Aux incomplétudes et assertions fantaisistes qui accompagnent les biographies post- mortem des plasticiens, viennent souvent se greffer en Algérie des hommages appuyés affirmant, compassions et/ou photos partagées à l’appui, l’appartenance au même monde commun de la création sans compromission, à une identique famille éprise des semblables complicités et visées transgressives.
Caractéristique de négligences et méconnaissances historiques, la somme des aberrations précipitamment glissées, en guise d’éruditions, au sein des rubriques culturelles se trouvent paresseusement répétées d’un journal à l’autre. Ainsi, il a suffi que le quotidien Horizons écrive le 01 août 2023 que « Né en 1966 à la Casbah d’Alger Kamel Yahiaoui est diplômé des Écoles des Beaux-Arts d’Alger et de Nantes » pour qu’El Moudjahid, Le jour d’Algérie, Le Courrier d’Algérie, Le Soir d’Algérie et enfin L’Expression (via cette fois les inexacts propos d’Omar Flici) répètent mécaniquement ces fausses informations. İnterrogé (dans le cadre d’une thèse doctorale) le 16 février 2010, le défunt peintre-poète nous livrait que l’entrée clandestine entreprise dans le monde périlleux de l’art fut d’abord parsemée d’embûches sociales et afin de mieux saisir comment il put, malgré tout, construire un riche cheminement esthétique nous l’invitions à revenir sur son environnement familial. Kamel Yahiaoui révélait alors ceci : « Je suis né à Saint-Eugène et j’ai passé ensuite ma jeunesse à la Casbah d’Alger. Mon père n’avait pas beaucoup d’argent, nous vivions à sept dans une seule chambre. Malgré cette promiscuité et les problèmes sociaux ordinaires des quartiers populaires, l’ambiance restait heureuse. Je pensais m’orienter vers les mathématiques mais, attiré par les travaux manuels, j’ai trouvé un refuge dans le dessin, prenant d’ailleurs l’habitude de faire des graffitis sur des murs. Je me suis ensuite inscrit aux « Beaux-Arts » sans influences directes de mon oncle M’Hamed İssiakhem. Les échanges avec lui demeuraient sommaires de sorte que j’avais une vision plutôt académique de la peinture, du portrait ou du paysage. Au départ, je tentais donc de reproduire les visages de mes professeurs ou de mes proches, la ressemblance ou mimésis étant alors pour moi la norme à respecter. »
Avais-tu déjà eu des rapports visuels avec ces institutions culturelles que sont par exemple les musées ?
Kamel Yahioui : « Non jamais, je suis entré à l’École des Beaux-Arts d’Alger comme quelqu’un qui serait venu de la campagne et qui, une fois arrivé en ville, y aurait été déposé comme un paquet. Pour moi, c’était carrément un autre monde, je ne savais pas du tout comment il fonctionnait (…). Même si je côtoyais des personnes de mon bord social, je ressentais au début un malaise; pour moi l’institution du Parc Zyriab, c’était un milieu sophistiqué et bourgeois, donc assez étranger. İl fallait que je m’habitue à ce nouveau contexte, à son atmosphère d’autant que je ne parlais pas le français car au lycée j’étais arabisant. De plus, je sortais directement de la Casbah.
Je découvrais un espace pédagogique qui en vérité me révoltait dans la mesure où je n’avais pas les mêmes moyens financiers que certains, souvent pas de quoi m’acheter une feuille de Canson, de sorte que j’en récupérais parfois au niveau de la salle design. J’effaçais ce qu’il y avait dessus (…).
L’important pour moi, s’était de pouvoir m’exprimer. Je n’avais en tête que de faire du dessin, de la peinture et de la sculpture ou bien de la gravure. La communication visuelle, tout ce que l’on appelle le « déco-volume », le côté emprunté, appliqué et minutieux ne m’intéressait pas, pas plus d’ailleurs que la miniature ou la calligraphie. Dessiner à main levée et laisser libre cours à mon imagination, voilà ce que je retenais et qui me motivait. J’exécutais des modèles en plâtre pour rester en accord avec l’enseignement et, dès que j’avais terminé, je sortais du sujet imposé. ».
Après le tronc commun, tu avais déjà l’intention de t’inscrire dans le département peinture ?
K.Y.: « Oui, mais comme je n’ai jamais passé les épreuves du diplôme national, je fréquentais les ateliers de l’École supérieure en clandestin, allant en catimini dans celui de Mesli et un autre jour de Martinez. Je rentrais en fait là où je pouvais. Le soir, il m’arrivait même de dormir dans un bain maure, une période qui inspirera la série de peintures « La sueur des pauvres » et « On torture les torturés ». Par ailleurs, il fallait que je fasse quelque chose pour aider ma famille. J’ai donc décidé de partir à Nantes, ville où j’accédais à l’École des Beaux- Arts, ce qui me value d’acquérir une bourse d’études. Grâce à cette aide inespérée, j’ai pu régulariser mes papiers, puisque j’étais arrivé en France avec un visa d’un mois, avoir une carte de résidence d’une année renouvelable, envoyer de l’argent à mes parents, améliorer mon français et surtout mes connaissances en histoire de l’art, notamment en me documentant sur le Bauhaus ou les conceptuels. »
Si tu évoluais désormais dans un univers favorable, ton passage dans cette institution bretonne ne se conclura pourtant pas, là aussi, par l’obtention d’un diplôme.
K.Y. : « Oui c’est vrai ; je m’installais en 1992 dans la banlieue parisienne, montais à Villetaneuse un projet pour m’occuper des jeunes délinquants au sein de « Clubs préventifs ». Je travaillais avec les tagueurs sur ce qu’on nommait alors un « Terrain d’aventure ». J’étais salarié et l’expérience s’est poursuivie pendant deux années. Elle fut ponctuée d’animations avec des enfants, adolescents ou pré-adultes, l’échelle d’âge allant de six à vingt-cinq ans. C’est à ce moment-là que j’ai débuté des sculptures conçues à partir de la récupération de matériaux retirés des poubelles. »
Tu prorogeais en quelque sorte ce principe de récupération-reformulation, un peu à la manière des Nouveaux-réalistes ?
K.Y. : « Ne considérant pas davantage ma production comme un produit ou adjuvant du conceptualisme ou de l’art brut, je n’ai jamais eu la volonté de m’inscrire dans un continuum historique français, ni en filiation d’un courant précédent de l’art occidental. Depuis ma jeunesse, lors de laquelle je peignais sur des tasses de café, l’objet en état de végétation ou non m’a toujours accompagné ou interpellé. Ce n’est pas l’idée de son détournement qui prime chez moi mais plutôt celle de dialogues avec lui. İl me parle, fait l’œuvre et c’est pour cela qu’il n’est pas choisi au hasard mais plutôt « pris en charge ». De là, la récurrence des valises et des télévisions ou encore des frigos. Ces éléments rentrent tous dans le processus créatif et je ne cherche pas à leur redonner vie, à les recycler. Je ne suis pas dans cette logique là mais plutôt en connivence avec le principe de réminiscence historique, car en eux il y a des choses d’hier que je veux redécouvrir, révéler. İls sont les témoins d’une mémoire. »
Peut-on tout de même évoquer l’utilisation d’un objet en tant que corps-histoire ?
K.Y : « Oui, dans le sens où cette notion de corps est très présente ou pesante chez moi et que l’objet draine ou traîne le passif de son ex-propriétaire, celui qui l’a touché, usé. Surgit à travers lui toute une population de revenants, lesquels renvoient à la thématique des disparus au physique meurtri ou non (…). İls accompagnent l’œuvre, ils l’habitent et en même temps la couvent ou la couvrent, la protègent. J’ai choisi d’aborder la question du corps sous l’angle de la cruauté ou de la violence pour me prononcer en tant que peintre de la condition humaine et dire voilà ce qui se passe.
Je suis alors dans une forme particulière de contestation et, de plus, je ne cherche pas à caresser l’œil du spectateur. Je préfère le dérouter du « Bel art » pour qu’il puisse mieux appréhender ce qui se déroule dans son monde ou devant ses yeux. Mes sujets restent graves car je porte l’attention sur le fait que les tragédies emboîtées en récits finissent par devenir des banalités. On ne fait plus gaffe à elles de la même manière que l’on ne prête plus d’intérêt à un SDF. Au bout d’un ou deux mois, celui que tu vois tous les jours dans la rue devient une espèce d’objet incongru. Je refuse cette accoutumance qui t’oblige à admettre le fait accompli, le déjà-là. »
Le déjà là, c’est aussi d’une part un académisme contre lequel s’est construit l’art moderne et d’autre part le réseau sur lequel fonctionne le marché de l’art. As-tu cherché à aller au-devant des galeristes ?
K.Y « Pour dire franchement les choses, non. Je ne suis pas un peintre commercial. Je me préoccupe plus des contacts inter-artistes que ceux avec les agents économiques. Je ne sais jamais quoi répondre lorsque l’on me questionne sur le prix d’une œuvre, comment lui attribuer une valeur marchande. Ce n’est que pour me nourrir, faire face à la vie courante, que je me résigne à annoncer un montant. J’éprouve davantage de plaisir et de satisfaction lorsque je me retrouve face au public avec lequel j’entame un échange. »
Comment celui-ci s’était-il déroulé lors de Voyages d’artistes-Algérie 03 ?
K.Y. : « De manière très productive, de la meilleure des façons puisque les conditions matérielles s’y prêtaient. Lors des deux vernissages successifs, il y avait eu beaucoup de monde pour suivre le projet mis en scène par Jean-Louis Pradel. J’avais à cette occasion préparé et présenté l’installation « Les chercheurs du jour ». Comprenant une peinture de cinq mètres sur trois et une valise, l’œuvre faisait partie intégrante de toute une série effectuée en rapport à ladite « Décennie noire » pendant laquelle le quotidien des Algériens était perforé de nombreuses exactions. Le travail montré se rapportait donc à ces autochtones qui, enclavés, attendaient la lueur de l’aube comme une sorte de délivrance susceptible de repousser chaque jour une mort annoncée. »
Qui t’avait contacté pour participer à « L’Année de l’Algérie en France » ?
K.Y : « D’abord la partie algérienne et son représentant aux arts plastiques, Hellal Zoubir, puis donc Jean-Louis Pradel, lequel s’est déplacé au sein de mon appartement-atelier, a classé le soir même des pièces qu’il jugeait acceptables. İl y a eu d’autres commissaires ou opérateurs culturels dont je n’ai pas retenu la proposition. »
Tu fus certainement au courant du boycott auquel appelait une partie de l’intelligentsia kabyle : adhérais-tu à son option de retrait ?
K.Y : « Je comprenais très bien ses fondements critiques mais je suis un artiste qui prend seul ses décisions. Aussi, je ne m’allie jamais à un groupe militant sauf lorsqu’il a fallu se mobiliser contre la torture ou les meurtres en Algérie. Si j’estime qu’une exposition va donner une assise à mon cheminement artistique j’y participe, cela malgré les injonctions contraires, voire les intimidations ».
N’as-tu pas crains de brouiller ton image par cet investissement mis en parallèle à une stratégie de réhabilitation du Régime algérien ?
K.Y : « Avec « Voyages d’artistes-Algérie-03 » j’ai pu côtoyer des plasticiens d’envergure et n’étais pas censuré. Je ne me posais donc pas ce genre de question. Si l’expérience se représente, je l’accepterai à nouveau de la même manière que je suis disposé à être visible au sein du nouveau Musée d’art moderne d’Alger. »
Justement à ce sujet, le MAMA fut inauguré à l’occasion d’ »Alger, capitale de la culture arabe 2007″. Tu avais été aussi invité à cet autre vaste événement ?
K.Y : « Oui, contacté par Noureddine Ferroukhi pour l’exposition sur « L’Art contemporain arabe » dont il était le commissaire mais à laquelle j’ai refusé de collaborer car prévue d’abord au MAMA elle fut, en raison de travaux non achevés, transférée au Palais de la culture. Mais ce qui m’avait surtout troublé, c’était la politique événementielle qui contournait et parfois même bafouait la question de l’identité alors que celle-ci était encore une fois à actualiser à travers les notions de berbérité et d’africanité de l’Algérie. »
Kamel Yahiaoui avait pris l’habitude de parcourir de nuit les trottoirs de Paris pour y chiner dans l’obscurité des sentiments urbains les matériaux de son langage plastique. Ainsi, sauvera-t-il des « griffes éboueuses » la tenture exposée à l’ « Espace EDF Électra », y inscrira une poésie recyclée sur fond de plissages, « palpages » ou surimpressions et étalera au sol un damier venu rappeler que la partie qui se jouait sur la surface de la toile mettait en balance une déshérence à laquelle renvoyait justement, en contre-bas de ce qui prenait la forme d’une installation, l’œuvre La Valise.
L’artiste l’avait retenue car ressortait à travers elle « (…) une population de revenants, Ce sont des spectres, des schèmes-fantômes qui hantent mes pensées, qui déterrent le paradigme de la mort subite que je conteste surtout lorsque cette dernière n’est pas naturelle mais préméditée, calculée. Donc, tous ces personnages qui transparaissent après-coup dans ma peinture, ou sur des matériaux, sont vivants, nommés. İls logent dans mon esprit, mon imagination et ne sont pas de simples ombres puisque je l’ai ai connus en tant qu’acteurs de vie. ».
Ramassé au coin d’une rue, le « bagage-relique » drainait les avatars de l’existence. Une fois ouvert, il racontera cette fois les transhumances d’immigrés autorisés à passer du côté septentrional de la Méditerranée. Transitant par bateau du Sud au Nord, ils arrivaient à bon port, se mettaient d’emblée au service des « Trente Glorieuses » de la même manière que certains de leur père s’étaient engagés lors de la Seconde Guerre mondiale.
Ces ouvriers « À bas-coups » rodés aux cadences infernales des 3-8 deviendront pourtant quelques décennies plus tard les indésirables Chercheurs de jours personnifiés par des dizaines de boîtes d’allumettes jonchant le parterre. L’accord d’association qui en 2003 liait encore l’Algérie à l’Union européenne ne prévoyant que le libre passage des marchandises, et non pas celui des individus, chacune symbolisait désormais le radeau miniaturisé des « Harraga », nom attribué à ces jeunes algériens qui tentent, toujours aujourd’hui, de quitter clandestinement leur pays par la mer pour mettre fin à une sorte de purgatoire physique et mental, contourner les mesures draconiennes limitant la transmigration des Africains.
À rapporter aux formalités de surveillances conduisant à consolider les frontières de toute l’Europe occidentale, l’installation de Kamel Yahiaoui plaçait le focus sur l’intransigeance de services consulaires français craignant que le « vague à l’âme » des désœuvrés ne fasse grossir le flot des « Sans-papiers » alors que via la Déclaration d’Alger, Jacques Chirac et Abdelaziz Bouteflika s’engageaient en mars 2003 à « (…) favoriser la circulation des ressortissants algériens en France et des ressortissants français en Algérie ».
Devenu « L’İdole d’Alger » aux yeux de centaines d’adolescents réclamant des visas, le Chef de l’État français ne facilitera leur obtention qu’aux universitaires et artistes, une façon de faire oublier les aléas d’une difficile confluence culturelle et plus particulièrement le quota limitant jusque-là la sortie du territoire d’hommes et de femmes directement menacés de mort, et pour ainsi dire obligés de quémander un titre de séjour. L’intervention de Kamel Yahiaoui était d’autant plus à propos, qu’elle venait au moment où, en France, des choix technologiques étaient discutés et arbitrés au sein du ministère de l’İntérieur afin de sécuriser l’architecture du système douanier. Stockée au sein de puces à radiofréquences, une base centrale de données ouvrait donc la voie au contrôle de soi ou des identités à distance, à des projets sécuritaires qui, fondés sur l’intégration de la biométrie aux visas et aux titres de voyages, se généralisaient depuis les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center de New-York et le Pentagone américain.
Le travail présenté en novembre 2003 par l’ex-Algérois « saisissait » de la sorte des programmes inquisiteurs ayant pour principe de base de contrôler les allers et venues de préposés à l’exil ou de réguler les flux migratoires.
À ce titre, les pays de l’espace Schengen s’étaient, à l’échelon européen, mis d’accord le 20 octobre 2003 pour apposer sur leurs visas des données biométriques.
Standardisées et centralisées à partir d’empreintes digitales, elles concernaient la numérisation du visage et exigeaient des aménagements législatifs réfrénant encore une fois la libre circulation de quidams indésirables. Avec Voyages d’artistes-Algérie 2003, le parti pris de Jean-Louis Pradel était justement de dire que les créateurs débordent et dépassent en permanence les bornes géographiques ou mentales, tissent des liens et jettent des filets sémiotiques qui se croisent et s’entrecroisent. À travers leurs déplacements- cheminements, ces plasticiens franchissent constamment leurs barrières physiques, culturelles ou techniques, inscrivent leur démarche dans les allers et retours de l’agir-esthétique alors que « (…) le monde de l’art continue trop souvent d’entretenir toutes sortes de frontières artificielles (…) » soutenait alors le curateur-critique d’art.
Aussi, proposait-il de faire une « (…) escale dans l’extraordinaire cours ordinaire des choses de l’art contemporain pour aller y voir, y faire un tour et quelques détours, en conjurer la disparition, passer le seuil et trouver la clé ».
À ses yeux, il ne faisait aucun doute que les artistes algériens ou algéro-européens pouvaient et devaient passer ce fameux cap. İl suffisait pour cela d’une mise en condition favorable et c’était justement ce qu’il apportait aux invités de circonstances qu’étaient Karim Sergoua, Ammar Bouras et Hellal Zoubir venus directement d’Algérie alors que Zineb Sedira, Samta Benyahia, Nadia Benbouta, Yazid Oulab, Mustapha Sadek Sadjel, Rachid Koraïchi et Kamel Yahiaoui, tous plus ou moins introduits dans le monde de l’art occidental, se produisaient depuis plusieurs années en France ou en Angleterre, plus généralement en Europe.
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture
Le peintre-poète Kamel Yahiaoui inhumé ce jour, vendredi 04 août 2023, au cimetière de Taboudoucht (Kabylie)