Une femme accuse un homme de viol, que faire sinon à être confronté à deux paroles contradictoires, puisque dans la quasi-totalité des cas les preuves de culpabilité ou d’innocence ne sont pas immédiatement établies. Ce qui pose un problème est l’exposition aux regards et aux incriminations d’une société qui mettent à mal l’honneur d’un homme dont la vie peut être brisée par l’humiliation publique ou l’incarcération injuste s’il est innocent.
À peine nommé ministre des Solidarités, voilà Damien Abad dans la tourmente de deux accusations pour viols. La démocratie est face à l’un des plus épineux problèmes car elle doit protéger les citoyens par la présomption d’innocence face à la demande d’une société qui réclame fortement la transparence et la sévérité absolue contre les violences faites aux femmes et aux enfants, notamment sexuelles.
Deux revendications antagonistes pour lesquelles le droit et la justice doivent trancher même si c’est difficile car la démocratie est, par définition, la gestion des contraires et des oppositions.
La société a des humeurs, le droit a ses règles
Ce mouvement de la société est le résultat d’une prise de conscience générale d’un fléau, trop longtemps tabou ou jugé avec une extrême prudence, voire avec complaisance. Mais c’est aussi, si on n’y prend pas garde, mettre à mal la démocratie qui énonce une base fondamentale du droit, la présomption d’innocence.
À vrai dire le droit est clair à ce sujet mais hélas, dans ces affaires où les faits sont extrêmement difficiles à prouver, il est confronté à l’urgence car l’honneur d’un être humain est en cause. Et l’urgence en droit, lorsque la meute hurle, ce n’est pas l’esprit de la démocratie et des droits de l’homme sur lesquels elle repose.
Dans cet article, je ne me place certainement pas dans une posture de dénégation des violences sexuelles mais uniquement dans l’extrême rigueur du juriste et du démocrate.
Si Damien Abad est déclaré coupable, la justice devra être sans faille à son égard et il doit être lourdement puni pour un acte que la loi qualifie de crime, au sens pénal.
Pour le moment, le procureur a classé sans suite une première accusation. Quant à la seconde, la plaignante porte une accusation anonyme, ce que le droit ne reconnaît pas. L’accusation protégée par l’anonymat existe dans le droit lorsque la personne veut être protégée des représailles, elle est nulle lorsque l’anonymat est opposé au procureur qui ne connait pas l’identité de la plaignante.
À ce stade des faits, Damien Abad est totalement protégé par le droit qui lui accorde légitimement la présomption d’innocence. Ce droit qu’il faut maintenant questionner.
Que dit le droit ?
La sémantique est déjà suffisante en elle-même pour définir la présomption d’innocence. Toute personne est « présumée » innocente avant qu’un tribunal se soit prononcé. La suspicion d’une commission d’infraction ne suffit donc pas pour une condamnation et le procureur de la République, en charge de l’accusation, doit rapporter la preuve d’une culpabilité.
Quant aux poursuites, nous l’avons rappelé, le procureur n’ordonnera aucune instruction d’investigation si aucun élément probant n’est porté à sa connaissance. C’est bien ce qui s’est passé.
Ce principe est si fondamental qu’il apparaît dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. La Convention européenne des droits de l’homme ne pouvait l’ignorer du fait de l’existence de ce principe dans la totalité des pays de l’Union européenne.
Il était bien évidemment inscrit auparavant dans le code de procédure pénale français mais la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d’innocence l’a placé en tête du corpus d’articles qui le composent. Elle signifie ce droit par une rédaction très claire :
« Toute personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été établie. Les atteintes à sa présomption d’innocence sont prévenues, réparées et réprimées dans les conditions prévues par la loi ».
Cela se comprend car la présomption d’innocence se conçoit au tout début d’une procédure judiciaire. De sa parfaite exécution initiale est légitimé la décision finale, qu’elle prononce une condamnation ou un non-lieu.
Mais cette disposition juridique ne peut être exempte de dégâts si un autre verrou de protection n’est pas mis en action, soit le secret de l’instruction. Et c’est là un gros souci pour le respect de la présomption d’innocence.
Le secret de l’instruction : une utopie ?
C’est l’autre versant du problème de la présomption d’innocence. L’ide est évidente dans un double objectif.
Le premier est de ne pas compromettre les investigations éventuelles qu’ordonne le procureur de la république. Mais le second est celui qui est le plus préoccupant, surtout en cas d’affaires sexuelles, soit protéger l’honneur d’un homme tant que sa culpabilité n’est pas confirmée.
Car, on le sait, l’exposition à la condamnation des foules est très difficile à annuler en cas d’innocence. Les dégâts sont souvent irréversibles et, le plus souvent, le soupçon s’installe et persiste même en cas d’innocence actée par un non-lieu.
La présomption d’innocence et le secret de l’instruction, son outil principal, sont des fondements de la démocratie dont l’un des buts est de s’opposer à la justice populaire, par nature expéditive. Des siècles ont été nécessaires pour que l’humanité parvienne à bâtir cette sécurité juridique, aujourd’hui présente dans les démocraties, du moins dans la lettre du droit.
La multiplication et la rapidité de diffusion des médias modernes, notamment des chaines d’informations en continu, n’expliquent que partiellement le phénomène de dérive. Le public a oublié que dans les décennies passées, cette présomption d’innocence avait été allégrement foulée aux pieds par des médias aux scrupules douteux, surtout que ces grands médias étaient contrôlés par une oligarchie dont les opinions politiques n’étaient pas secrètes.
« Jetés aux chiens »
C’est la célèbre phrase prononcée par le Président François Mitterrand pendant les obsèques de son ancien ministre et ami, Pierre Bérégovoy. Celui-ci avait mis fin à sa vie suite à des accusations de corruption avant même d’être jugé. Il ne supportait plus la gigantesque polémique et diffamation à son égard par les médias et une partie des citoyens.
Il s’est avéré que l’affaire Bérégovoy eut par la suite un dénouement qui l’innocentait (par les investigations des journalistes car la mort éteint la poursuite pénale).
Des exemples, on pourrait en citer un nombre infini. Ceux qui restent le plus dans les mémoires collectives sont surtout les accusations de violences sexuelles envers les femmes et, encore plus fortement, envers les enfants.
Combien d’innocents ont été brisés par une humiliation suivie d’une incarcération ? La récente actualité aux Etats-Unis montre que des dizaines de citoyens américains (pour la plupart noirs) ont été incarcérés pendant une longue période, parfois des décennies, avant que l’innocence soit prouvée. Les preuves par l’ADN, technique scientifique d’investigation qui n’existait pas à l’époque, sont les plus nombreuses à avoir été la cause de ce mouvement.
Le mieux et l’ennemi du bien
Ce proverbe nous a toujours mis en garde contre la recherche effrénée de la transparence. Nous savons que ce problème de présomption d’innocence s’est trouvé multiplié par l’émergence du mouvement contre les violences faites aux femmes et aux enfants.
C’est tout à fait sain que les femmes et les enfants soient protégés et que l’impunité ne perdure pas selon les lois de la toute-puissance des hommes et du machisme. Il n’y a pas encore si longtemps de nombreux magistrats n’osaient pas qualifier de crime les viols (ce qu’ils étaient dans le code pénal) en invoquant le doute.
Parfois avec des arguments tout à fait condamnables (dans leur esprit et non dans les attendus du jugement) comme « si elle a été violée c’est qu’elle y est pour quelque chose ».
La société s’est éveillée et c’est un miracle car ce réveil s’est produit en quelques décennies seulement. Cette société n’accepte plus l’état de fait antérieur.
Mais l’explosion de la demande de transparence et de justice ont fait oublier un peu trop vite le fondement du droit qui consistait en une innocence présumée tant que la justice ne s’est pas prononcée.
Il est regrettable que cette présomption d’innocence se soit transformée en présomption de culpabilité.
La vérité sur la culpabilité ou l’innocence de Damien apparaîtra avec le temps et le nécessaire recul que doit avoir la justice. En cas de culpabilité je ne retirerais pas un mot de ce qui vient d’être exposé car c’est le langage du droit et de la démocratie.
Boumédiene Sid Lakhdar, enseignant