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« Nedjma » un regard aigu sur la société algérienne prérévolutionnaire (II)

Kateb Yacine

Qui n’aimerait pas lire ou relire Nedjma de Kateb Yacine et pénétrer cette œuvre connue pour être ardue et difficile d’accès ? Seconde et dernière partie.

L’intrigue

D’abord, l’intrigue est guidée par la recherche des origines mystérieuses de Nedjma, reflet de l’histoire coloniale algérienne. Mais cette enquête généalogique révèle bien vite une quête plus métaphysique : celle de l’identité bafouée d’un peuple et de son destin politique. A travers les personnages, c’est aussi la quête intérieure de chacun qui est dépeinte : quête du sens, de l’émancipation, d’apaisement des tourments intimes… Leur périple les mène à interroger les faux-semblants d’une Histoire officielle cachant nombre de non-dits.

Finalement, c’est la quête même de la Vérité qui est sublimée, dans sa dimension autant politique que spirituelle. En somme, Nedjma élève la matière romanesque en symbole de la condition algérienne, traversée par le questionnement existentiel le plus profond.

« Nedjma » un regard aigu sur la société algérienne prérévolutionnaire

Au travers de leur exploration des origines de l’énigmatique Nedjma, les personnages cherchent en réalité à saisir le sens caché de leur propre destin.

En découvrant la naissance trouble de la jeune femme, fruit du viol colonial, ils prennent conscience des blessures secrètes de leur histoire commune.

Leurs périples à travers la montagne et la ville représentent métaphoriquement leur quête initiatique, leur soif de vérité sur le passé collectif. Mais leur chemin de connaissance se heurte aux manipulateurs de l’ombre, incarnées par Si Mokhtar et ses sbires. Leur quête se mue alors en désir de libération et d’émancipation, face aux non-dits de la conquête et de l’oppression. Finalement, c’est la lutte existentielle d’un peuple pour la reconquête de sa dignité qui transparaît. N’est-ce pas là un éternel questionnement humain ? Redécouvrir la portée universelle de cette quête ne nous enrichit-il pas à notre tour ?

L’existence rebelle de Lakhdar témoigne d’un désir profond de liberté face à l’oppression. Mais sa révolte, aussi noble soit-elle, semble le condamner à l’errance solitaire. L’existence intellectuelle de Rachid lui permet de nourrir sa quête de vérité. Pourtant, son questionnement perpétuel le place aussi en marge de la société coloniale. L’existence passionnée de Mourad, consumée par l’amour et la haine, préfigure de manière tragique les déchirements qui mineront le peuple algérien. Quant aux existences manipulatrices incarnées par Si Mokhtar, elles dévoilent les non-dits souterrains de l’histoire officielle. Enfin, Nedjma, ballottée par des enjeux qui la dépassent, symbolise pour sa part la condition féminine bafouée.

D’un côté, certains espaces semblent accueillir la diversité, à l’image de la ville moderne théoriquement ouverte à tous. Mais dans les faits, les autochtones n’y sont que de seconde zone, écartelés entre traditions et aspirations nouvelles. De même, l’école coloniale prétend diffuser les Lumières. Pourtant, derrière ce discours se cache une volonté d’assimilation forcée plus que d’échange réciproque.

À l’inverse, d’autres espaces symbolisent une résistance farouche à l’inclusion. Tel le village natal, attaché à son identité menacée. Ou la prison, qui enferme et brise les corps autant que les esprits rebelles. Même la montagne, symbole d’évasion, révèle tragiquement ses failles comme refuge illusoire.

Ainsi, Kateb Yacine dévoile subtilement les non-dits d’une société coloniale finalement construite sur un déni systématique de l’Autre.

Dans Nedjma, Kateb Yacine sonde habilement les paradoxes d’une société coloniale se voulant porte-étendard du progrès et des Lumières.

Par sa modernité affichée, la ville coloniale semble promouvoir le brassage des cultures. Mais en réalité, le métissage qu’elle prône n’est qu’assimilation forcée. Les autochtones n’y trouvent leur place qu’en reniant leurs racines. Leur culture est réduite à une folklorisation sans substance. Même l’école, pilier de la colonisation culturelle, dissémine plus l’aliénation que l’émancipation. Derrière le vernis des discours humanistes, domine en fait la logique de la table rase identitaire. A contrario, les espaces de résistance préservent coûte que coûte leur authenticité menacée.

De façon tragique, Nedjma montre bien que l’entre-deux est un non-lieu, un écartèlement identitaire sans issue.

Reprenons notre point de vue sémiotique :

L’œuvre de Kateb Yacine présente une structure narrative complexe, tournant autour du personnage mystérieux et insaisissable de Nedjma. La trame se déroule selon une temporalité non-linéaire, faisant se succéder différents points de vue à travers des « spirales » successives.

Sur le plan sémiotique, Nedjma peut être considérée comme une figure nodale, un signifiant flottant cristallisant sur elle tous les désirs et les questions des quatre personnages principaux que sont Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha. Son nom même, « Nedjma », signifiant étoile en arabe, renvoie à cette dimension symbolique et énigmatique. Autour d’elle se noue le « mystère » de ses origines métisses, renvoyant à l’histoire complexe des relations entre les différentes communautés en Algérie.

On peut voir dans ces personnages une représentation des différentes altérités qui coexistent dans la société algérienne dépeinte : les quatre amis incarnent à la fois l’entre-soi masculin de la communauté autochtone, mais portent aussi en eux, par leurs origines partiellement françaises ou leurs parcours personnels, la marque de l’altérité. Le personnage du séduisant Si Mokhtar, à la fois familier et étranger, renvoie quant à lui à la figure ancestrale du « maître » charismatique.

À travers cette trame narrative complexe où s’entremêlent intimement destinées individuelles et collective, l’œuvre de Kateb Yacine donne à voir de manière subtile la co-présence de différentes appartenances identitaires au sein de la société algérienne, interrogée dans sa dimension proprement métisse et composite.

Le parcours de Nedjma tout au long du roman est extrêmement complexe et énigmatique. Voici les principaux éléments qui ressortent de notre analyse.

Dès le début, Nedjma apparaît comme une figure insaisissable, une présence mystérieuse qui hante les pensées des quatre amis. Son identité et ses origines sont entourées d’un mystère que chacun cherche à percer, notamment concernant sa possible filiation avec Si Mokhtar ou avec le père de Rachid. Nedjma fut confiée enfant à une mère adoptive, Lella Fatma, avant d’épouser incestueusement Kamel, dont on apprend plus tard qu’il est en réalité le fils de Si Mokhtar. Ce mariage consacre son statut de femme inaccessible pour les quatre prétendants. Par la suite, lorsque la vérité sur ses origines complexe émerge, Nedjma apparaît comme devant être « rendue à sa véritable destinée ».

Les quatre amis décident alors de l’enlever à son époux pour la conduire au Nadhor, sa terre ancestrale, auprès des survivants de sa tribu. Néanmoins, son parcours individuel reste extrêmement difficile à reconstituer de façon linéaire, du fait de la structure narrative fragmentaire et rétrospective du roman. Nedjma semble destinée à demeurer un mystère par sa nature même de personnage nodal cristallisant les interrogations identitaires au cœur de l’œuvre.

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Les modes d’existence

Nedjma incarne l’altérité absolue, une présence mystérieuse qui échappe aux catégories. Sa condition de femme renvoie à l’indicible du féminin dans cette société patriarcale. Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha forment un entre-soi masculin guidé par un esprit de corps et de solidarité virile. Leur existence se définit par le rapport aux autres hommes (Si Mokhtar) et par la quête obsessionnelle de Nedjma. Si Mokhtar représente la figure ancestrale et charismatique du patriarche, à la fois familier et énigmatique. Son autorité naturelle renvoie aux lignées tribales qui structurent cette société. Les personnages secondaires comme Lella Fatma, Kamel ou les ouvriers incarnent des destins collectivement partagés au sein des différentes communautés. On assiste ainsi à une superposition de modes d’existence : l’entre-soi masculin s’articule à la prééminence d’une figure patriarcale, tandis que l’altérité féminine reste mystérieuse.

L’œuvre donne à lire une société où les individualités se définissent toujours en fonction des déterminismes communautaires et des rapports de pouvoir inhérents à cette culture ancestrale.

La phénoménologie du sens

Une question pertinente sur la phénoménologie du sens dans cette œuvre majeure. Tout d’abord, notons que le sens ici se dérobe constamment aux codes rationnels de la logique causale. Il procède par allusions, ellipses et métamorphoses sémantiques, à l’image des spirales narratives. C’est dans cet écart ouvert entre les virtualités du sens que le roman donne à voir l’état du monde colonial, cet entre-deux irrésolu entre présence et absence de l’Autre. Rien n’y est nommé frontalement, tout s’y esquisse en creux. De plus, l’affectif – ce désir violent et défensif pour Nedjma – détermine en profondeur les modalités même de la saisie du sens.

En télescopant les temporalités, il fait affleurer des possibles latents dans la mémoire des personnages. Le sens se loge donc dans les plis de l’indicible, dans les méandres du psychisme amoureux faisant éclore l’avant du désir. L’analyse littéraire interroge les ressorts les plus intimes de la condition humaine. Au-delà même de la polysémie habilement orchestrée par l’auteur, le roman porte en lui une puissance d’ouverture vers l’indicible du réel qui le place à part dans le bestiaire littéraire.

En effet, en privilégiant les non-dits, les métamorphoses du sens et la dialectique de la présence et de l’absence, le texte institue son propre régime d’exception herméneutique. Il déconstruit les contours délimités du Verbe pour en explorer les possibles latents.C’est en ce sens que l’œuvre se fait prophétique, permettant d’entrevoir déjà en creux les lignes de faille qui s’ouvriront bientôt dans l’ordre colonial. Dans ses plis s’esquisse en négatif l’avènement de nouveaux paradigmes politiques et identitaires.

En somme, ce roman majuscule nous place face à l’extrême limite de nos catégories analytiques, nous invitant à une suspension fructueuse du jugement. Tel est selon moi le véritable legs phénoménologique de Kateb Yacine à la modernité.

Saïd Oukaci, Doctorant en sémiotique

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