« L’auteur de cet essai n’a pas choisi son nom qui lui a été donné à sa naissance survenue en 1982 à Valenciennes. C’est dans cette région industrielle qu’avait trouvé refuge, vingt ans plus tôt, une famille algérienne composée d’indépendantistes privés d’indépendance, de révolutionnaires frustrés de leur révolution, de patriotes éloignés de force de leur patrie, et cela en raison de leur fidélité à Messali Hadj». Nedjib Sidi Moussa, La Fabrique du musulman, 2017.
Vient de paraître récemment aux CNRS Editions un ouvrage collectif fort intéressant, codirigé par Amin Allal, Layla Baamara, Leyla Dakhli, Giulia Fabbiano et ayant pour titre « Cheminements révolutionnaires. Un an de mobilisations en Algérie (2019-2020) ». Comportant une dizaine de contributions diverses et variées et divisé en deux grandes parties, cet ouvrage propose, tel qu’il est introduit par ses codirecteurs, de « revenir sur cette longue année [celle qui a vu naître les mobilisations relatives au hirak], et de poser les jalons d’une réflexion sur l’émergence d’une crise politique et d’une dynamique révolutionnaire.
Cela présente un double intérêt théorique : échapper à la raison téléologique (tout ce qui se passe n’est interprétable qu’à l’aune de son futur anticipé comme un retour à l’ordre, une fatalité meurtrière ou encore un avenir ‘’démocratique standard’’), et s’intéresser à temps aux éventuels oubliés de l’histoire (ces événements, ces acteurs-actrices et ces pratiques que l’histoire des vainqueurs – celle des lendemains – ne retiendra probablement pas)” (1).
On peut considérer cet ouvrage comme un regard porté par des chercheurs en sciences sociales sur l’Algérie actuelle et sur la dynamique révolutionnaire qu’elle avait connue au cours de l’année 2019-2020, dans le but de comprendre à la fois l’espoir des acteurs du hirak et la manière avec laquelle ils ont vécu cette révolte.
Les analyses effectuées par l’équipe de chercheurs réunis dans cet ouvrage ont pour but d’aider les lecteurs curieux et les chercheurs intéressés par l’étude des dynamiques révolutionnaires que « les révoltes populaires » changent, au regard de l’histoire, ne serait-ce que de manière minime, les acteurs qui les initient et ceux qui contre elles sont dirigées.
Dans leur introduction à « Cheminements révolutionnaires. Un an de mobilisations en Algérie (2019-2020) », Amin Allal, Layla Baamara, Leyla Dakhli et Giulia Fabbiano saluent le caractère pacifique des protestations et le slogan « silmiyya » qui les a accompagnées, en paroles et en actes.
Dans les revendications ayant émergées au cours des premières semaines du hirak, ils voient la constitution d’un socle de la dynamique protestataire susceptible d’ouvrir l’espace des possibles de la politique : « possibilité politique de refuser une humiliation de trop en s’opposant au cinquième mandat et en s’arrogeant le droit à l’action malgré la menace du désordre (politique, économique, sociale) ; possibilité anthropologique de dépasser la suspicion/méfiance comme relation privilégié à l’autre ; possibilité historique d’inventer un nouveau récit national où le passé cesse d’empêcher l’avenir ; possibilité sociologique de penser le ‘’peuple’’ comme une volonté singulière et organique sur laquelle doit reposer le pacte national, en renversant ainsi la vision infantilisante des masses que les autorités politiques ont véhiculée”(2).
Les études qui composent cet ouvrage se partagent 1) en étude de cas qui observent des espaces et des groupes sociaux – comme les jeunes de quartiers populaires, l’immigration clandestine (la harga), les organisations militantes ou les syndicats autonomes et 2) en contribution se situant plus directement dans le feu de l’action – le hirak dans la diaspora installée en France, les limites de cette révolte populaire ou les antagonismes qui opposent deux conceptions de l’état en Algérie, civil vs militaire : « Les études de cas qui structurent cet ouvrage observent de multiples espaces sociaux et groupes.
Certaines s’attachent à décrire ce que le hirak fait à un groupe d’enquêtés, un lieu social ou un groupe constitué. […]. D’autres contributions plongent plus directement dans la foule des mobilisés pour tenter d’y comprendre les logiques à l’œuvre, ou de décrire finement « ce que la révolte dit ». Il s’agit pour celles et ceux-là de rendre compte des aspirations, de décrire les formes du politique qu’ils-elles inventent ou réinvestissent”(3)
L’une des contributions qui a attiré mon intention dans cet ouvrage, et sans volonté de hiérarchisation aucune entre elles, est celle de Nedjib Sidi Moussa intitulée « Retour réflexif sur intervention hors cadre. Le hirak ou le ‘’futur déjà terminé’’ de la révolution anticoloniale ».
Docteur en science politique et auteur d’ « Algérie, une autre histoire de l’indépendance. Trajectoires révolutionnaires des partisans de Messali Hadj aux Presses universitaires de France (2019) ainsi que de « La Fabrique du musulman. Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale » aux éditions Libertalia (2017), ce dernier a eu le mérite d’entreprendre une démarche critique et réflexive, dans l’élaboration de sa réflexion sur le hirak, dans sa contribution : « Dans une démarche réflexive et sous la forme d’une intervention critique, Nedjib Sidi Moussa livre un regard sur son expérience et ses observations du hirak”(4).
Sans vouloir émettre un jugement général et verser dans la caricature, il faut reconnaître qu’en Algérie, un grand problème avec le doute et la remise en question de soi existe bel et bien, notamment sur le plan politique et historique – surtout au niveau du récit dit « officiel » de la lutte anticoloniale.
Or si Nietzsche écrivait avec perspicacité que « ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou…Mais on doit être profond, abîme, philosophe, pour sentir de la sorte…Nous avons tous peur de la vérité” (5), j’ai trouvé dans la contribution de Nedjib Sidi Moussa le reflet des qualités de l’homme qui doute et critique les certitudes qui rendent fou.
De la nécessité de dépasser le fétiche de la lutte anticoloniale
La contribution de Nedjib Sidi Moussa propose une lecture critique de l’obstination démesurée voulant voir dans la mobilisation des symboles de la lutte de Libération nationale dans le hirak un événement inédit et nécessairement positif.
Assumant pleinement la « dimension réflexive » de sa démarche, ce dernier écrit: « Le propos s’inscrit donc à rebours des discours apologétiques sur un mouvement contestataire trop vite ‘’tombé amoureux de lui-même (Thomas Frank, 2013)’’ comme de ses interprétations conspirationnistes”(6).
S’appuyant sur ses recherches menées depuis des années maintenant sur les trajectoires des partisans de Messali Hadj (le père du nationalisme révolutionnaire algérien qui, le 2 août 1936 au stade municipal d’Alger, posa pour la première fois la question national et de surcroît celle de l’indépendance, publiquement et clairement, lors de son intervention dans une réunion du Congrès musulman) et sur son séjour en Algérie (mars 2019, septembre et décembre de la même année), dans lequel il a parcouru plusieurs villes du pays, Nedjib Sidi Moussa a pu relativiser un certain nombre de discours « produits par le champ politico-journalistique algérois » qui, dans leur dépendance au réseaux sociaux, déforment la réalité sociale lourdement oppressante et, par conséquent, s’érigent en « puissants vecteurs de désinformation”(7).
L’une des fonctions les plus importantes de ces miroirs déformants au service de la doxa dominante consiste, systématiquement, à ne pas nommer les choses qui fâchent. Au réel, la doxa substitue l’image d’une Algérie éthérée.
L’une des réalités qui fâchent est la régression culturelle dont avait parlée Mohammed Harbi lors d’un entretien donné au Monde et dont Nedjib Sidi Moussa cite un extrait à forte raison : « Il y a une régression culturelle immense en Algérie, on n’imagine pas l’ampleur du désastre.
On a tué l’intelligentsia. Il n’y a pas de débat intellectuel possible. Par exemple, dans la presse, les ‘’intellectuels’’ tirent leur position de la ‘’révolution’’. Ils n’osent pas la mettre en cause d’une manière critique. A l’université, c’est pire encore. Et l’islamisme a aggravé les choses » (8)
Cette régression se traduit par la quasi-impossibilité, selon Nedjib Sidi Moussa, d’engager un débat contradictoire et constructif sur l’histoire de la lutte anticoloniale et sur la dimension sociale du hirak – et notamment les questions de la religion, de la liberté de croire ou ne pas croire et de l’égalité homme-femme.
Par son intervention, l’auteur de « La Fabrique du musulman » voulait « interroger la fragmentation de l’espace public algérien et le rôle prêté aux récits historiques dans cette dynamique contestataire, en mobilisant la littérature savante ou militante, ainsi que la presse publique et privée” (9). (À suivre…)
Faris Lounis
Renvois
1/ Amin Allal, Layla Baamara, Leyla Dakhli, Giulia Fabbiano (dir.), Cheminements révolutionnaires. Un an de mobilisations en Algérie (2019-2020), Paris, CNRS Editions, 2021, p. 13.
2/ Ibid., p. 20.
3/ Ibid., p. 25.
4/ Ibid., 25-26.
5/ Nietzsche, Ecce Homo (1906), « Pourquoi je suis si avisé », §4, trad. E. Blondel, GF-Flammarion, 1992, p. 80
6/ Amin Allal, Layla Baamara, Leyla Dakhli, Giulia Fabbiano (dir.), Cheminements révolutionnaires. Un an de mobilisations en Algérie (2019-2020), op.cit., p. 219.
7/ Ibid., p. 220.
8/ Christophe Ayad, 2019, « Mohammed Harbi : ‘’Il y a une régression culturelle immense en Algérie, on n’imagine pas l’ampleur du désastre’’ », Le Monde, cité in ibid., p. 222.
9/ Ibid.