La statue d’Aïn El Fouara, joyau patrimonial de Sétif, incarne depuis plus d’un siècle une beauté à la fois fière et insoumise. Sa présence fragile et puissante dérange autant qu’elle fascine. Souvent vandalisée, cette figure féminine est devenue le symbole d’une lutte profonde autour de la mémoire, de l’identité et de la place du féminin dans une société en pleine mutation.
C’est en pensant à cette bataille silencieuse que j’ai décidé de ressortir de ma bibliothèque un roman que je n’avais pas relu depuis longtemps : Le Vagabond de Sétif, de Rachid Ezziane. Plus qu’un simple récit, ce texte est une immersion dans une Sétif à la fois réelle et mystérieuse, où s’entrelacent errance, quête amoureuse et questionnements sur le destin.
Imad, jeune étudiant algérois, choisit de s’abandonner à une errance douloureuse dans la ville, à la recherche de Yasmina, son amie disparue. Son errance est celle d’un homme perdu entre la volonté d’aimer et l’acceptation d’un sort implacable, entre la solitude des rues désertes et la force invisible d’un appel.
L’atmosphère nocturne, lourde de silence, se fait presque tangible dans ce passage :
« Il était minuit passé. Imad se réveilla brusquement, tout haletant. Son corps lui faisait mal. Il toucha son front et le trouva fiévreux. Avec de grands efforts, il se leva et sortit de l’abri de fortune… Sétif était déserte. Il n’y avait pas âme qui vive. Seul le bruit de ses pas résonnait dans la nuit. […] Quand il parcourut la moitié du chemin qui mène à Aïn El Fouara, il s’arrêta, regarda derrière lui, voulut rebrousser chemin, mais une force, comme une main qui le poussait dans le dos, le contraignit à continuer de marcher… Il arriva devant la fontaine de la statue. Une soif brûlait sa gorge. Il s’avança, mit ses deux mains en coupe et but sans s’arrêter… »
Au-delà de cette errance physique, le roman s’ouvre à une méditation profonde sur le destin, ce fatum qui commande parfois nos vies plus que notre propre volonté :
« Le destin donne et prend. Des fois, il prend plus qu’il n’en donne. Parfois, nous agissons en contre-sens du sort et le destin se cabre et dévie de son chemin. Et il n’y a pas de plus douloureux qu’un destin à qui on a forcé la main. Plutôt vivre sa destinée en fatum que de vouloir lui faire dévier son chemin. Car elle est « mektoub» : déjà écrite. »

Telle est l’énigme d’Imad, ce SDF amoureux et perdu, confronté à l’invisible, tiraillé entre son caractère et un destin qui semble lui échapper.
La statue d’Aïn El Fouara, bien plus qu’un simple décor, devient un personnage silencieux mais omniprésent, reflet des tensions et des contradictions d’une Algérie tiraillée entre traditions et modernités, entre mémoires blessées et aspirations à la liberté.
Rachid Ezziane, ancien professeur de philosophie et chroniqueur, livre ici un roman d’une grande sobriété poétique, qui dépeint avec justesse la fragilité d’une jeunesse et d’une ville en quête d’elle-même. Par cette œuvre, il nous invite à regarder au-delà des apparences, à écouter la voix des silences, et à comprendre que chaque pierre, chaque fontaine, chaque visage, porte une histoire.
Aujourd’hui, alors que la statue d’Aïn El Fouara continue d’être menacée, Le Vagabond de Sétif nous rappelle que la littérature est une arme puissante contre l’oubli et la violence symbolique. Une invitation à marcher dans les rues désertes de Sétif, à ressentir sa mémoire vive et à questionner ce qui demeure quand le destin semble avoir déjà tout écrit.
Djamal Guettala
Ceux qui haïssent le beau et adorent le laid ne peuvent pas être des notre. Vive Sétif et vive Aïn Fouara telle qu’elle est.