-historique d’une identité politique. Avec ce dernier né du quatuor dibien, les choses continuent à se dire comme elles sont « pour que la dénonciation soit faite » (JBM). Le critique helvétique considère que Dib, « gonflait ses ouvrages d’intentions politiques qui étaient respectables mais qui en diminuant l’intensité et la valeur exemplaire » et que l’Algérie qui est montrée par les faits, rend la description à la fois « moins frappante et moins efficace », selon le critique journalistique.
Néanmoins, on reconnaît que cette Algérie qui se montre à travers ces romans est celle qui fait face à un double problème, « celui, bien entendu, de la répression », celle des Français et celle des Algériens qui y répondent à celle qu’ils y subissent.
A en juger l’auteur de la « critique », Un été africain est le roman des Algériens, seules les personnes de l’affirmation nationale y dialoguent et s’y révèlent, par leurs noms, leurs pensées et sentiments. Les Européens, les seuls qui « existent en Algérie, les seuls dont parle l’ouvrage, sont les policiers et les soldats ».
Un roman de la continuité de la geste dibienne qui pourrait rompre avec le modèle monographique dominant notre histoire littéraire, en incarnant une étude historique et théorique et politique du genre romanesque dibien, de ces thèmes et des problèmes qu’il pose ou interroge. C’est aux membres de la corporation de chercheurs de soulever des questionnements sur les codes de la lecture idéologique qui sont à retrouver. Il est inconcevable de couper l’herbe sous le pied de l’histoire littéraire, par des analyses littéraires limitées dans le temps et l’espace de leurs déclarations.
Nous entendons déjà des voix intérieures s’exclamer sur un dépassement des idéologies ou de pensées désuettes. Est-ce certain ? Le concept de lecture idéologique nous paraît porteur d’un projet et de méthodes d’analyses et d’investigations dont l’histoire des représentations littéraires et artistiques mêmes a tant besoin.
C’est dans UEA et les trois premiers romans qu’une composante sociale et politique est annoncée. Le quatuor dibien ne s’écrit pas dans le réel social, il le dépasse par les questionnements de leurs personnages, leurs attitudes au quotidien, leurs pensées les plus intimes et les projets dont ils rêvent ou souhaitent accomplir.
JBM s’est interrogé sur l’Algérie de Mohamed Dib, et il l’aperçut comme « pliée sur elle-même, dans sa révolte et ses souffrances », une Algérie « plus déchirée que partagée », un pays où les Français en armes, ne laissent aucun instant à la parole, et où le seul contact entre colons et colonisés s’entretient dans la violence.
Mais quelques visites hors des sentiers balisés par le catéchisme universitaire algérien, nous livres quelques instances de réflexion sur l’homme dont l’œuvre a cependant « jeter un pont entre la conscience possible de la classe et les pensées empiriques individuelles » (4). Un écrivain primé en 1953, du Prix Félix Fénéon pour son premier roman et qu’il lui sera remis au niveau de La Sorbonne, un haut lieu idéologique de la distinction et de la consécration institutionnelle. Il sera le second auteur algérien (Indigène musulman, depuis le Statut de 1946) à recevoir, la même année un prix littéraire, après Mouloud Mammeri (1917-1989) qui reçoit à son tour le Prix des Quatre-Jurys, pour La Colline oubliée. Bien que Mammeri le refuse suite à la polémique médiatique de la part de ses concitoyens. Avant eux, ce fut Mouloud Feraoun qui avait reçu le prix littéraire française de la Ville d’Alger, en 1950, pour Le Fils du pauvre.
Primer c’est aussi priver l’écrivain d’un certain nombre de libertés de ne créer que dans le cadre de l’institution littéraire administrée par ses bailleurs de fonds et son lectorat, conditionné à recevoir l’œuvre de celui qui «contenait une promesse, et déjà quelque chose de plus qu’une promesse (…) et même, un Roman Rolland algérien » (Ch.-E. Ravnssin).
Mais le lecteur qui s’attend à une sorte de réincarnation de Romain Rolland, de Zola ou de quelque autre maître de la pensée française, risque d’être déçu, poursuit l’auteur de la note de lecture sur Le Métier à tisser de Mohamed Dib. Il est vrai que ce dernier trouvait dans la nostalgie de l’enfance des souvenirs, des matières inépuisables à régénérer son acte d’écriture, en s’interrogeant sur le secret les mécanismes du vécu quotidien à travers les espaces les plus diversifiés. De LGM jaillit l’immense et l’immuable désignant d’une symbolique universelle : celle où doivent se débattre les habitants de la Terre entière. L’auteur des Terrasses d’Orsol, n’est ni possédé par les esprits de ses aïeuls, ni n’est entré en trance pour les émouvoir. Il ne culmine pas par le fait de l’écriture, dans une symbolique kabbalistique, faisant de lui un écrivain obscur et messianique. (A suivre)
M.K. A. Mohamed-Karim Assouane
Université d’Alger 2
Note :
1 – Dib, Mohamed et Bordas. Philippe, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, in Revue Noire, octobre 1994, Paris.
2 – Ghebalou, Yamilé, Ep Haraoui , Esthétique de la difficulté et poétique du devenir dans l’oeuvre de Mohammed Dib et celle d’Abdelwahab Meddeb, Lyon 2, Charles Bonn, 2005, Thèse – DNR.
3 – Régnier, Philippe, Littérature, idéologie (s) et idéologie de la littérature : Un combat toujours d’actualité, in Revue d’Histoire Littéraire de France, Paris, 3/2003, Vol. 103.
4 – Mury. Gilbert, « Sociologie du public littéraire », in Escarpit Robert, Le Littéraire et le social, Paris, Flammarion, 1970, p.206.
5 – Shapiro Gisèle, La guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, 1999.
6 – Parus dans La Nouvelle Revue française, les numéros 09, 10 et 12, Paris, Gallimard, 1953