Samedi 22 juin 2019
Qui joue et qui est maître du jeu : le peuple, l’armée, le dollar ?
« Il vaut mieux avoir un père qu’être orphelin. Il vaut mieux avoir un mauvais souverain que pas de souverain du tout. »
Le peuple a fait irruption dans la scène politique en occupant l’espace public qui lui fût interdit pour manifester son indignation à la volonté du système de l’humilier par la reconduction d’un mort vivant à la tête de l’Etat pour un cinquième mandat de cinq ans. Trop c’est trop ! La coupe est pleine.
Depuis sa marche pacifique et massive à travers tout le territoire national qui a débuté un certain 22 février 2019 qui se poursuit à ce jour, il s’est imposé comme un acteur incontournable dans la prise de décision. Il est déterminé à prendre son destin en main. C’est une véritable révolution tranquille. Personne ne s’attendait. Le peuple a toujours été écarté des grandes décisions comme le déclenchement de la lutte armée contre le colonialisme, la nationalisation des hydrocarbures par l’armée, la désignation des dirigeants politiques au sein de l’Etat, la transition débridée du parti unique pour ne pas dire inique au multipartisme aux couleurs chatoyantes, les politiques économiques menées au pas de charge, l’ouverture de l’économie nationale au marché mondial au détriment du marché intérieur, l’accointance plus que douteuse de la puissance publique avec l’émergence du néant de fortunes privées arrogantes. La question n’est pas tant de prendre des décisions mais d’en assumer la responsabilité.
La fuite de la responsabilité est un signe d’immaturité affective. En face, il y a une armée née de la lutte de libération nationale déclenchée par une poignée d’hommes sans armes, sans munitions, sans argent, sans même l’appui initial du peuple. Des hommes valeureux venus d’horizons divers animés d’une foi inébranlable celle de l’indépendance de leur pays. Une fois le pays accède à la souveraineté, une lutte sanglante fratricide va s’engager entre les différentes factions du mouvement de libération dont le but est de s’emparer du pouvoir. Deux tendances s’affrontèrent le GPRA, représentant légal du Front de Libération Nationale reconnu internationalement et l’Armée de Libération Nationale dépositaire de la violence révolutionnaire. Le fusil l’emportera évidemment sur la plume. « Qui vivra, verra » disait-on à l’époque.
Une fois installée au pouvoir, l’armée ne se contentera d’être le « bras armé de l’Etat naissant» ; elle s’imposera comme « tête pensante et pesante de l’Etat post colonial ». Pour s’en convaincre, il suffit de remarquer que tous les présidents qui se sont succédés à la tête de l’Etat ont tous été installés et destitués par l’armée. Ce n’est pas un hasard si les anniversaires de l’accession à la souveraineté. soient célébrés au ministère de la défense comme la fête de la victoire de l’armée de libération nationale sur les forces d’occupation française et non du peuple algérien dans son ensemble frappant l’imaginaire collectif pour une longue période et de manière irréversible. L’indépendance n’est pas également l’œuvre d’une élite intellectuelle mais de l’armée de libération nationale conduite par le front de libération nationale.
La victoire n’est pas politique mais militaire. C’est un butin de guerre. « Qui tiendra l’armée, tiendra le peuple » confiera Krim Belkacem, un des leaders historiques de la révolution. Certains lancent le slogan « un seul héros le peuple » sans recevoir d’écho, d’autres partent de l’idée que l’Algérie est une « terre de soldats » et ils en ont font une immense caserne de défense des intérêts occidentaux.
Disposant d’un double monopole politique (violence légitime de l’armée) et économique (rente pétrolière et gazière), l’élite dirigeante issue du mouvement de libération nationale va s’installer durablement au pouvoir. Le résultat de cette stratégie savamment orchestrée, a été de livrer l’économie algérienne « pieds et poings liés » au marché mondial.
Cette intégration suicidaire à l’économie mondiale sans analyse préalable et sans objectif clairement défini a poussé l’ensemble de l’économie nationale à l’importation et l’agriculture en particulier à être incapable de reproduire la force de travail de l’homme en Algérie. Cette dépendance de l’économie aux hydrocarbures répond à une logique de conservation de pouvoir savamment orchestrée et patiemment mise en œuvre dans le seul but est de profiter des richesses du pays en toute impunité sans se soucier du sort des nouvelles générations. Fortement politisée, lourdement équipée, bien encadrée par des professionnels formés en France et au moyen orient, parfaitement entraînée, l’armée des frontières sous le commandement du colonel Boumediene va devenir un instrument redoutable de conquête et de conservation de pouvoir.
Formée sur le tas, s’inspirant dans un premier temps du modèle français puis dans un second temps de l’expérience soviétique, l’armée des frontières va constituer l’ossature d’une armée classique d’un pays souverain en devenir. Elle va très tôt apparaître comme la seule force organisée dans un paysage politique chaotique dominé par des rivalités internes et des convoitises extérieures. L’histoire est un éternel recommencement. Mais ses ambitions ne s’arrêteront pas à la défense de l’intégrité du territoire et de la préservation de l’unité de la nation, elle va s’investir dans la vie politique (instauration du système de Parti Unique avec une représentation importante de l’armée) et s’approprier ainsi le champ économique (nationalisation des hydrocarbures et monopole des importations) pour s’imposer sur la scène internationale comme leader du tiers monde.
L’enjeu réside dans la maîtrise de l’appareil de l’Etat par le biais d’une mainmise sur les centres principaux d’allocation des ressources. En effet, qui dispose de la rente pétrolière et gazière décide de son affectation en fonction de ses intérêts stratégiques. En consacrant les recettes des hydrocarbures comme ressources quasi exclusives dans le financement du budget de l’Etat et du couffin de la ménagère, le pouvoir a condamné à la régression puis à la disparition des autres secteurs notamment la pêche, l’artisanat, l’agriculture. Que faire ? Il n’y a pas de solution individuelle à un problème collectif, pas de maladie sans thérapie, pas de thérapie sans diagnostic, pas de diagnostic sans profession, pas de profession sans éthique et sans déontologie.
Le recours à l’histoire s’impose. L’armée au pouvoir a su faire sienne la pensée du chinois Laozi qui disait « pour qu’un Etat soit bien gouverné, il fallait que le peuple ait la tête vide et le ventre plein ». Dans ce sens, le pays a été très bien gouverné de 1962 à nos jours. le pouvoir a compris très tôt que le peuple algérien, longtemps sevré, humilié et spolié par la colonisation, a plus besoin de pain que de savoir, de protection que d’émancipation, de pain que de prières, de subventions que de taxes, de distractions que de travail, de revenus que d’emplois, de sommeil que d’activité. C’est là le secret de la longévité du régime politique algérien. Mais cette longévité a un prix ; la dignité d’un peuple et le défaut d’une élite.
Le colonel Lotfi avait raison de dire « je n’ai pas peur des français car ils vont partir, j’ai peur des hommes qui vont gouverner l’Algérie de demain ». Une hirondelle ne peut faire le printemps dans un monde de faucons. Jadis, dans les temps les plus reculés de l’histoire, les militaires étaient placés au bas de l’échelle sociale juste après les commerçants ; aujourd’hui les militaires dominent les nations partout dans le monde. Quand la queue est la tête, l’humanité ne peut progresser qu’en reculant.