Ils s’appelaient Abane Ramdane, Krim Belkacem, Mohamed Khider, Mohamed Khemisti, Mohamed Chaâbani, puis Ali Mecili et Mohamed Boudiaf bien plus tard, et tant d’autres dont les noms ont été étouffés dans les marges de l’Histoire officielle.
Tous issus de la même matrice, du même serment, de la même nuit du 1er Novembre : libérer la patrie, non pour la livrer à un clan, mais pour en faire une République de justice et de dignité.
Pourtant, à peine l’ennemi colonial vaincu, les balles tirées autrefois contre l’occupant se sont retournées contre les frères d’armes. Et le sang qui devait sceller la liberté a fini par sceller la prise du pouvoir par la force. Alors on a justifié l’élimination des uns, l’exil des autres, l’assassinat des plus lucides, par un mot devenu bouclier : « raison d’État ». On nous a expliqué que ces morts étaient « nécessaires », que ces voix « menaçaient l’unité », que ces hommes « mettaient en danger l’État naissant « .
Cette thèse a dominé pendant des décennies. Elle a intimidé les consciences. Elle a même séduit certains esprits. Mais aujourd’hui, face aux faits, elle s’écroule d’elle-même.
Car un principe simple suffit à la réduire à néant : on ne peut pas prétendre défendre l’État en détruisant ceux qui incarnaient sa légitimité. On ne construit pas la République en éliminant les républicains. On ne fonde pas l’avenir en supprimant le débat, la contradiction et la légalité.
Si les assassinats politiques étaient réellement destinés à sauver la nation, la nation aurait été sauvée, consolidée, élevée, organisée. Or c’est l’inverse qui est arrivé. Qu’a produit cette supposée « raison d’État » ? – Un État sans institutions. – Une indépendance sans souveraineté réelle. – Un pouvoir sans contrôle, donc sans morale. – La corruption comme culture, la rente comme système, la peur comme méthode.
La conclusion est mathématique : ce qui détruit l’État ne peut pas être la raison d’État. Ce qui affaiblit la nation ne peut pas être fait « au nom de la nation ». Ce qui ampute la légitimité, étouffe la loi et bâillonne la justice ne peut se réclamer ni de la logique, ni du droit, ni de l’Histoire.
Le discours des auteurs et de leurs défenseurs s’auto-annule. Il se retourne contre lui-même. Il est vain, creux, disqualifié par les résultats qu’il prétendait éviter. Parce qu’au bout du compte, la seule mesure du politique, ce sont les effets sur la Cité. Et quels sont les effets ? Soixante-trois ans de régression institutionnelle, de crises cycliques, d’humiliations collectives, de confiscation du destin national.
Rien de ce qui était promis n’a été réalisé. Tout ce qui était possible a été saboté. Et la nation, au lieu d’être portée par ses meilleurs, a été prise en otage par ses plus méfiants, ses plus brutaux, ses plus médiocres.
Le verdict tombe, froid, sans appel : Ce ne sont pas les hommes éliminés qui menaçaient l’État, c’est leur élimination qui l’a condamné. Les assassinats politiques n’ont pas sauvé l’Algérie, ils l’ont empêchée d’advenir.
Et lorsqu’un pouvoir tue ses bâtisseurs pour durer, il peut durer peut-être, mais il ne bâtit rien. Il ne laisse derrière lui qu’un pays boiteux, vidé de son sens, et une Histoire amputée. Ainsi, la formule se renverse, et devient vérité nue : quand l’État tue ses fils, ce n’est pas eux qu’il détruit. C’est lui-même. Car le plus grand drame, c’est que cette logique d’élimination ne s’est jamais arrêtée.
La même « raison d’État » qui a tué les fondateurs a ensuite étouffé leurs héritiers naturels : les bâtisseurs potentiels de la vraie République, les esprits libres, les brillants, les sincères, les compétents, tous ceux qui pouvaient reprendre le flambeau d’Abane Ramdane, de Krim, de Khider, de Mohamed Boudiaf. Elle ne les a pas tous assassinés physiquement, elle a appris à tuer autrement. Elle a inventé un autre crime : assassiner les possibilités. Elle a tué les élites en les étouffant dans les couloirs de l’administration, en les poussant à l’exil, en les remplaçant par plus dociles qu’eux.
Elle a tué l’ambition nationale en érigeant la médiocrité en système. Elle a tué la méritocratie en faisant de l’allégeance la seule compétence. Elle a tué la confiance en transformant le patriotisme en slogan creux et la compétence en menace.
Résultat : au lieu que les héritiers d’Abane et de Krim construisent l’État, ce sont les héritiers de la peur qui l’ont verrouillé. Et l’Algérie, au lieu de produire des penseurs, produit des exilés.
Au lieu de faire naître des bâtisseurs, elle fait fuir des cerveaux. Au lieu de donner des horizons, elle fabrique des bateaux de fortune.
Cette même « raison d’État », qui autrefois tuait pour garder le pouvoir entre quelques mains, continue aujourd’hui à tuer, mais cette fois lentement, silencieusement, socialement. Elle tue : les chercheurs qui partent, les ingénieurs qui abandonnent, les médecins qui s’exilent, les étudiants qui rêvent d’un visa comme on rêve d’air, la jeunesse qui n’y croit plus et ceux qui finissent avalés par la mer, parce que la Méditerranée, dans sa cruauté, est devenue plus prometteuse que la terre qui les a vus naître.
Ce ne sont plus des assassinats politiques. Ce sont des assassinats de destin. On n’emprisonne plus les voix, on les rend inutiles. On ne supprime plus les chefs, on supprime la possibilité qu’ils naissent. On ne tire plus dans la tête, on tire dans l’avenir. Et l’ironie tragique est là : au nom de la « raison d’État », c’est l’État lui-même qu’on a vidé de sa raison.
Hassina Rebiane