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«Partir» et la vacuité de la nostalgie

REGARD

«Partir» et la vacuité de la nostalgie

Retour au bercail, en Kabylie (Algérie)… après 25 ans. Un quart de siècle, une génération, toute une vie empreinte de déchirements existentiels, de mélancolie, de nostalgie du pays qui m’a vu naître. Car on ne guérit jamais vraiment de son enfance.

Aussi, comme disait Edmond Haraucourt, dans son poème Rondel de l’adieu, « partir c’est mourir un peu ». Bernard Terramorsi, lui, ajoute : « c’est en revenant qu’on le voit ». Avec le temps, je l’ai appris à mes dépens. Il aurait donc fallu que j’y retourne pour pouvoir en mesurer la portée. 

Chaque « départ » est en soi une somme d’efforts éprouvants, un arrachement. Car on n’en finit pas non plus de partir, ou pas vraiment. Même si, en cours de route, on perd ses repères au point d’y laisser des plumes. « Partir », en définitive, constitue un dilemme qui nous met en demeure de choisir entre deux possibilités aussi contraires que contradictoires, d’où on ne sort jamais indemne. Emmanuel Mounier disait que « le sentiment du chez soi garde une ambivalence profonde ». Je rentre donc au pays, après 25 longues années, avec cette même ambivalence qui m’habitait déjà lorsque j’étais parti un certain 25 janvier 1995. Je n’avais pas encore bouclé mes 28 ans.

J’avais la tête dans les étoiles, les pieds dans un pays en proie à de violences sans quartier. Un pays où « quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde le doigt ». Où quand le terrorisme islamiste battait son plein, que les journalistes étaient pris pour cibles, et que le gouvernement de l’époque les traitait de « laïco-assimilationnistes ». Autant dire un « quitus » à peine voilé pour les jeter en pâture à la vindicte de leurs bourreaux.

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Quand l’immense écrivain-journaliste Tahar Djaout était assassiné en 1993, le jour même de son enterrement, on fit circuler une mystérieuse rumeur sur sa fameuse « villa ». Ce qui équivaudrait, de nos jours, à de « fake news » ; mais ô combien impudentes et mortifères. Je fais cette petite parenthèse juste pour mémoire. Soit. Je suis donc rentré le 05 mars dernier. Avec les idées confuses et incertaines, dans le sens inverse que lorsque je suis parti, qui bouillonnaient et se bousculaient dans ma tête. J’étais sur le fil du rasoir, partagé entre l’enthousiasme de retrouvailles parmi les miens, après tant d’années d’absence, et la crainte de déception de mes attentes tant fantasmées ; tellement elles étaient grandes. La ligne imaginaire délimitant les deux possibilités était si ténue que j’avais conscience de pouvoir basculer à tout moment, d’un côté comme de l’autre. 

Premier accroc

N’étant pas muni de passeport national, le préposé au guichet de la PAF (Police aux frontières) me cribla de questions, en gardant à tout moment les yeux rivés sur son écran. Puis il me remit des formulaires à remplir avec force détails sur l’itinéraire de mon séjour, comme on en fait faire aux étrangers. Je lui fis savoir que je me rendais chez ma mère que je ne voyais pas depuis des années. Sur le moment, j’eus l’impression de vivre une situation kafkaïenne. Comme si j’étais d’une autre planète.

Même si au fond, je pouvais bien comprendre un tel traitement à mon égard. Jusque-là tout se déroulait correctement. Sauf que, après qu’il eût effectué un appel téléphonique, je dus le suivre, sans qu’il eût daigné me dire pourquoi ; pour voir son supérieur. Je me suis dit qu’on allait peut-être me signifier l’ordre de « quitter le territoire » ; ou, dans le pire des cas, une détention pour je ne savais quelle raison. J’étais serein à tout moment, même si tout se déroulait très vite. J’eus à peine eu le temps d’y penser. 

L’officier supérieur de police m’accueillit debout, tout souriant. À ma grande surprise, il se montra même amical, me tapant sur l’épaule. Il s’étonna que je sois resté aussi longtemps sans revoir ma famille. Il m’apprit qu’il faisait beau temps, ces derniers jours, à Béjaïa (Vgayet). Peut-être même un peu chaud, pour être en cette période de l’année. Puis, il me souhaita un bon séjour. Et ce fut tout, aussi étrange qu’intrigant que cela puisse paraître (!). On m’indiqua la sortie de la zone de sécurité. 

J’avais hâte de retrouver mon ami d’enfance, Slimane, qui était venu m’attendre à l’aéroport. Et de pouvoir enfin humer l’air du pays qui m’avait vu naître. En allant récupérer mon sac, puis me dirigeant vers la sortie, je sentis soudain l’émotion me submerger. J’étais comme sur un nuage, les idées s’entrechoquaient dans ma tête.

C’était comme si je revenais sur mes vingt ans, et que le film du temps s’était arrêté un moment, puis s’était débobiné, pour me permettre un flash-back magique. J’étais comme à la recherche du « temps perdu ». Sauf que le « temps perdu » est comme un fugitif insaisissable, il n’existe que dans nos têtes. Et surtout, le « temps perdu » ne pardonne pas. Non, je ne pourrai  plus avoir 28 ans.

Le pays que j’avais laissé n’est plus le même non plus. Il est bien derrière moi, très loin. Que je peinerai, par la suite, à m’y reconnaître. Même si de tout ce beau monde d’hier, celui de ma jeunesse, il m’en restera toujours des souvenirs comme ultime consolation. 

Une énième porte coulissante s’ouvra devant moi, me conduisant vers la sortie. J’eus un bref moment d’éblouissement, aveuglé par la lumière en contre-jour. J’avançais face à une foule compacte, contenue par des barrières de sécurité, qui attendait qui un familier, qui un ami. Ou que sus-je encore. J’avançais quand mon ami Slimane me héla le premier. Il était bien là, au rendez-vous. Sur le moment, en le voyant, j’eus l’impression comme si on ne s’était jamais quitté.

Le « dégrisement » ou le mythe homérique du retour d’Ulysse à Ithaque

« Partir » s’apparente à un naufrage annoncé. Lentement et progressivement, avec les années, on rompt les amarres au risque de finir au creux de la vague.  Et plus l’on s’éloigne du rivage, naviguant à vue, plus l’on a tendance à se laisser aller aux prismes de la nostalgie, voire d’une « mémoire défaillante ». La distance, l’absence prolongée, le déracinement, la solitude, la tristesse profonde, l’âge, font que nous perdons la perception du réel à la longue. Notre mémoire se grippe et finit par se limiter, comme si le temps s’était arrêté, aux dernières impressions, aux dernières images que nous gardons de nos proches et amis, de lieux où nous avions vécu. Nous recourons alors, dans un instinct de survie, aux souvenirs pour cultiver l’illusion de « présence », une façon de nous mentir à nous-mêmes ; pour colmater les brèches de nos frustrations émotionnelles, voire existentielles. 

Certains survivent au « naufrage », d’autres non, ou pas assez. Il est des exils dont on ne guérit jamais vraiment, pas plus qu’on ne guérit pas non plus de son passé. Jean Améry, écrivain et essayiste autrichien, aux origines juives, s’étant exilé en Belgique, lors de la Seconde Guerre mondiale, disait qu’ « on vieillit mal en exil », puis : « Je n’étais plus un Moi et je ne vivais plus dans un Nous. » Ou encore : « Notre mal du pays, c’était l’aliénation de soi. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, le passé était enseveli, et on ne savait plus qui on était. »¹ Il se donne la mort en 1978, dans une chambre d’hôtel à Salzbourg, Autriche. Milan Kundera, fuyant le totalitarisme de son pays, après l’invasion de Prague par les troupes du pacte de  Varsovie en 1968, trouve refuge en France, en 1975. Déchu de sa nationalité tchèque, il se fait naturaliser français en 1981.

Aujourd’hui, il a 91 ans. La République chèque lui a restitué sa nationalité, l’année passée, 40 ans après. Milan Kundera a toujours vécu son exil en funambule, marchant sur une corde raide, partagé entre la nostalgie de sa patrie perdue et sa condition de naturalisé français. Même si, dans le même temps, il aura su trouver d’autres ressorts de survie intellectuelle dans les libertés que lui procuraient son nouveau pays d’accueil et son amour de la langue française. Il dira dans son livre majeur « L’Insoutenable légèreté de l’être », écrit en 1982 et publié 1984 : « Qui vit à l’étranger marche dans un espace vide au-dessus de la terre sans le filet de protection que tend à tout être humain le pays qui est son propre pays, où il a sa famille, ses collègues, ses amis, et où il se fait comprendre sans peine dans la langue qu’il connaît depuis l’enfance. »² 

Dans « L’ignorance », publié en 2003 : « La nostalgie est donc la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner… ceux qui ne fréquentent pas leurs compatriotes, comme Irena ou Ulysse, sont inévitablement frappés d’amnésie. Plus leur nostalgie est forte, plus elle se vide de souvenirs. Plus Ulysse languissait, plus il oubliait. Car la nostalgie n’intensifie pas l’activité de la mémoire, elle n’éveille pas de souvenirs, elle se suffit à elle-même, à sa propre émotion, tout absorbée qu’elle n’est pas sa seule souffrance.»³

Il me vient à l’esprit l’histoire d’un ami que je connais depuis une vingtaine d’années. M’hand, appelons-le ainsi pour la circonstance, un Kabyle de La Casbah, avait 27 ans lorsqu’il quitta l’Algérie au lendemain de l’Indépendance. Il était jeune, artiste-peintre, musicien, aux idées anticonformistes.

Il travaillait comme batteur dans un orchestre de la RTA de l’époque (Radio télévision algérienne). Il s’était rendu compte très vite que les libertés étaient bafouées par ceux-là même qui prétendaient avoir libéré le pays. Il étouffait dans une Algérie dirigée d’une main de fer. Il souffrait dans sa propre chair des descentes et des rafles effectuées arbitrairement, de nuit,  par les services de sécurité dans des boites où il se produisait. Puis survint le coup d’État de Boumediène, en juin 1965. Quelques mois plus tard, profitant d’un voyage avec sa troupe à Barcelone, pour une représentation, il faussa compagnie à ses amis. 

Depuis toutes ces années que je le connais, il ne me parle que du pays à en avoir le blues. Pourtant il n’y a plus jamais remis les pieds. Aujourd’hui, il a 81 ans. De l’Algérie, il garde des images évanescentes de la guerre de libération et des quatre premières années de l’Indépendance. Pas plus. Il rabâche. Parfois, pour le taquiner, je l’exhorte à sortir de cette image en « noir et blanc » qu’il a du pays ; et ainsi pouvoir mettre à jour son « logiciel ». Rien n’y fait. Avec le sens de la repartie qui est le sien, il me rétorque : « Vous, génération postindépendance, on vous raconte l’histoire de la guerre de libération. Tandis que moi, je l’ai vécue [subie]. »

Il se perd alors, pour la énième fois, le regard absent, dans de vagues réminiscences de son enfance qui se confond avec une Algérie à jamais révolue. Il se revoit dans les rues d’Alger. Il évoque aussi Ali la Pointe qu’il dit avoir l’habitude de voir venir furtivement dans son quartier, et dont tous les enfants de son âge rivalisaient en ouï-dire et autres légendes entourant l’aura du héros. Il se remémore, par contre, avec précision, le foyer familial à la Casbah, ses camarades de classe, dont le feu ténor Mohamed Lamari. Il se rappelle de ses vacances d’été qu’il passait régulièrement chez ses grands-parents à Bouira, de son premier travail qu’il y exercera, quelques années plus tard, à la poste, comme facteur. 

Un exilé fût-il « volontaire » n’en demeure pas moins un exilé, un déraciné. Comme l’exilé forcé, il traîne son passé à jamais révolu comme on traînerait un boulet. Tous les deux pâtissent de la même « pathologie » ; d’où le vocable ou concept « nostalgie » [« désir douloureux du retour »] utilisé pour la première fois en 1688 par le psychiatre suisse Johannes Hofer (Mulhouse, alors République indépendante alliée des cantons suisses), et répertorié par comparaison et différenciation de « mélancolie » dans la « nosologie psychopathologique ».

Johannes Hofer, ayant affaire au début à des soldats suisses, étendit son intérêt indistinctement à d’autres soldats, indépendamment de leur nationalité, prisonniers de guerre, souffrant de sérieux troubles psychosomatiques. Il parlait de « maladie de l’exil » dès lors que ses patients manifestaient un désir lancinant, voire désespéré, de retour au pays natal. Pour lui, la « nostalgie » provient d’un « dérèglement de l’imagination », au point que l’idée de retour, chez les nostalgiques, devient une idée fixe que rien ni personne ne peut ou doit s’y mettre en travers. 

Kant abondait dans le même sens, mais allant encore plus loin. Il estimait que les « nostalgiques », en proie au mal du pays, en perdraient jusque la perception de la réalité. Les exilés, les déracinés, les déplacés qu’étaient les soldats suisses, avaient tendance à ne retenir de leur pays que les dernières images, voire les plus anciennes, antérieures, qui remonteraient probablement à leur jeunesse ou enfance, territoires de prédilection, de l’insouciance. Une sorte de paradis artificiel perdu dont on se mettrait soudain à fantasmer.

Leur obsession et désir ardent de retour au pays natal font qu’ils devenaient incurables. Et seul leur rapatriement, de quelque manière que ce soit, pouvait remédier à leur sort. Même si le rapatriement s’avérera, par la suite, n’être qu’un palliatif, car la même sensation d’absence, de vide, les habitera une fois rentrés chez eux. Leur déception sera grande ; le pays, la famille, les amis, auxquels ils tenaient tant, n’étaient plus les mêmes. Le temps ne s’était pas arrêté à leur départ. Kant, dans son « Anthropologie du point de vue pragmatique » (1798), développa alors le concept de nostalgie, comme un désir de retour à un temps et non à un lieu. 

Milan Kundera, en fildefériste, vit son exil autant comme un drame qu’une libération. Le « temps » comme tragédie et le « lieu » comme affranchissement. Les deux personnages dans son roman « L’Ignorance », Irena exilée en France et Josef au Danemark, après avoir fui la Tchécoslovaquie suite à l’invasion de Prague par des troupes soviétiques, illustrent à eux seuls cette ambivalence affective, voire le sentiment du chez soi et de l’« ailleurs ».

Après vingt ans d’errance, de tâtonnements et de flottements, ils décident enfin de rentrer à Prague. Grande fut leur déception, ils ne s’y reconnaissent plus. Plus rien n’est plus comme avant. « Plus rien ne ressemblait à rien », comme disait Jacques Brel, dans « La chanson des vieux amants ». Ni la ville, ni leurs amis ou proches, ne leur semblent reconnaissables, tant ils ont / sont changé(s). À leur tour, ces derniers ne les reconnaissant pas non  plus, leur affichent une froide indifférence ; se montrant très distants. Se regardant en chiens de faïence, Irena avoue à propos de ses anciennes amies : « c’était  une  conversation bizarre : moi, j’avais oublié qui elles avaient été ; et elles ne s’intéressaient pas à ce que je suis devenue. (…) Les gens ne s’intéressent pas les uns aux autres, et c’est normal. » Irena et Josef apprennent à leurs dépens, de ce fait, que leur avenir n’est plus envisageable dans leur pays natal. D’ailleurs, ce pays avait-il jamais existé ? Ils commencent même à se demander absurdement s’ils ne se sont pas trompés de pays où ils sont nés. Et qui dit que leur mémoire ne leur jouait pas un mauvais tour ? Il n’y a pas trace de leur passé, de leur prime jeunesse. Le temps s’est chargé de tout balayer.

Contrariés, ils prennent conscience qu’aucun lien affectif ne les y rattache désormais. Josef, en entendant parler tchèque, se sent incapable de s’identifier à sa langue (!), et il commence à douter de son identité. Irena « avait toujours considéré comme une évidence que son émigration était un malheur. Mais, se demande-t-elle en cet instant, n’était-ce pas plutôt une illusion de malheur… »⁴ Aussi ils se résolvent à rentrer dans leurs exils respectifs, français et danois, où ils avaient tissé, au fil du « temps », des liens affectifs nouveaux. Conscients désormais que la nostalgie, ou le mal du pays, qui les taraudait depuis des années, les empêchant de se construire pleinement dans leurs pays hôtes, ne furent finalement que des aspirations de retour illusoires. 

De « L’Ignorance » de Milan Kundera, les critiques parlent de roman le plus « mélancolique » qu’il ait commis. Lui qui un jour déclara : « Moins la langue française m’aime et plus elle me passionne. »⁵ Oui, en effet, c’est un livre très fort. En ce sens que la « nostalgie » se dissipe une fois dévoilée, perdant de sa magie illusoire, faisant place au pragmatisme ; à l’emprise de la perception du réel.  Car la « nostalgie » se délite sous l’action du temps et non du lieu. Et si Irena et Josef avaient plus misé sur le « lieu », plutôt que sur le « temps », car insaisissable ? L’épilogue serait bien différent, peut-être se seraient-ils établis de nouveau à Prague ? Ou pas aussi sûr ?! Qu’on n’est jamais chez soi nulle part ailleurs. 

Kundera, pour mieux étayer sa dialectique, pour ne pas dire enfoncer le clou, en rajouta un troisième volet pour construire un triptyque Irena – Josef – Ulysse. Les trois personnages rameront dans le même sens. Comme Irena et Josef, Ulysse va expérimenter une sorte de dégrisement une fois arrivé à Ithaque, après 20 ans de péripéties. Il se rendra très vite compte de la vanité de l’existence même, de la vacuité de la nostalgie. Au-delà, c’est le sens ou / et le sentiment d’appartenance tels que nous les connaissions, ou tels qu’ils nous ont été inculqués, qui sont remis en cause.   

Ce que disait aussi Nietzsche à propos, pour rejoindre en partie Kant l’idéaliste. La nostalgie consiste en une quête affective (au sens du romantisme et de l’idéalisme allemands) impossible du passé, un passé magnifié et qui appartiendrait à un monde à jamais révolu. « Nostalgie » ou « nostalyía » provient du grec ancien, dont l’étymologie nóstos (« retour ») et álgos (« douleur »), d’où le « mal du pays » perdu.

Ne se sentant nulle part chez soi, pour survivre (en se donnant une raison de vivre), l’on se surprendrait en train de se ressourcer dans la mystique d’un paradis perdu. Un paradis habité par Homère et une pléthore de tragiques grecs, du temps où « l’amour établissait un doux lien entre les hommes, les Dieux et les héros », et « comme les dieux étaient encore humains, les hommes étaient plus divins », ils évoluaient tous dans un « monde riant »⁶. Friedrich von Schiller, le romantique, voyait une mort physique (« charnelle ») des dieux dans le christianisme, et se met à regretter : « on ne sentira jamais ce que l’on sentait alors ». Novalis (Friedrich von Hardenberg), l’autre romantique, à quelques nuances près, ne l’entendait pas de la même oreille.

Ici, il s’agit d’une patrie irrémédiablement perdue qu’est la Grèce antique, référent de la pensée occidentale. Nietzsche parle de ponts y conduisant, « tous rompus excepté les arcs-en-ciel des concepts »⁷. Mais que ces derniers ne tarderont pas à suivre le sort réservé aux « ponts », ils finiront aussi par faire naufrage. Serait-ce alors le Déclin, la Déchéance ? Une cassure, une discontinuité, en tout cas. Un tarissement de la source. C’est seulement à ce stade-là que nous pourrions parler d’une Grèce antique, source de connaissance et de savoir (de sciences), à jamais perdue.

Il nous exhorte alors, contrairement à Platon, à l’oubli sélectif ou partiel du passé si l’on veut vivre heureux. Il en fait même de l’oubli la clé du bonheur. D’accord avec Hölderlin, il écrit dans « Crépuscule des Idoles » : « Il  n’y  a  rien  à apprendre des  Grecs,  leur  génie nous est trop étranger, il est également trop fluide, pour avoir un effet impératif et  «classique». »⁸ Démystifiant pour ainsi dire l’ « Idéal », cette quête d’un « éternel ailleurs », cet « ailleurs » fuyant et insaisissable avec le « temps », transcendant le « Je » illusoire, par la « volonté de puissance ». Ce qui donnera, des années plus tard, du grain à moudre au moulin de Martin Heidegger en évoquant leurs noms (Nietzsche et Hölderlin) durant son cours sur « La volonté de puissance en tant qu’art » ⃰, en 1936.

La « mélancolie », « melankholía » en grec ancien, étymologiquement (mélas) « noir » et (khōlé) « la bile ». Ou « la bile noire », en référence à la théorie des humeurs d’Hippocrate, selon laquelle le corps humain renfermerait quatre éléments aussi essentiels qu’intrinsèques : « air, feu, eau et terre » qui se traduisent par « chaud ou froid, sec ou humide ». Le moindre dérèglement dans l’interaction de ces quatre éléments donnerait lieu à des « sautes d’humeur », voire à de sérieuses menaces sur l’état de santé d’une personne. Le trouble de « la bile noire » serait donc à l’origine de la « maladie » de la mélancolie. Hippocrate pointait la rate, organe incrusté dans l’hypocondre gauche [d’où « hypocondrie », « troubles hypocondriaques »] comme responsable de ce trouble, donc de la « maladie » de la mélancolie. Ou ce que nous appelons aujourd’hui la « dépression ». Aristote parlait d’Oublos le jeune qui avait chopé  une « mélancolie bilieuse » pour excès d’écriture.

Depuis, la « mélancolie » a évolué en poursuivant son petit bonhomme de chemin à travers les âges, donnant lieu à diverses dénominations et interprétations scientifiques (en anatomie humaine, psychologie, psychiatrie et psychanalyse), mais aussi littéraires et artistiques. En ce qui nous concerne, nous nous en tiendrions  au sens contemporain de la « mélancolie », puisque nous parlons de notre époque. De la « mélancolie » comme pathologie mentale, parfois grave, comme dépression et tristesse profonde, comme obsession ou fixation sur des souvenirs douloureux liés au pays natal, à notre enfance, à nos êtres chers. La nostalgie et la mélancolie vont de pair.

Longtemps dans mon « exil », comme mon ami M’hand, sans en prendre pleinement conscience, et en proie à la « nostalgie » ou « mal du pays », j’avais aussi « mes » visions en « noir et blanc » d’un paradis artificiel à jamais perdu, tant j’aspirais ardemment et fermement y retourner un jour. Comme on aspirerait à un bonheur incertain ou improbable, je prétendais retourner sur mes pas d’il y a 25 longues années. Je me projetais nostalgiquement et inconsciemment dans un « non-lieu » intemporel. Je me voyais « réévoluer » dans un « espace-temps » d’une époque qui n’existe plus, à jamais révolue. Comme les personnages de Milan Kundera, Irena et Josef, je fus confronté à mes propres désillusions tant je m’attachais plus à un « temps » qu’à un « lieu ».

Comme Ulysse, je prends vite conscience que la nostalgie est erratique, changeante. Du jour au lendemain, elle peut ne plus être ce qu’elle était. Kundera, Kant et Nietzsche, dans ce sens, m’ont été d’un grand secours. Je sentis soudain leur influence comme un déclic dans mon esprit. Longtemps j’étais sous l’emprise de la nostalgie et de la mélancolie, comme d’une brume qui m’empêcherait de voir clair. Il aura fallu rentrer au pays de mon enfance, après tant d’années, pour m’en rendre compte. Un basculement s’opéra, comme par magie, en mon fort intérieur. Comme la première impression que j’eus en voyant mon ami Slimane à l’aéroport, le jour de mon arrivé. « Comme si on ne s’était jamais quitté. » Dans la distance, on voit différemment les choses, on mentalise plus qu’on ne (se) réalise. De près,  c’est une autre paire de manches, la perception du réel reprend le dessus. Le retour m’a permis une certaine cure de mes anciennes blessures affectives. Je me sens plus en paix avec moi-même.

Mohamed Ziane-Khodja

Note :

⃰ Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance. Essai d’inversion de toutes les valeurs. Un projet de livre inachevé que Nietzsche abandonna en 1888.  À sa mort, sa sœur Elisabeth Nietzsche, l’ayant droit, le publia en un recueil de fragments posthumes. Une publication qui fut vite entourée de controverses sur son authenticité. Karl Schlechta, péremptoire, déclara : « La Volonté de puissance n’existe pas en tant qu’ouvrage de Nietzsche. » Accompagné de Wilhelm Hoppe, le 7 août 1937, et munis de preuves irréfutables, ils eurent gain de cause devant le Comité scientifique de l’édition historico-critique des œuvres et de la correspondance de Nietzsche. L’ouvrage fut déclaré et classé comme faux. Schlechta lui rendra hommage dans Le cas Nietzsche, où il rétablira l’auteur du Crépuscule des Idoles dans sa dignité de philosophe que sa sœur avait souillée avec ses falsifications au profit de la récupération idéologique nazie. 

Références :

  1. Jean Améry. Par-delà le crime et le châtiment, 1966, p. 84-85

  2. Milan Kundera. L’Insoutenable légèreté de l’être, 1984, p. 116

  3. Milan Kundera. L’ignorance, 2003, p. 9-11

  4. Milan Kundera. L’ignorance, 2003, p. 30

  5. Milan Kundera. Interview accordée au Journal  de  Genève, du 18  janvier 1998

  6. Friedrich von Schiller. Die Götter Griechenlandes (Les Dieux de la Grèce), paru dans Der Teutsche Merkur (Le Mercure allemand), 1788.

  7. Friedrich Nietzsche, la Volonté de puissance, tome II, p. 231

  8. Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, l’intitulé Ce que je dois aux  Anciens, p. 167

Auteur
Mohamed Ziane-Khodja

 




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