Le 7 septembre 2024, l’Algérie a vécu un moment électoral qui pourrait se révéler décisif, une présidentielle dont le principal enjeu se réduit, paradoxalement, à une statistique : le taux de participation.
Cet indicateur, en apparence neutre, cache en réalité des enjeux de pouvoir, des luttes sourdes entre les différents acteurs politiques et une quête de légitimité qui dépasse le simple cadre électoral. Alors que le régime et ses partisans cherchent à maintenir une façade plus ou moins crédible, les forces d’opposition considèrent que ce taux reflète un rejet massif du système en place. Cependant, au cœur de ce débat, une question essentielle demeure : qui détient la réelle capacité de manipulation de ce taux et au service de quels intérêts l’exerce-t-il ?
Il n’est pas sans intérêt d’analyser et de décortiquer la dynamique politique qui entoure l’affrontement autour du taux de participation à la présidentielle de 2024, afin d’identifier les intérêts des différents acteurs en présence, ainsi que les risques d’instrumentalisation du mécontentement populaire. Il faut aussi tenter de tirer les leçons des expériences passées, en particulier celle de 1988, pour anticiper aussi bien les possibles dérives que les opportunités de changement.
Le consensus formel sur l’importance du taux de participation
À première vue, un rare consensus semble s’établir entre les différents acteurs politiques en Algérie. Partisan du régime ou opposant farouche, tous s’accordent sur un point : le taux de participation à la présidentielle du 7 septembre 2024 est l’indicateur qui fixe la crédibilité de cette élection. Cet accord formel masque toutefois une réalité plus complexe : derrière ce chiffre se cachent des intérêts divergents et des perceptions fondamentalement opposées de ce que représente véritablement cette élection.
Le taux de participation : un outil de légitimation pour le régime
Pour le régime et ses alliés, un taux de participation élevé est essentiel. Il sert à légitimer non seulement le président sortant, mais aussi l’ensemble du système politique en place. Un haut taux de participation permet au pouvoir de prétendre qu’il bénéficie encore d’un large soutien populaire, ou du moins d’une acceptation tacite de la part des citoyens. Dans une Algérie marquée par des décennies de contestation, ce chiffre devient un gage de stabilité et de continuité.
Le rejet du système à travers une faible participation réelle
Cependant, pour une large partie de la population et de l’opposition, la participation réelle est le véritable baromètre de la situation politique. Le faible taux de participation est l’expression d’un rejet clair du régime, un désaveu massif de ses politiques et de sa gestion du pays. L’abstention s’est exprimée comme une forme de contestation silencieuse mais puissante, un moyen pour les citoyens de montrer leur désillusion sans s’exposer à la violence : un Hirak silencieux.
Le taux réel : la voix silencieuse du peuple
Le taux de participation réel, celui qui reflète véritablement l’attitude des citoyens, est bien en deçà de celui qui est proclamé officiellement. Ce n’est pas qu’en Algérie que la fraude supplante la réalité du terrain et que les chiffres concoctés dans les officines masquent ceux qui sortent des urnes. Seulement, cette fois-ci, le rejet atteint des proportions majeures. 90 % des Algériens n’ont pas pris part à ce simulacre d’élection. Voilà le véritable rapport des Algériens à leur système politique. Quelles triturations des chiffres électoraux pourraient masquer ce désaveu ? Les régents peuvent s’illusionner encore quelque temps, mais le verdict est cette fois sans appel.
Le taux proclamé : un instrument de communication politique
Le taux proclamé par les autorités n’est qu’un outil de communication, un moyen pour les décideurs de façonner l’image de la façade politique. Ce chiffre donne tout de même une image des rapports de force au sein des cercles de décision. Voilà pourquoi le taux proclamé devient lui-même un enjeu politique : il formalise une narration officielle.
Les manipulations statistiques et leurs limites
La manipulation des chiffres a ses limites. À l’ère des réseaux sociaux et de la communication instantanée, il devient de plus en plus difficile pour les régimes autoritaires de masquer la réalité. Les informations circulent rapidement, et les citoyens sont de plus en plus sceptiques face aux données officielles. Cependant, dans cette élection, le décalage entre le taux réel et le taux proclamé est exceptionnel. Ce qui renforce grandement le mécontentement populaire, plutôt que de réduire les colères.
Pour le régime : nier coûte que coûte l’ampleur du rejet
Pour Abdelmadjid Tebboune, ainsi que pour les autres membres de l’élite dirigeante, la proclamation d’un taux de participation acceptable est cruciale pour assurer la stabilité du système. Ce chiffre doit symboliser une forme d’acceptation, même passive, du régime en place. Sans cette adhésion apparente, le pouvoir risque de perdre sa légitimité aux yeux de ses propres clientèles et de ses protecteurs au sein de la communauté internationale.
Pour les opposants : mettre en évidence la manipulation
Pour les opposants au régime, la proclamation d’un taux de participation proche du taux réel serait un aveu qui renforcerait la détermination populaire à en finir avec ce régime. Ils espèrent donc que ce taux restera relativement modeste. Les oppositions entre clans du régime tendent à réaliser ce souhait. L’espoir est aussi qu’un pouvoir qui serait suffisamment affaibli pourrait être moins tenté d’aller vers un chaos politique qui pourrait déstabiliser l’ensemble du pays.
Les tensions entre différentes factions du pouvoir (sécuritaire, politique, administrative) créent un équilibre précaire, où la capacité de fraude est limitée par les dissensions internes. Ces rivalités affaiblissent le régime et pourraient le rendre plus vulnérable aux contestations, et peut-être plus enclin à envisager une sortie de crise par le haut.
Le risque de l’instrumentalisation du mécontentement populaire : le précédent de 1988 et ses leçons
Notre histoire politique est marquée par des épisodes où le mécontentement populaire a été instrumentalisé par certaines factions du pouvoir pour atteindre leurs objectifs. La situation actuelle n’est pas sans rappeler les événements de 1988, lorsque le régime avait exploité la colère sociale pour introduire des réformes cosmétiques tout en renforçant son emprise sur le pays.
Les dangers d’une récupération politique du mouvement populaire
Aujourd’hui, le risque est grand de voir certaines élites tenter à nouveau d’exploiter la colère populaire pour leurs propres fins. Le Hirak a montré la capacité des Algériens à se mobiliser pacifiquement pour un changement démocratique. Cependant, sans une vigilance accrue, tout mouvement populaire pourrait être récupéré par des factions du régime cherchant à redorer leur image tout en maintenant l’essence même du système en place.
La nécessité de préserver l’autonomie du mouvement pour un vrai changement démocratique
La responsabilité des forces populaires est donc immense. Elles doivent non seulement continuer à dénoncer le système en place, mais aussi veiller à ne pas se laisser instrumentaliser. L’autonomie du mouvement est cruciale pour espérer un véritable changement démocratique en Algérie. Il ne suffit plus de rejeter le régime en place ; il est nécessaire de proposer une alternative crédible, fondée sur des principes de transparence, de justice et de participation citoyenne réelle. Le défi est immense, mais il est à la hauteur des aspirations d’un peuple qui, depuis des décennies, rêve de démocratie et de justice social.
Mohand Bakir