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Philippe André : aux frontières de l’âme et de l’art

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Philippe André est un écrivain français inclassable, dont l’œuvre se situe à l’intersection fertile de la psychiatrie, de la psychanalyse, de la musique et de la littérature. 

Philippe André est psychiatre, psychanalyste, musicien et écrivain, il explore avec une sensibilité rare les territoires profonds de la psyché humaine à travers la vie et l’œuvre de grands créateurs. Cette approche transversale, nourrie par une double expertise en sciences humaines et en pratique artistique, lui confère un regard unique sur les tumultes intérieurs qui jalonnent les trajectoires des génies de l’art.

Son travail se distingue par une capacité remarquable à faire dialoguer l’analyse clinique et l’intuition littéraire. Chez lui, la pathologie mentale n’est jamais réduite à un diagnostic : elle devient une clé d’interprétation poétique et existentielle de l’acte créateur. À travers une écriture incarnée et vibrante, Philippe André s’attache à décrypter la part invisible de l’œuvre d’art — celle qui jaillit du conflit intérieur, de la solitude, de la souffrance, mais aussi du désir de transcendance.

Dans Robert Schumann, folies et musiques, il met en lumière avec une acuité troublante les rapports complexes entre génie musical et fragilité mentale, s’appuyant sur des archives psychiatriques inédites pour revisiter la biographie du compositeur. Nuages gris, le dernier pèlerinage de Franz Liszt nous entraîne dans les ultimes années du maître hongrois, où se mêlent méditations sur la mort, spiritualité et tension créative. Les Deux Mages de Venise, roman baroque et halluciné, met en scène un huis clos imaginaire entre Liszt et Wagner dans une Venise crépusculaire, œuvre théâtrale autant que psychodrame romantique. 

Enfin, Moi, Vincent Van Gogh, artiste peintre est un monologue intérieur bouleversant, où l’écrivain prête sa plume au peintre en proie à la solitude, à l’extase et au doute, dans une langue dense et tourmentée.

De Schumann à Liszt, de Van Gogh à Wagner, ses livres sont autant de voyages intérieurs dans l’âme des grands artistes.

Dans son dernier ouvrage, Le dernier été de Paul Cézanne (éditions du Chien qui passe), préfacé par l’astrophysicien et écrivain Jean-Pierre Luminet, Philippe André prête sa voix au peintre d’Aix-en-Provence dans les ultimes jours de sa vie. Ce récit introspectif, sensible et bouleversant, nous entraîne dans la conscience d’un homme qui, affaibli par la maladie, observe le monde s’éloigner alors que sa quête picturale touche à l’essentiel.

Loin de se limiter à une étude savante des figures artistiques, Philippe André interroge plus largement la manière dont l’art façonne la conscience, influe sur la perception du monde et devient un mode de survie ou de rédemption pour les âmes tourmentées. Chez lui, la musique et la peinture ne sont pas des objets d’analyse mais des expériences intimes, des révélateurs d’humanité. Son style, à la fois rigoureux, poétique et pénétrant, invite le lecteur à une plongée dans les méandres de la création.

Par son œuvre, Philippe André contribue à renouveler notre compréhension de l’art et de la condition humaine, offrant un regard d’une profondeur rare sur l’interface entre souffrance psychique et élans esthétiques. Il nous rappelle que toute œuvre d’art authentique est le fruit d’une tension vitale entre chaos intérieur et quête d’harmonie, un chemin vers la lumière, au bord de l’abîme.

Dans cet échange, Philippe André nous ouvre les portes de son univers, entre littérature, psychanalyse et musique, pour explorer avec justesse les territoires intimes de la création.

Le Matin d’Algérie : Votre écriture se situe à la croisée de la psychiatrie, de la psychanalyse et de l’art. Comment s’est construit ce regard singulier sur les créateurs ?

Philippe André : Au début il s’est construit par la force des choses, l’évidence d’une situation. À l’heure d’écrire ma thèse de doctorat en médecine, j’avais déjà commencé ma spécialité en psychiatrie. En parallèle, j’avais poursuivi depuis le baccalauréat mes études musicales (piano et musicologie). Quoi de mieux qu’allier ces deux domaines ?

Au demeurant je n’y ai même pas réfléchi. En un éclair, le sujet s’est imposé à moi. Ce serait le compositeur romantique allemand Robert Schumann. Après avoir tenté, au décours d’une crise hallucinatoire, de se noyer dans le Rhin, Schumann était mort dans un asile d’aliénés. Mais de quoi souffrait-il exactement ? Quelles avaient été les relations entre sa maladie et son œuvre ? Y avait-il entre elles une influence réciproque ? Mes réflexions sur les créateurs commencèrent à partir de ce travail et l’expérience s’avéra si passionnante, le livre que je publiais chez J.-C. Lattès à partir de ma thèse fut si bien accueilli par la critique, que la route était désormais tracée pour d’autres aventures similaires. Ayant toutefois été très pris par mon activité professionnelle, je mis plusieurs années à m’y remettre, mais ce fut tout sauf du temps perdu.

Au-delà de la psychanalyse et de la psychiatrie, vinrent en plus, notamment dans mes écrits sur la musique, se mêler la littérature, la philosophie, la phénoménologie et même aujourd’hui, le champ imaginaire, la fiction… 

Le Matin d’Algérie : Vous avez écrit à la première personne dans Moi, Vincent Van Gogh, artiste peintre et plus récemment dans Le dernier été de Paul Cézanne. Qu’est-ce que cette forme narrative vous permet de révéler que l’essai classique ne peut pas ?

Philippe André : Si j’y repense, je n’ai écrit tous mes livres (j’en suis pile à mon dixième publié mais j’en ai quelques-uns en réserve dans mon ordinateur) que parce qu’il y avait un mystère à l’origine. Par exemple : comment parlait Vincent van Gogh ? Que pensait-il, au terme de sa vie, de lui-même et de son œuvre ? Et puis les « Grandes baigneuses » de Paul Cézanne : comment ne pas y voir une énigme ? Quelle constellation de vécus, de souvenirs, d’images, de sentiments, de sensations, avait pu faire naître une œuvre si singulière et si étrange ?

Or quand il y a un mystère à résoudre, quelle meilleure stratégie, pour tenter quelque peu de l’élucider, que de se mettre à l’intérieur du phénomène ? Si l’on veut comprendre au sens fort du terme (c’est-à-dire prendre avec soi), quoi de mieux que de s’identifier, de se projeter, de se glisser dans la peau d’un créateur ? En ce qui me concerne, l’emploi de la première personne du singulier rend plus fluide ma pensée, elle diminue de fait la distance entre moi et mon sujet (je ne dis surtout pas « mon objet »). 

Mais je suis aussi un énorme lecteur de romans et j’avoue avoir depuis toujours préféré ceux écrits à la première personne. Mon premier souvenir de lecture ? À dix ans, le « Voyage au centre de la terre » de Jules Verne… J’ai également utilisé ce mode narratif pour mon premier roman publié, « Les deux Mages de Venise », où l’énigme première était l’ambiguïté de l’amitié entre Franz Liszt et Richard Wagner, ce dernier devenant le narrateur d’une histoire totalement folle et baroque, mais ceci est une autre histoire…

Le Matin d’Algérie : La folie, la souffrance et le génie artistique semblent étroitement liés dans vos livres. Pensez-vous qu’un certain déséquilibre psychique soit une condition de la création ?

Philippe André : Je pense que c’est un facteur essentiel et j’apprécie grandement votre formulation. Déséquilibre, oui, c’est ainsi qu’il faut le dire, car folie, sûrement pas. Robert Schumann, si je reviens à lui, voit au départ sa création musicale influencée par son déséquilibre, disons névrotique si on tient à le qualifier, puis dans un second temps (il avait à peine un peu plus de la trentaine quand apparurent les premiers symptômes), il doit lutter pied à pied contre la folie pour poursuivre son œuvre. La folie n’est donc absolument pas le moteur de cette œuvre, même si elle colore certaines pièces de façon particulièrement poignante, avant d’annihiler, les dernières années toutes les facultés créatrices du compositeur.

Déséquilibre oui, mais entre quoi et quoi ? Pour le dire rapidement : entre le monde d’illusion (positive) qui nous constitue et la rationalité (évidemment indispensable), entre nos désirs (trop grands) et la réalité (trop restrictive), entre nos pulsions (dionysiaques) et leur objet (inconscient) qui nous échappe, entre notre monde intérieur et le monde extérieur, entre nous et les autres… Certains êtres ayant à compenser un trop grand déséquilibre, la création artistique devient la voie royale (« sublime » selon Freud) de cette tentative permanente, jamais totalement aboutie et qu’il faut sans cesse remettre sur le métier, de compensation, de sublimation, de rééquilibrage.

Ceci, toutefois, n’explique pas l’apparition du génie chez quelques élus. Il y faut d’autres prédispositions. C’est à nouveau une autre histoire…

Le Matin d’Algérie : Dans vos travaux, la musique occupe une place centrale, notamment avec Schumann et Liszt. Que révèle la musique sur l’âme humaine que d’autres arts ne peuvent exprimer ?

Philippe André : Commençons une fois de plus par l’énigme. Claude Lévi-Strauss a formulé il y a plus d’un demi-siècle que l’invention de la mélodie restait « le suprême mystère des sciences de l’homme ». Autant que je sache, elle le reste à ce jour et il n’est guère hasardeux de prétendre que ce sera toujours le cas. La musique, que Lévi-Strauss compare en cela au mythe, exprime une part fondamentale mais opaque de nous-mêmes. Je me permets une citation de sa préface de « Le cru et le cuit » : « … la musique se vit en moi, je m’écoute à travers elle. »

Il semblerait bien que par la grâce de la musique, nous soyons en prise directe avec ce que nous pouvons appeler l’âme. Mais l’âme, si nous pouvions voir ce qu’elle est, si nous pouvions la décrire comme un objet, perdrait proprement son âme. Sensations, affects, intuitions, images, oubli du temps, respiration comme d’une infinie constellation (pardon à mon ami Jean-Pierre Luminet pour cette impossibilité…), tout cela apparaît, disparaît, rétrécit, se dilate, nous exalte, nous chagrine, nous soulève de terre, nous appesantit quand nous écoutons ou faisons nous-mêmes de la musique. 

Et c’est précisément parce qu’il est impossible, malgré que nous les ressentions très fortement, de traduire en mots de telles expériences (seuls s’en sont approchés quelques rares poètes), que la musique nous est indispensable. Intraduisible, elle est pourtant le langage universel de l’humanité. Avec la musique, aucune frontière n’existe entre les peuples, pas plus qu’entre nous et notre âme (ou notre inconscient le plus profond au sens jungien). Voyez comment elle me tient tant « à cœur » que je me suis laissé emporter…

Le Matin d’Algérie : On ressent dans vos livres une grande empathie pour la solitude des artistes. Est-ce que l’écriture, pour vous, est aussi un moyen de les accompagner, voire de les « sauver » d’un certain oubli ?

Philippe André : Sûrement ! Pour être plus précis, quand on voit ce qui se déploie aujourd’hui en matière d’expositions et de publications (sans oublier le support numérique), les œuvres ne semblent guère avoir besoin de salut (quoiqu’elles se trouvent tellement éloignées de leur lieu de naissance…). Mais l’artiste, l’être humain qu’il fut, n’est-il pas peu à peu oublié au profit du mythe qui s’édifie au fil du temps, au profit des idées reçues qui s’amalgament insensiblement et créent comme une forteresse publique et inattaquable ? L’image d’Épinal reste en la matière, hélas, monnaie courante.

Eh bien, je veux croire qu’on doit lutter contre ces travers ! Je veux espérer qu’il y a encore à explorer, à témoigner, à restituer à partir d’une approche paradoxale qui est à la fois objective (par une documentation irréprochable) et subjective (sous-tendue par l’imaginaire). Il y a encore à compatir (souffrir avec), à accompagner (dans le sens d’être à côté, mais sans forcer vers une quelconque direction) une multitude de créateurs, aussi connus ou oubliés soient-ils, vers un regain de lumière, des images plus justes. 

Le Matin d’Algérie : Quelle place accordez-vous à la beauté dans vos récits ? Est-ce une réponse à la souffrance que vous explorez, ou une manière de la transfigurer ?

Philippe André : La beauté ?… Je crois que, notamment dans l’art contemporain, ou même dans le regard actuel porté sur les œuvres passées, elle s’est trouvée beaucoup trop décriée. Je n’irai pas jusqu’à dire que l’art doit être tout fait de beauté, car l’art a mille choses à dire qui n’appartiennent pas à cette somptueuse catégorie. Mais j’ai personnellement besoin, toujours, que la beauté apparaisse dans mes récits. J’insiste sur le mot « besoin » qui a ceci de fondamental qu’il précède en nous le désir. Le paradigme du besoin est la faim, ou la soif. Si nous ne les satisfaisons pas, nous mourrons. Et sans la beauté, sans tout ce que nous éprouvons à la contempler, nous risquons fort de sombrer dans une paranoïa rabougrie (c’est certes un pléonasme), la même qu’affichent, hélas, trop d’inqualifiables dictateurs qui mettent l’essence de l’humanité dans un péril immense et nous plongent désormais dans ce qu’il convient d’appeler le « cauchemar planétaire ». 

La souffrance appartient à la condition humaine, mais la beauté aussi, et pleinement. Elle une façon transcendante, pour utiliser un terme cher à Liszt, de sans cesse ménager l’équilibre fragile qui existe entre nos ombres et la lumière… 

Le Matin d’Algérie : « Qu’est-ce qui a inspiré la naissance de votre récit Le dernier été de Paul Cézanne, publié aux éditions du Chien qui passe ? Comment ce projet s’est-il imposé à vous ? »

Philippe André : Ce qui m’a motivé est déjà un immense intérêt, et pourquoi ne pas le dire, un amour de longue date pour Paul Cézanne. À ce propos il me vient à l’esprit une scène précise. J’ai une vingtaine d’années, je visite une exposition qui lui est consacrée au Musée Granet d’Aix-en-Provence, sa ville natale. Je pénètre dans une salle où sont accrochés des paysages.

C’est tôt le matin, je suis seul. Et là, subitement, je perds toute notion d’espace et de temps. Il n’y a plus ni haut ni bas, ni premier plan ni arrière-plan, ni droite ni gauche, ni avant ni après ; je vis, en prise directe, ce que Bergson a conceptualisé sous le terme de « durée ». Un temps qui n’est plus celui des horloges. Peut-être cette qualité de temps que Saint-Augustin avouait être, mis au pied du mur, incapable de définir. Autant dire que peinture et musique viennent, ce jour-là, de fusionner en moi. 

Autant dire aussi que je viens d’entrer de plain-pied dans le monde des « sensations confuses que nous aportons en naissant », comme le disait Paul Cézanne lui-même au jeune poète Joachim Gasquet. En bref je viens de faire l’une des plus formidables expériences phénoménologiques de ma vie.

Mais au-delà de mon amour pour Paul Cézanne, un mystère subsiste : celui des Grandes Baigneuses et notamment celles exposées au musée de Philadelphie. Que sont au juste ces grandes figures féminines ? Sont-elles belles, justement ? Cette composition a-t-elle un sens ?…

Soudain un jour je décide (un éclair, comme pour Schumann) de m’y plonger. Je sors juste de l’écriture de mon Van Gogh, je suis comme on dit bien branché sur la peinture, et je réunis alors tout ce que je peux trouver d’objectif sur Cézanne. Je contemple son œuvre des heures durant, je lis tout ce qu’il a pu dire ou écrire, et tout (ou à peu près) ce qui a été écrit à son sujet… Je m’immerge, durant des mois, dans cette galaxie, dans ce phénomène qui a pour nom Cézanne, et puis un beau matin je me lance, ou plutôt nous nous lançons, Cézanne et moi.

Le peintre, aux moments où il va quitter la vie, commence à se raconter à lui-même une histoire qui sera centrée sur ces baigneuses, cette œuvre qu’il semble ne pas avoir pu achever… Autour de lui des êtres réels en côtoient d’autres, imaginaires, le paradoxe, comme toujours, entre illusion et rationalité. Il n’y a plus qu’à laisser parler le vieux maître. 

Je n’existe plus comme un être indépendant, je ne suis plus qu’un intercesseur. En quelque sorte je suis dans la même situation qu’Homère qui entrait dans ses récits en invoquant la muse qui allait, jusqu’à la fin de l’Iliade ou de l’Odyssée, parler à travers lui… Sans que je prétende, loin de là, être Homère, j’ai juste voulu qu’après moi, mes futurs lecteurs écoutent à leur tour le vieux Paul Cézanne parler de lui et de la place qu’ont eu les « baigneuses » (qu’il n’a quasiment jamais mélangées aux « baigneurs ») dans sa vie.   

Le Matin d’Algérie : Dans une autre lettre à Baille, Émile Zola écrit : « Paul peut avoir le génie d’un grand peintre, il n’aura jamais le génie de le devenir. » — Que vous inspire cette remarque, à la fois intime et sévère, adressée à son ami Cézanne ?

Philippe André : Cela me fait simplement dire que Zola a eu tout faux, qu’il n’a pas su voir ce qu’il y avait à voir. Comme, au demeurant, il avait été aveugle à l’impressionnisme quand il écrivit son roman : « L’œuvre ». C’est très regrettable, car Zola et Cézanne furent de très proches amis d’enfance. Ensemble ils découvrirent la nature autour d’Aix-en-Provence où le père de Zola était venu, comme ingénieur, construire un barrage. Ensuite la vie les sépara. Avec sa personnalité splendidement brute, Cézanne avait un côté dérangeant pour le monde dans lequel Zola évoluait à Paris. Le désir de Zola devint vite, hélas, que Cézanne s’éloigne de lui, et donc qu’il ne soit surtout pas un génie. Incompréhension, envie tristement humaine de voir l’autre échouer, voilà tout… Zola était un immense écrivain, mais sur cette histoire-là, il ne fut qu’un petit homme. 

Le Matin d’Algérie : « Dans cette phrase de Cézanne, où transparaît à la fois solitude et lucidité « Le monde ne me comprend pas. Et moi, je ne comprends pas le monde. C’est pourquoi je me suis retiré ». (Paul Cézanne, cité par J. Rewald), que percevez-vous du rapport qu’il entretient avec l’humanité et avec lui-même ?

Philippe André : Cézanne était un être profondément original mais qui apprit beaucoup plus à connaître la nature, dans ses infinies nuances (un terme commun à la peinture et à la musique), que les autres humains. On peut dire en termes simples qu’il « vivait dans son monde » et que, peut-être, ce monde était si foisonnant, si prégnant, et la peinture de ce monde était devenue si obsédante et ardue, que la compréhension des autres devint un sujet totalement secondaire pour lui. 

Une anecdote : Cézanne, quand il arrive à Paris, est choqué de constater qu’on ne lui sert pas de l’huile d’olive dans un restaurant. On pourrait dire que c’est juste un provincial, un Provençal, qui ne s’adapte pas à la vie parisienne. Mais non, cela ne s’arrêtera pas là. Revenu à Aix, il vivra aussi à l’écart. Il passera ses journées « sur le motif » ou dans ses ateliers (il en avait un dans les combles de son domicile et un autre sur la colline des Lauves), à chercher constamment ses « sensations » … Cela ne l’empêchera nullement d’être cordial avec quelques élus, comme le relate Émile Bernard qui lui rendra visite.

Au bout du compte, ce rapport à l’humanité n’est pas un rapport particulièrement paranoïaque, mais plutôt un rapport de lucidité du genre : « je suis comme je suis, c’est-à-dire entièrement possédé par la peinture, l’humanité est comme elle est, c’est-à-dire ne comprenant pas en général cette sorte de possession qui est la mienne, alors qu’elle reste de son côté et moi je resterai du mien. Cependant, si un être compréhensif apparaît dans mon champ de vision, je ne lui claque pas aussitôt la porte au nez, et même, j’essaie grandement de partager avec lui mon expérience. Car oui, j’ai beaucoup de choses à dire sur la peinture… »     

Le Matin d’Algérie : L’astrophysicien et écrivain Jean-Pierre Luminet a préfacé votre livre Le dernier été de Paul Cézanne. Comment cette rencontre a-t-elle eu lieu ?

Philippe André : Parce que c’était lui, parce que c’était moi… Jean-Pierre et moi nous sommes rencontrés à l’école de musique, puis sur les bancs du lycée de Cavaillon. La même passion, déjà, pour la musique, la littérature, la science, la beauté, nous animait et nous rapprocha l’un de l’autre… Jean-Pierre devint, immédiatement, mon ami de toujours et pour toujours. Nous avons certes pris deux chemins différents (lui l’astrophysique, une science « dure », et moi une discipline à la croisée des sciences et de l’humanisme), mais nous avons conservé contre vents et marées les mêmes goûts pour tout ce qui est fondamental. Écrivain merveilleux et prolifique, il a toujours très généreusement défendu mes livres (témoin ce qu’il a écrit dans son blog sur mes « Années de Pèlerinage de Franz Liszt » ou sur mes « Deux Mages de Venise »). 

Et quand je lui ai fait lire, à peine l’avais-je terminé, mon « Dernier été de Paul Cézanne », il l’a passionnément aimé. Il connaissait par ailleurs mon éditeur Thierry Aymès (il a publié chez lui son impavide « Journal idéoclaste ») et, sans me le dire, mais quelle extraordinaire surprise ce fut pour moi ! il lui proposa d’écrire une préface. D’aucuns la trouveront peut-être trop élogieuse à mon égard, mais c’est sans compter avec la franchise, l’honnêteté hors du commun de Jean-Pierre, à laquelle mettre un frein serait justement malhonnête. Je rajouterai que, tout narcissisme mis à part, j’ai entièrement reconnu, dans ses lignes, et mon livre, et moi-même. 

Le Matin d’Algérie : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?

Philippe André : Plein de projets, oui.

J’ai publié beaucoup d’articles sur des dizaines de sujets (mais au fond sur un seul : la nature humaine) mais qui se trouvent aujourd’hui dans des revues disparates et difficiles à trouver. J’envisage de créer un blog où je rassemblerai tous ces textes qui dévoilent, au jour le jour, tout ce que j’ai pu découvrir et conceptualiser en étant confronté durant quarante années à la maladie mentale, alors que je continuais à explorer la littérature, la musique, la peinture, le romantisme allemand, la Grèce Antique, l’Art Africain, et, last but not least, à vivre aux côtés d’une artiste photographe qui ne cesse chaque jour de me surprendre.

Je viens juste d’achever un roman d’amour (mais oui !). C’est un roman sur la différence entre les êtres, sur la magie des histoires d’enfance, sur la beauté féminine non partagée par le plus grand nombre, sur la pureté, et je vais, un peu comme Cézanne fit face à la Sainte-Victoire, le peaufiner, le lire et le relire, jusqu’à ce que je le propose à l’édition.

Je réalise aussi que j’ai passé sept années sans publier d’ouvrage. Je m’étais un peu retiré dans ma coquille pour mieux travailler, méditer, je voulais retrouver plus de liberté face au monde de l’édition, et j’ai maintenant une accumulation d’ouvrages dans mon ordinateur. Il est temps qu’ils viennent au jour…

Enfin, dans un futur à plus long terme, je voudrais revenir à un grand créateur dans une phase peu connue de sa vie ; Charles Baudelaire, qui sait… 

Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?

Philippe André : Très volontiers.

Quelles que soient nos difficultés existentielles, quelles que soient les causes pour lesquelles nous militons, n’oublions jamais, dans sa simplicité native, d’épouser la cause de l’homme.

Enfin mille mercis pour m’avoir posé des questions si pertinentes !

Entretien réalisé par Brahim Saci

www.leseditionsduchienquipasse.com

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