L’affaire de la fuite spectaculaire de huit adolescents algériens vers l’Espagne, qui a suscité une onde de choc dans l’opinion publique, illustre une réalité sociale dramatique : le désespoir d’une jeunesse qui ne croit plus en son pays. Mais au lieu d’en analyser les causes profondes, le quotidien El Khabar a choisi une autre voie : détourner l’attention en convoquant la sempiternelle théorie du complot.
Dans un éditorial fleuve, le journal incrimine, courageusement, pêle-mêle « la Issaba », des proches du régime déchu de Bouteflika, des activistes en exil comme Mohamed Sifaoui ou encore le « makhzen marocain ». Tout le monde y est passé, sauf les principaux auteurs.
Selon lui, le traitement médiatique de cette harga n’aurait rien de spontané : il s’agirait d’une opération coordonnée pour nuire à l’image de l’Algérie au moment où elle déploie son « rayonnement diplomatique et économique » en Afrique.
Une telle lecture, où se croisent obsessions anti-marocaines, règlements de comptes politiques et accusations diffamatoires, s’éloigne des principes élémentaires du journalisme. En se muant en porte-voix du pouvoir, El Khabar semble oublier la vocation première de la presse : informer, éclairer, interroger le réel, plutôt que de l’enterrer sous une rhétorique conspirationniste.
Ce glissement est d’autant plus révélateur que, dans son forum de discussion, un lecteur a exprimé une opinion aux antipodes de la ligne éditoriale du journal. « Il existe des complots, certes, mais pas au point d’en faire une excuse à chaque fois pour masquer des échecs. N’est-il pas temps que les responsables assument leurs responsabilités et travaillent avec sérieux et sincérité dans l’intérêt du citoyen et du pays ?
Dans un État qui se respecte, un tel incident ne passe pas inaperçu : il devrait alerter toutes les institutions, pousser les députés à poser des questions précises, et contraindre le gouvernement à rendre des comptes. Comment admettre que des enfants mineurs prennent la mer, fuyant leur pays, en quête d’une vie digne ailleurs ? Ne devraient-ils pas trouver la dignité et l’espoir chez eux avant de risquer leur vie au milieu des vagues ? Ce n’est pas seulement un épisode de ‘migration clandestine’, mais une sonnette d’alarme qui impose une remise en cause profonde de la gouvernance. Un pays dont les enfants fuient ainsi est un pays où les responsables doivent, eux, se regarder en face. »
Cette voix citoyenne tranche avec le discours officiel relayé par El Khabar. Elle met le doigt sur ce que le journal évite soigneusement d’aborder : pourquoi des enfants, mineurs, prennent-ils le risque insensé de traverser la mer ? Pourquoi leur horizon s’éteint-il en Algérie, au point de chercher ailleurs une dignité qui leur manque ici ?
La réponse, chacun la pressent : chômage massif, crise du logement, délitement des services publics, étouffement des libertés. Autant de réalités qui ne peuvent être effacées à coups d’accusations contre le voisin marocain ou d’invectives contre quelques intellectuels exilés.
En acceptant de se faire le relais de ce narratif officiel, El Khabar, comme une grande partie de la presse nationale, incarne le sens de l’adage : « se faire bête pour manger du foin ». La publicité institutionnelle, distribuée par l’ANEP, tient lieu de récompense. Mais le prix à payer est lourd : l’érosion de la crédibilité et la perte de confiance du lectorat.
La harga de ces huit adolescents n’est pas une « opération de déstabilisation » orchestrée de l’extérieur, mais un cri d’alarme venu de l’intérieur. C’est ce message que le journalisme, s’il restait fidèle à lui-même, devrait porter à la société et aux décideurs. En se réfugiant dans la facilité du complotisme, El Khabar enterre la vérité et s’éloigne de sa mission.
Yacine K.