D’un menu « dopé » à cent dollars à un menu « infecté » à dix dollars, de la viande sucrée à la chorba sans sel, de la « zerda » à la « touiza », de la manifestation de rue à la retenue dans la maison, de la zizanie à la tyrannie, de la tyrannie au confinement, du confinement au défoulement, du dévoilement au refoulement, !’Algérie se cherche encore et encore !
Il est dix-neuf heures, Le muezzin appelle ses fidèles à faire la prière chez eux. C’est l’heure du « Ftour ». Au menu, la révision de la Constitution, la même cuisine, les mêmes couverts, les mêmes convives, une nouveauté, cependant, la table n’est plus carrée, elle est rectangulaire, le covid-19 oblige, la distanciation est de mise, nous sommes en plein mois de ramadhan. La soupe refroidit, elle est fade, les protéines manquent, les enfants n’en veulent plus, les parents s’indignent. Les enfants ont poussé, mais les parents ne les ont pas vu grandir, ils à leurs yeux des enfants, ils ne sont pas encore mûrs. L’âge autour de la trentaine. Ils vivent chez leurs parents, ils sont au chômage. Ils n’ont pas de revenus. Ils vivent au crochet de leurs parents retraités. Ils n’ont plus d’appétit. Les garçons sortent fumer une cigarette dans les escaliers pour se donner l’illusion d’être des hommes, ils ne doivent pas trop s’éloigner, le couvre-feu est en vigueur. La vie réelle s’éteint, la vie virtuelle s’allume Personne ne regarde le ciel, chacun est rivé sur son écran. A la télé des séries à ne plus en finir. Les gens sont confinés chez eux, dehors l’ange de la mort circule. La mort et la vie font chambre à part. Il est quatre du matin, la voix du muezzin, c’est l’heure de la prière de l’aube, ils sont fatigués. Ils ont sommeil. C’est le moment
de dormir. Nous avons toute la mort pour nous réveiller. La télé reste allumée. Le monde change, l’Algérie stagne, les enfants grandissent, les parents vieillissent. La génération qui a libéré le pays a épuisé son capital de sympathie, elle est devenue par la force des choses l’obstacle principal du développement et de la démocratie. Cette génération est discréditée moralement et professionnellement. En dehors des ressources pétrolières et gazières, elle ne peut point gouverner. Elle tient au pouvoir, qui lui confère les ressources du pétrole comme elle tient à la vie. Elle manque d’ouverture d’esprit et de maturité affective. Au crépuscule de sa vie, elle est dans l’incapacité physique et mentale de céder pacifiquement à la génération de l’indépendance le pouvoir de disposer de leur pays pour la simple raison qu’ils n’ont pas participé à la guerre de libération nationale. Ils n’en sont les bénéficiaires et non les artisans.
Il faut lui rendre hommage, elle a rempli ses engagements pris lors de la lutte contre le colonialisme français ; « Aidez-nous à avoir l’indépendance et vous recevrez votre salaire chez vous sans travailler ». Le pétrole était dans la tête de l’Etat, de ceux qui pensent être l’Etat. Une fois la souveraineté recouvrée, ils décrétèrent l’immaturité du peuple algérien.
Ils font croire à la population que la providence se trouve au sommet de l’Etat et non dans le sous-sol saharien. Le peuple algérien s’est prêté au jeu. Il n’est pas victime, il est complice. Il a troqué sa dignité et sa liberté contre des salaires sans contrepartie productive. (Regda out manger) « Dormez, dormez braves gens, le pétrole veille sur votre sommeil ».
Des salaires qui seront indexés au cours du baril de pétrole. En période de vaches grasses, ils augmentent ; en période de vaches maigres, ils diminuent. Comment est-on arrivé là ? L’indépendance n’est pas considérée comme une responsabilité à assumer mais plutôt comme un butin de guerre à partager. Evidemment, on partage la richesse mais pas la pauvreté. Les élections n’ont jamais été ni le printemps des démocraties, ni l’hiver des dictatures.
Les élections. Elles ne font que plébisciter des choix faits ailleurs. Un système qui repose sur fondations antisismiques devant survivre « aux évènements et hommes ». Un système conçu à l’ombre de la guerre de libération et mis en œuvre par des hommes sortis de l’ombre pour faire de l’ombre au développement et à la démocratie. Un système qui place l’intérêt particulier au-dessus de l’intérêt général. La nation devant s’identifier à son Etat, elle doit le subir, il y va de son intérêt.
Ventre affamé n’a point d’oreilles. Dans un système dominé par le partage de la rente et la lutte de clans, personne n’est épargné, tous ont vécu de la ponction de la rente et ont obéi aux ordres du clan dominant.
Les intellectuels, proches de la rente, ils sont ses plus fidèles serviteurs, loin de la rente, ils sont ses plus farouches adversaires. Qui n’a pas été fourvoyé par le système ? Les hommes sont pour le système ce que la nourriture est pour l’organisme : « Ça rentre propre et ça sort sale ». Le système est corrupteur dans son essence parce qu’il repose sur de l’argent sale des hydrocarbures. Un argent qui pourrit tout sur son passage. Ce n’est pas un argent gagné à la sueur du front mais octroyé par les gens au pouvoir.
Pour les jeunes âgés de moins de trente ans sans emploi et sans revenus, n’ayant pas vécu les affres de la colonisation, les drames de la guerre civile, et les délices des années fric de la corruption, représentant plus de la moitié de la population, les exclus de la rente, les laisser pour compte, ils ne veulent plus finir à la fleur de leur âge dans le ventre des poissons de la méditerranée.
Ils sont déterminés à mettre fin pacifiquement à cette mal-vie pour entamer enfin une vraie vie. Elle a pour nom dignité. Ils sont instruits, ils ont tiré les leçons du passé. Ils ont compris que la dignité d’un peuple ne dure qu’un jour, le jour de l’indépendance, avant c’est l’indignité avec le colonialisme français ; après c’est l’indignité avec la dictature du pétrole.
Leur philosophie est simple : « mieux vaut un pain sec debout, qu’un steak haché assis ». La crise sanitaire va accélérer le processus de transformation et des réformes, un effort massif de mise à jour des infrastructures de santé, de relance de la production agricole notamment en biens alimentaires, l’investissement dans l’éducation, la formation et la recherche scientifique sont désormais des priorités absolues et aucun gouvernement ne peut reporter indéfiniment ces réformes.
Le sort des peuples du tiers monde est décidé dans les bourses de New York, Londres. Les cours du pétrole et de la nourriture sont inversement proportionnels. Les deux creusent la tombe des peuples. De la bourse sans vie à la vie sans bourse, que de chemins à parcourir, que d’obstacles à franchir, que de terres à défricher, que de ressources à mobiliser, que de rêves à réaliser.
Le covid-19 est tombé à point nommé, il va bouleverser la planète de fond en comble : La société moderne mondialisée est devenue « un troupeau de consommateurs infantilisés » par un marketing ravageur omniprésent et omnipotent dominé par les puissances de l’argent où la matière domine l’esprit, le temporel prime sur le spirituel, où l’injustice règne à ciel ouvert.
Les gouvernants apparaissent dès lors comme les gérants d’inégalités sociales et des distributeurs de privilèges, entretenant avec la population des rapports de méfiance et de suspicion car dans la frénésie de la consommation les ambitions et les calculs de chacun l’emportent sur les obligations traditionnelles de solidarité. La soif de l’enrichissement, l’attrait et le poids des modèles importés, le goût du confort et de la facilité, l’environnement international ont contribué à faire de l’Etat en Algérie, une parodie ou un pâle reflet de l’Etat moderne.
Le Covid-19 distance les gens, réduit les espaces, ajourne l’activité, suspend le temps, provoque la pénurie, la nourriture manque, la queue s’allonge, les prix s’envolent, la monnaie décline, une brouette de billets contre un couffin de la ménagère, une chorba sans viande, un pain sans sel, des soirées sans couleur, une mosquée sans fidèles, des veillées sans prière, un coran sans récitation, des morts sans linceuls, des enterrements sans témoins, une mort banalisée, des statistiques macabres, des naissances non désirées, des rues désertées.
Le réel s’éteint, le virtuel s’allume, des soirées rivées sur son écran, sans ferveur, sans bruit, sans amour, un jeûne triste, des enfants sans joie, une âme affamée, un corps démonté, un peuple désenchanté, un pouvoir désemballé, un monde désarticulé … Nous sommes en plein Ramadhan de l’année 2020, l’année du Covid-19. Elle restera gravée dans nos mémoires.
Dr A. Boumezrag