Bientôt trois décennies se sont écoulées depuis la décennie noire, et pourtant le même récit continue de hanter le quotidien de la nation : terroristes neutralisés, armes récupérées, réseaux démantelés, etc. Ce n’est plus une simple information, c’est un rythme, une respiration du pouvoir, un instrument qui façonne le présent et étouffe toute capacité de se tourner vers l’avenir.
Chaque annonce, chaque communiqué, chaque opération devient un rappel obsessionnel que le chaos n’est jamais loin, que l’ordre tient grâce à ceux qui détiennent le monopole de la sécurité. Dans cette répétition sans fin, la société est tenue dans un état d’alerte permanent, comme si elle n’avait jamais quitté l’ombre du passé traumatique.
Le présent est saturé de peur pour que le peuple ne réclame jamais l’horizon qui lui revient de droit. Le passé est convoqué, surjoué, instrumentalisé, il devient un écran, un voile qui masque l’incapacité du pouvoir à offrir un futur réel. Les blessures de la nation sont recyclées, le souvenir des violences est entretenu non pour tirer des leçons, mais pour neutraliser toute velléité de changement.
L’histoire tragique devient spectacle et justification, et dans cette mise en scène, le peuple apprend à douter de sa propre force, de sa propre capacité à transformer sa vie et son pays.
Sous ce rideau sécuritaire se dissimule un ordre fragile mais solidement enraciné dans la rente, le clientélisme et la corruption généralisée. La survie du régime dépend de ces circuits parallèles qui distribuent privilèges et ressources à une minorité.
Chaque rappel du danger ancien agit comme un écran protecteur pour ces réseaux, il détourne l’attention des injustices, des privilèges scandaleux et de l’inefficacité des institutions. La peur, en saturant le présent, devient un instrument de légitimation pour des pratiques que la société aurait autrement contestées.
La manipulation s’étend aussi à la perception même de la réalité. En saturant le présent du poids du passé, le régime façonne l’opinion, module la mémoire collective, réécrit les événements à sa convenance.
Le peuple apprend à voir le monde à travers le filtre de la peur : toute initiative devient dangereuse, toute contestation est perçue comme un pas vers le chaos. Le temps lui-même est instrumentalisé, le passé est exagéré, le présent est contrôlé, et l’avenir est confisqué. Le peuple, pris dans ce continuum de surveillance et de menace, devient incapable de s’extraire de l’inertie imposée.
Mais la stratégie va plus loin encore. Elle exploite les divisions, les fractures régionales, sociales et économiques, pour affaiblir toute tentative d’unité ou de mobilisation. Chaque tension est amplifiée, chaque jalousie attisée, de sorte que le peuple reste occupé à se défendre contre des ennemis réels ou imaginaires. La société est tenue dans un équilibre instable : assez divisée pour ne jamais se rassembler, assez effrayée pour ne jamais exiger l’avenir, assez saturée par le passé pour oublier le futur.
Dans cette mécanique, le pouvoir ne protège pas seulement sa survie externe, il se protège lui-même. La crainte du passé agit comme liant interne, elle maintient les élites dans une discipline tacite, neutralise les rivalités internes et assure la cohésion apparente d’un système qui, autrement, serait miné par l’avidité et l’ambition de ses propres acteurs. Chaque rappel de danger, chaque mise en scène médiatique, chaque opération spectaculaire sert simultanément à contrôler le peuple et à consolider la structure fragile du pouvoir.
La manipulation s’étend jusqu’à l’horizon du futur. Saturer le présent par le passé, c’est s’approprier l’avenir avant même que le peuple puisse l’imaginer. Tout projet collectif devient inaccessible, toute revendication est neutralisée avant même de naître.
Le régime transforme l’horizon en instrument de domination, et la société apprend à se résigner à ne jamais exiger ce qui lui revient. La peur devient un mur invisible, et dans cette cage silencieuse, le temps cesse d’appartenir au peuple.
Et pourtant, aucune stratégie de manipulation, aucune exploitation des blessures passées, aucune saturation du présent ne peut durer éternellement. La fatigue, la frustration et le désir d’horizon finissent toujours par percer. Les fantômes invoqués pour contrôler la société finiront par s’effacer devant la force de ceux qui refusent d’être prisonniers.
La mémoire traumatique, si longtemps utilisée comme instrument de domination, se transformera en moteur de libération, et le peuple découvrira qu’il peut marcher debout, libre, vers un avenir qu’il choisira lui-même.
Quand ce jour viendra, le récit officiel, saturé de peur, d’instrumentalisation et de ruse, se brisera comme un écran fragile devant la lumière de la dignité et du courage. Alors, l’Algérie cessera de vivre dans le reflet de ses traumatismes et commencera enfin à exister pleinement, délivrée de l’art machiavélique d’un pouvoir qui a trop longtemps confisqué son présent et son futur.
Hassina Rebiane