Dans Terminus Babel, Mustapha Benfodil fait surgir K’tab, un livre condamné au pilon, dont la voix résonne comme un manifeste pour la littérature et la mémoire. À travers une langue hybride, mêlant francalgérien, poésie et subversion, cet écrivain et journaliste algérien explore les violences faites aux livres, du capitalisme éditorial aux autodafés, tout en célébrant la sensualité de la lecture et la vitalité d’une écriture décoloniale.
Dans cet entretien exclusif pour Le Matin d’Algérie, l’écrivain Mustapha Benfodil nous ouvre les portes de son atelier créatif, entre Marseille et Alger, et livre une réflexion profonde sur le rôle de la littérature comme espace de résistance et de communauté. Un dialogue captivant qui révèle la force babélienne d’un roman où les livres, même menacés, refusent de se taire.
Le Matin d’Algérie : Le livre est-il un personnage ? Vous donnez la parole à un livre condamné au pilon. D’où vous est venue cette idée de faire parler un « ktab » ? Une sorte de monologue posthume ?
Mustapha Benfodil : Comme je l’explique dans les remerciements, à la toute fin du roman, Terminus Babel est le fruit d’une résidence de création un peu particulière.
J’ai été invité à effectuer un long séjour à Marseille dans le cadre de l’évènement « Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la Culture ». C’était en 2012. J’avais été invité à travailler sur le thème du « pilon ».
La proposition émanait de la bibliothèque d’Aix-Marseille Université qui m’a offert de créer une œuvre à partir de ce matériau particulier appelé « pilon », c’est-à-dire la masse d’ouvrages retirés de la bibliothèque et destinés à être détruits pour récupérer du papier. J’ai passé ainsi plusieurs mois en compagnie de ces livres mis au rebut et stockés dans une réserve spéciale appelée « le Magasin aveugle » en attendant leur transfert vers le pilon proprement dit.
Le premier jour où j’ai mis les pieds dans cet entrepôt, dès que la porte s’est ouverte, j’avais l’impression que ces livres condamnés me faisaient des signes et qu’ils me suppliaient de les sauver. Instantanément, j’ai décidé que le narrateur et les personnages principaux de mon roman seraient des livres. C’est comme ça qu’est né le personnage de « K’tab ». J’ai opté pour ce nom vernaculaire typiquement algérien pour deux raisons : d’abord parce que depuis mon premier roman, Zarta, paru chez Barzakh en 2000 (le mot « Zarta » étant une algérianisation du verbe « déserter »), j’écris dans ce français-là qu’on appelle « francalgérien » ; un français mélangé allègrement à de l’arabe, à la fois de l’arabe fos’ha, c’est-à-dire littéraire, et de l’arabe darja. Certains parlent de français « créolisé ».
Je préfère « français décolonial ». L’autre raison qui m’a poussé à opter pour cette onomastique, c’est pour donner une épaisseur dramatique au personnage à travers son nom déjà, en mettant à distance le référent. Si je l’appelle « Livre », ça n’a pas le même impact sonore. C’est mou. L’illusion anthropomorphique perd en intensité. Tandis que « K’tab », ça claque mieux.
Le Matin d’Algérie : Une autobiographie du texte ? On a l’impression que Terminus Babel raconte aussi l’histoire de l’écriture elle-même. Est-ce une métaphore de votre propre parcours d’auteur ?
Mustapha Benfodil : Il y a beaucoup de cela en effet dans ce roman. La mise en abyme en constitue d’ailleurs un ressort central. Pour être précis, disons que Terminus Babel est un roman à plusieurs strates. Et la strate autobiographique est totalement présente, avec une petite touche également autofictionnelle. Il ne pouvait en être autrement dans la mesure où K’tab, se sachant condamné, veut laisser une trace et raconter le chemin qui a présidé à sa création. Dès lors, son récit va donner lieu à une sorte de métahistoire ou de « métaroman » dont la matière, ce ne sera plus le contenu romanesque de K’tab en tant que médium et contenant d’une œuvre de fiction (où il est question d’un couple algérois post-guerre-civile ; ceux qui connaissent un peu mon travail y reconnaîtront la trame de mon roman précédent, Body Writing) mais l’histoire de sa fabrication, son « Making of » littéraire. D’ailleurs, dans la structure de Terminus Babel, vous remarquerez une « rubrique » sous le terme générique « Making Of » qui est constituée de notes prises par l’auteur en train de composer son œuvre.
Au-delà de ces notes « techniques » et ces secrets d’apothicaire, il y a un « making of » qui dépasse le travail artisanal sur le texte, stricto sensu. Dans son récit, K’tab va déballer par bribes la vie de son auteur qu’il désigne simplement par sa fonction, l’Écrivain. Il répète : « L’Écrivain m’écrit et moi j’écris l’Écrivain ». Il dévoile des aspects de sa biographie qui éclairent tel ou tel choix narratif, nous parle de ses obsessions, de ses angoisses, de ses marottes de jeunesse, de ses petites manies, ses névroses, et, aussi, de ses rituels d’écriture.
On va donc entrer par ce biais dans la petite cuisine intérieure de l’auteur qui ressemble sensiblement à la mienne. D’où le côté effectivement autobiographique. Ce sont des pièces éparses où il est question, tantôt, de souvenirs personnels, de choses intimes, et tantôt, de dates et d’évènements qui traversent la mémoire collective. C’est pour signifier que mon travail d’écriture est sans cesse traversé par cette tension entre l’intime et le collectif, entre l’écriture la plus personnelle qui soit et un travail, disons, documentaire. À ce propos, il convient de souligner un point important : certes, la dimension autobiographique et intimiste occupe une place centrale dans le roman, et, plus généralement, dans tout mon travail. Mais je ne voulais pas m’enfermer dans un récit mégalo-nombriliste et narcissique. Le roman transcende l’ego d’un auteur en particulier pour dire en quoi et comment l’écriture fait communauté, fait société, comment elle se laisse secouer par les vibrations du corps social et les bruissements du monde. C’est donc ce « making of social » de l’écriture et la fabrique du littéraire en tant que texte social qui est au cœur de ce roman, en définitive.
Le Matin d’Algérie : La mort du livre imprimé : constat ou provocation ? Le roman évoque la fin du livre papier, les autodafés, la dématérialisation… Est-ce un cri d’alarme ou une façon poétique d’enregistrer une transformation inéluctable ?
Mustapha Benfodil : Terminus Babel reste avant tout un roman. Certains l’ont décrit comme un « roman-essai ». Cette appréciation est assez juste, mais le romanesque l’emporte tout de même. Ce travail n’a pas pour ambition de dresser un tableau exhaustif de l’évolution du livre, de Gutenberg à Zuckerberg. Cela dit, les thèmes abordés en filigrane à travers l’histoire de K’tab et le destin de ces personnages de papier touchent peu ou prou à ces questions cruciales que vous mentionnez. J’ai essayé d’évoquer les violences faites au livre, à la culture, par le biais de ce symbole puissant qu’est le pilon.
Je le traite à la fois pour ce qu’il est, c’est-à-dire un instrument de « régulation » du monde de l’édition en disant en creux toute la violence du marché du livre et du « capitalisme éditorial », je parle spécifiquement des grands groupes et leurs stratégies commerciales qui traitent le livre comme n’importe quel produit en le dépossédant de son statut d’objet culturel à forte valeur symbolique ajoutée. Mais par-delà ces violences invisibles que sont les violences du capitalisme, les violences du marché, l’histoire du livre est jalonnée de violences plus directes. C’est ce que j’appelle le « pilon politique ».
Le pilon politique, c’est la destruction des livres non pas pour des raisons économiques, pour libérer de la place dans les bibliothèques et récupérer du papier, ou pour « punir » les opus qui se vendent mal ou ne se vendent pas du tout, mais en raison de ce qu’ils racontent et de ce qu’ils représentent. Pour leur clouer le bec. Et ça va nous donner les autodafés fascistes et autres « Bûcher des Vanités ».
Cette hantise à vouloir faire taire les voix discordantes, à vouloir éliminer les récits concurrents, a poussé des empires mégalomaniaques à détruire des bibliothèques entières, pas seulement des livres, comme cela est arrivé aux bibliothèques d’Alexandrie et de Bagdad, et, plus près de nous, celle de la Fac centrale, à Alger, plastiquée par l’OAS le 7 juin 1962, tuant plus de 300 000 ouvrages. Et dans cette chronique de « biliocaustes » selon le mot de Fernando Baez, ces violences sont passées de la destruction des œuvres en papier à la liquidation physique des écrivains. C’est le propos du chapitre intitulé « Une balle dans la narration ».
Il y est question d’un atelier « oulipien » (en référence à l’OULIPO) animé par un personnage désigné sous le nom de l’Artiste, et à cet atelier va participer une étudiante en Arts du spectacle qui s’appelle Aïda. Il se trouve qu’Aïda est la « meilleure lectrice » de K’tab. Celle qui l’a le plus ardemment célébré. Dans cet atelier où les participants écrivent en écho au pilon de la bibliothèque, Aïda va écrire un texte intitulé « Une balle dans la narration » en hommage à son oncle, un écrivain assassiné à Alger dans les années 1990.
Quant à la dématérialisation, cela soulève une autre question fondamentale : qu’est-ce que l’essence d’un livre finalement ? K’tab est persuadé que les essences, les âmes de tous les livres, sont dans « La Bibliothèque de Babel » imaginée par Borges, même ceux dont on a pensé s’être débarrassé pour de bon après les avoir brûlés. Et c’est à ce happy end utopique que réfère l’énigme du titre, Terminus Babel, pour dire qu’on ne se débarrasse jamais totalement d’un livre. D’une pensée.
Le Matin d’Algérie : Une langue hybride, vivante, parfois explosive : un choix politique ? L’écriture mêle graffiti, érudition, lyrisme, argot… Comment avez-vous conçu cette polyphonie stylistique ?
Mustapha Benfodil : Je ne vous apprends rien cher Djamal, vous qui êtes un fin connaisseur de l’histoire de la littérature et de ses courants esthétiques. Il se trouve que je m’inscris dans la modernité littéraire et très exactement dans les écritures contemporaines. Et ces techniques que vous citez, ces choix stylistiques et narratifs, comptent parmi les spécificités formelles justement qui caractérisent ce courant littéraire.
Il me plaît parfois de préciser quand on me demande « où situer ton écriture » que je m’inscrivais dans ce que j’appellerais « Pop’ Littérature », – et la formule est d’ailleurs citée en toutes lettres dans mon roman Archéologie du chaos [amoureux]. « Pop’ Littérature » est un détournement de la notion de « Pop’ Philosophie » de Deleuze.
Et comme nombre de chercheurs me classent dans ce qu’ils appellent « l’extrême contemporain », j’ai trouvé que cela me convenait aussi, même si « contemporain » seul me suffit tant je me méfie des extrêmes. Et donc pour vous répondre, la polyphonie, l’écriture fragmentaire, l’hybridation générique et les changements de registre stylistique et idiomatiques, le travail sur le visuel par l’incorporation de dessins et d’images, le travail graphique et typographique, les ratures, les collages, la narration en puzzle, le monologue intérieur, tout cet attelage de techniques fait partie de ma palette d’auteur.
C’est la « boîte à outils » de l’écrivain en bricoleur de langage. Je me revendique de l’écriture expérimentale, et à ce titre, la recherche formelle compte autant pour moi, sinon davantage, que l’invention d’une histoire. Cette démarche participe d’une poétique qui est référencée, bien ancrée et parfaitement documentée au niveau de la théorie littéraire et des études en narratologie. Depuis le début du 20e siècle, avec Joyce, avec Proust, avec Faulkner, avec les Surréalistes, puis le Nouveau Roman, l’OuLiPo, le réalisme magique en Amérique latine, et d’autres courants d’écriture, l’esthétique littéraire a beaucoup évolué, travaillée par différentes avant-gardes qui ont élargi le champ des possibles et explosé les cadres discursifs classiques, que ce soit dans la poésie, le roman ou le théâtre. Il y a eu une véritable révolution copernicienne comme ça dans la façon de fabriquer du littéraire, et moi je ne fais que puiser dans ce fonds d’innovations, avec quelques variations.
Je ne peux pas me contenter de raconter une histoire, avec une trame, une mise en situation et des personnages dont on suivra l’évolution actancielle et les péripéties qui se noueront autour d’une intrigue. Certes, ce schéma est et restera pour longtemps le paradigme narratif dominant. Mais moi je ne peux pas réduire une œuvre littéraire uniquement à l’histoire qu’elle raconte s’il s’agit d’une œuvre diégétique. J’éprouve le besoin de travailler sur d’autres strates et notamment le langage et la manière dont la trame narrative se combine avec d’autres niveaux d’écriture. Dans mon esprit, je n’écris pas, je « construis ». L’écriture pour moi est un jeu de construction. La mise en scène du texte participe d’une mise en signe. Ce qu’on appelle « roman » est un objet sémiotique complexe mobilisant des matériaux divers, à la fois narratifs, plastiques, graphiques, sonores, qui sont autant de pièces d’un puzzle que le lecteur est invité à agencer à sa manière de façon à faire son propre montage, et construire son propre « k’tab », in fine, son propre livre.
Le Matin d’Algérie : Des figures littéraires en éclats. Votre livre convoque des figures comme Joseph K., Stephen Dedalus, ou Kant. Quel dialogue vouliez-vous établir avec ces références ?
Mustapha Benfodil : Il y a en effet un passage dans Terminus Babel où il est question d’une scène onirique où à un moment donné, K’tab évoque des personnages qui vont s’évader du « Magasin aveugle », la réserve secrète où sont gardés les livres condamnés au pilon.
Parmi ces personnages de fiction, Joseph K, le héros du Procès de Kafka ; Stephen Dedalus, le personnage d’Ulysse de Joyce ou encore Lady Macbeth de Shakespeare, Raskolnikov de Dostoïevski et autre Madame Bovary de Flaubert. Cette séquence illustre la dimension ludique du roman, et la part de l’imagination qu’autorise une fable aussi fantasque. Dans cette scène, je me suis amusé à imaginer les personnages des romans et des pièces de théâtre enfermés dans cet entrepôt obscur surgir de leur carcan de papier, s’évader du Magasin aveugle et envahir la ville.
Au-delà de cet aspect ludique qui est au cœur de ma démarche littéraire, c’est une façon de suggérer que ces personnages éternels de la littérature universelle, auxquels on pourrait ajouter Antigone, Hamlet, Don Quichotte, Shéhérazade ou encore la fascinante Nedjma de Kateb Yacine, sont devenus des personnages de légende nimbés d’une aura écrasante. Et quand on se lance dans ce métier, il y a leur ombre tutélaire et celle de leurs créateurs surtout, qui nous scrute, et l’on se dit : Qu’est-ce qu’on peut encore écrire après ce panthéon ? Après Lautréamont, après Mohammed Dib, après Marguerite Duras et après Aimé Césaire ?
En 2016, j’ai monté une installation au Carreau du Temple, à Paris, à l’invitation de mon amie Sandrina Martins, en marge de l’Euro qui se jouait en France. Cette installation s’intitulait « FC Kafka».
L’installation avait la forme d’une parodie de match de football où les joueurs étaient représentés par des mannequins. Eh bien, ce match opposait mes personnages de fiction, tirés de mes romans et de mes pièces de théâtre, aux grands personnages justement de la littérature universelle. Il y avait une bande son où un comédien lisait en boucle des billets de textes mis dans la bouchedes personnages. Une réponse possible à la question : Que dire après Eschyle, après Al Moutanabbi, après Balzac, après Naguib Mahfoud ou Fernando Pessoa ? est que, même en étant marginale, une écriture trouvera toujours une oreille qui saura l’entendre.
Chaque jour, chaque nation, chaque société, chaque groupe social, chaque communauté, appellent de nouveaux récits, qui conteront leurs gloires, leurs défaites, leurs tragédies et leurs épopées.
Le Matin d’Algérie : De Marseille à Alger : un axe littéraire ? Le roman naît à Marseille avant de s’enraciner à Alger. Que représentent ces deux villes dans votre imaginaire ?
Mustapha Benfodil : Oui, Marseille, c’est la ville où ce projet est né. J’ai été pendant six mois en résidence avec ma petite famille, et ce séjour m’a permis de mieux connaître Marseille. Avant cela, j’ai participé à deux éditions des Rencontres à l’Échelle à la Friche La Belle de Mai. J’ai également pris part à deux reprises au festival Actoral qui se tient également à Marseille. J’ai été par ailleurs invité aux Rencontres d’Averroès, un autre évènement culturel phare marseillais dédié à la pensée méditerranéenne contemporaine. Mon lien avec Marseille s’est également renforcé par le biais d’une excellente maison d’édition, Al Dante, de mon ami Laurent Cauwet, qui publie de la poésie.
Ses bureaux étaient installés à La Plaine. Al Dante a édité deux de mes livres. Elle a été reprise par la suite par Les Presses du Réel. L’année dernière, j’ai eu le plaisir d’être publié dans une autre maison marseillaise : les très belles éditions Le Port a Jauni qui éditent de la poésie et de la littérature jeunesse.
Ainsi, à la faveur de ces initiatives et des temps de résilience que j’ai passés dans la Cité phocéenne, un lien affectif s’est tissé avec Marseille. Elle reste la ville française où j’ai le plus de souvenirs. Quant à Alger, c’est mon port d’attache perpétuel. La ville du ravissement permanent que je ne me lasse pas d’arpenter, en m’émerveillant toujours de sa mer, de sa baie, de son architecture, de ses rituels urbains et de sa langue truculente. Alger, c’est mon laboratoire d’écriture.
Le Matin d’Algérie : Aïda, les lectrices, la fierté de la lecture : pourquoi ce choix ? Le roman évoque l’intimité de la lecture, les frissons, les soupirs… Est-ce une manière dont vous cherchez à rappeler que lire est une expérience sensuelle, presque charnelle ?
Mustapha Benfodil : Exactement ! Dans cette épopée du livre, je ne pouvais pas ignorer le rôle du lecteur. Mais je voulais quelque chose d’incarné, alors j’ai créé Aïda, une lectrice qui s’éprend de K’tab et développe avec lui une relation quasi-fusionnelle. Par une ironie absurde, voire tragique-comique, c’est Aïda, celle qui défend K’tab avec passion, qui le recommande à ses amis et en fait l’éloge lors d’une lecture publique, qui cause sa condamnation au pilon en renversant par mégarde du café et du jus de pamplemousse sur lui. C’est une manière de suggérer que le lecteur a un pouvoir de vie ou de mort sur les livres. La survie de nos œuvres dépend de vous, lecteurs et lectrices. Cette relation passionnée n’est pas fictive. Je rencontre quotidiennement des lecteurs fervents qui proclament leur amour pour un livre, comme s’il s’agissait d’une connexion charnelle avec cet être de papier.
À une époque où l’on prédit la mort du livre face à TikTok et autres, il est essentiel de rappeler qu’une communauté de bibliophiles passionnés existe encore. Ce clin d’œil est un hommage sincère et une expression de ma gratitude.
Comme je le dis souvent, et je le répète ici : on écrit dans l’obscurité, et les lecteurs sont la lumière au bout du tunnel de l’écriture.

Le Matin d’Algérie : Le roman comme cimetière ou comme ruine vivante ? Vous parlez de fouilles, de fragments, d’archéologie. Le roman est-il une tentative de sauver ce qui peut encore l’être ?
Mustapha Benfodil : Ce roman n’a pas pour vocation de dresser un état des lieux sur l’industrie du livre, de proposer ou d’anticiper quoi que ce soit quant au devenir du livre ou la façon dont il doit être traité. Cela reste une fable. Ce n’est pas un plaidoyer ni un pamphlet. À travers cette histoire, mon propos était simplement de faire naître chez le lecteur une émotion, des sentiments pour cet objet appelé livre. De lui offrir une expérience sensorielle et sensitive sur les coulisses de la création littéraire à travers un bouquin et de son auteur, dans une ville qui s’appelle Alger.
C’est cette traversée sensible de l’aventure de l’écriture qu’il m’intéressait le plus de montrer et de mettre en scène. J’ai voulu aussi suggérer que cet objet appelé livre n’est pas un produit de consommation comme les autres, même s’il a un prix, qu’il est susceptible de terminer dans une déchèterie et être broyé pour être recyclé en papier toilette. Pour le reste, je dirais simplement et sans fanatisme aucun que le livre reste le symbole le plus emblématique et le plus puissant d’une culture.
Ce n’est certes pas l’emblème exclusif. Il y a la musique, il y a l’architecture, il y a la gastronomie… Mais il reste un symbole fort. D’où la nécessité de préserver (de sauver ?) cet écosystème du livre qui, de mon point de vue, est en train de dépérir en Algérie.
Le Matin d’Algérie : Un roman funèbre ou une ultime célébration ? Même s’il est question de fin, le texte déborde d’énergie, d’invention, de clins d’œil. Est-ce votre manière de dire que la littérature ne meurt jamais vraiment ?
Mustapha Benfodil: Absolument ! Et c’est cette énergie, cette inventivité, précisément, qui permettent de maintenir en vie la littérature, autrement, elle va s’atrophier. Cette manière de composer mes romans en adoptant cette construction en fragments, en accordant une attention soutenue à la dimension visuelle et graphique, c’est pour donner plus de relief à la texture qui est la porte du texte. Cela permet de multiplier les portes d’entrée vers l’œuvre, quitte à en brouiller la compréhension et bousculer la linéarité du récit. J’aime bien changer les modes narratifs, comme dans le chaâbi. J’aime mélanger les registres de langue, les styles de composition, la typo, les paysages sociaux défilant au fil des pages…
Pour moi, un roman, c’est d’abord un objet visuel. Plastique. Ça doit intriguer, dérouter, déstabiliser de prime abord le lecteur, attirer et attiser la curiosité de celui qui le feuillette.
Il peut ne pas être accroché par l’histoire qui lui est racontée ou ne pas avoir la patience de la suivre jusqu’au bout et néanmoins repartir avec un poème ou un aphorisme dans la bouche. Une certaine imagerie qui colle encore à la littérature voudrait la réduire à une espèce de langue morte, comme le latin ; un art poussiéreux, réservé à un petit cénacle de binoclards et de boomers old-school. En vérité, il n’y a pas plus vivant que la littérature. Parce que la littérature, c’est la langue de la vie. C’est une trace palpitante du monde dans ses moindres frémissements. C’est un art d’une étonnante vitalité et d’une extraordinaire diversité. Et c’est en cela qu’elle est « babélienne ». La littérature, c’est une Tour de Babel en transe qui brasse tous les imaginaires. Même à l’ère d’Internet, du brouhaha et de la frénésie des réseaux sociaux, elle tient bon. Je dirais même que ces alcôves numériques hallucinées, loin de tuer la lecture, en attisent le désir. Les réseaux sociaux ont permis de décupler la circulation des œuvres littéraires et ont donné de la visibilité à des auteurs et à des bouquins qui ne trouvent pas leur place dans le paysage traditionnel.
On voit des groupes de lecture virtuels se former, des critiques aux conseils prescripteurs émerger sur Facebook, sur Instagram et sur TikTok en empruntant les codes des influenceurs ; des passionnés qui partagent leurs retours de lecture, ou, tout simplement, des Internautes qui publient des extraits de livres qu’ils ont aimés, des passages qui les ont marqués. Cela montre bien que la littérature parvient toujours à s’adapter et à se réinventer, comme elle l’a fait après l’apparition de la télévision.
Le Matin d’Algérie : Et si Terminus Babel était lu demain par une IA ? Dans un monde où les machines lisent et écrivent, que resterait-il de la voix humaine de ce «K’tab » ?
Mustapha Benfodil : Ce n’est pas un scénario dystopique : on y est déjà. Personnellement, j’ai toujours été fasciné par l’expérimentation formelle, et l’IA ne m’effraie pas. Je me vois bien livrer une partie de jeu d’échecs littéraire avec elle. Je suis convaincu que ces outils vont ouvrir des horizons nouveaux, à condition d’avoir l’humilité d’apprendre. Je serais curieux de voir comment l’IA réécrirait Le Petit Prince de Saint-Exupéry. Je ne sais pas si le rendu procurerait autant d’émerveillement et d’émotion que l’original. Tiens ! Je vais essayer l’expérience avec ChatGPT…
Le Matin d’Algérie : Quel rôle donnez-vous à la littérature aujourd’hui en Algérie ? Est-elle encore un espace de résistance, de mémoire, de subversion ? Ou bien glisse-t-elle vers un rôle plus marginal ?
Mustapha Benfodil : Au point de vue de la créativité, je pense que l’Algérie reste une terre prodigieusement fertile pour la littérature. Nous avons une forte tradition littéraire et cette vigueur est encore féconde à en juger par la vitalité dont continue de faire preuve la scène littéraire. Je fais surtout allusion à l’aspect qualitatif. Je ne peux pas commenter sur l’aspect quantitatif, je n’ai pas les chiffres. Mais sur le plan de la forme, il y a énormément de qualité dans ce que je lis. Parmi les derniers romans que j’ai eu plaisir à lire, Aménorrhée de Sarah Haïdar, paru chez Barzakh. C’est une bombe ! C’est un roman dystopique au souffle incandescent sur le destin d’une gynécologue traquée par la police parce qu’elle pratique des avortements militants.
D’autres romans parus récemment m’ont beaucoup impressionné, certains pour leur esthétique, d’autres pour leur originalité thématique : Houaria de Inaâm Bayoud, Amin, une fiction algérienne de Samir Toumi, Sîn, la lune en miettes d’Abdelaziz Otmani, Taxis d’Aïmen Laïhem, La Fin du Sahara de Saïd Khatibi ou encore Rassa Morra d’Annia Mezaguer sur le harcèlement au travail. Un thème nouveau. Là où je serais moins enthousiaste, c’est sur l’état de l’industrie et des moyens de production et de diffusion.
La chaîne du livre en Algérie a été durement touchée par la crise du Covid. Les éditeurs ont souffert des conséquences de la pandémie et de la flambée des coûts des intrants, notamment le papier. De nombreuses librairies ont fermé. À cela s’ajoute la pression politique pesant sur les auteurs, les éditeurs, les organisateurs de salons du livre régionaux et les cafés littéraires. Un climat suffocant s’installe.
Le Matin d’Algérie : Un mot pour les jeunes lecteurs qui tomberont un jour sur Terminus Babel dans une cave ou une brocante ? Que voulez-vous leur dire, si c’était la dernière fois que vous pouviez leur parler avec ce livre ?
Mustapha Benfodil : Je leur dirais simplement : « SOYEZ LIVRES ! » Merci.
Entretien réalisé par Djamal Guettala
Photos crédits Nadjib Benatia, photographe de l’Institut français d’Oran.