Ramdane At Mansour Ouahès, figure à la fois scientifique, pédagogique et littéraire, est né à Tizi Hibel, village natal de l’écrivain Mouloud Feraoun et de l’écrivaine Fadhma Aït Mansour Amrouche. Situé en Kabylie, ce village fait partie de la commune d’Aït Mahmoud, dans la daïra d’At Douala, au sein de la wilaya de Tizi Ouzou en Algérie. Tizi Hibel est limité au nord-ouest par le village de Taguemount Azouz, au nord par le village de Taourirt Moussa, et à l’est par le village d’Agouni Arous.
Dès ses premières années de formation, il manifeste une grande rigueur intellectuelle, poursuivant ses études secondaires au collège de Tizi Ouzou avant d’intégrer l’École normale de Bouzaréa. Il poursuit ensuite ses études supérieures au lycée Chaptal à Paris, puis à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, où il obtient une agrégation en chimie, suivie d’un doctorat d’État, autant d’étapes qui témoignent de son excellence académique.
Agrégé de l’université, Docteur ès Sciences, Ramdane At Mansour Ouahès a occupé des fonctions universitaires prestigieuses. Professeur de chimie à l’Université d’Alger de 1965 à 1983, il y assume des responsabilités majeures, notamment comme directeur de département et responsable du Laboratoire de chimie solaire. Par la suite, il devient Directeur de recherche associé au CNRS, à l’Université Paris VI. Ses travaux de recherche portent principalement sur la chimie physique, l’énergie solaire et les sciences de l’énergie, domaines dans lesquels il publie de nombreuses études scientifiques. Son expertise lui permet d’occuper des postes importants au niveau régional et international, notamment en tant que directeur de la recherche scientifique et conseiller en ressources humaines ou énergétiques au sein d’institutions arabes. Il est également l’un des membres fondateurs de l’Académie islamique des sciences, contribuant ainsi à la structuration et à la valorisation de la recherche scientifique dans le monde musulman. Il a reçu un hommage du Haut-Commissariat à l’Amazighité (Alger, avril 2008), ce qui témoigne de la reconnaissance officielle de son engagement culturel.
Parallèlement à cette carrière scientifique brillante, Ramdane At Mansour Ouahès a su construire une œuvre littéraire majeure qui témoigne de son profond attachement à la langue tamazight, et plus particulièrement à la variante kabyle. Cette production littéraire constitue une contribution essentielle à la reconnaissance et à la diffusion de la culture amazighe, longtemps marginalisée dans les sphères académiques et éditoriales. Son recueil Tiɣri (1996, publié chez L’Harmattan à Paris) inaugure cette série d’œuvres où la poésie devient un vecteur privilégié d’expression identitaire et culturelle. Ce premier recueil explore des thèmes variés, mêlant mémoire, paysage, et expériences personnelles, tout en utilisant la richesse et la musicalité intrinsèques de la langue kabyle. L’écriture y est à la fois traditionnelle et contemporaine, témoignant d’un dialogue constant entre héritage et modernité.
Son ouvrage Isefra n at zik (1998), initialement auto-édité à Paris, a connu plusieurs rééditions, notamment en 2010 et en 2014 grâce au soutien du Haut Commissariat à l’Amazighité d’Alger. Cette œuvre est particulièrement notable pour sa mise à disposition en libre accès sur Internet via la plateforme Ayamun, ce qui en fait un outil précieux pour l’apprentissage et la diffusion du tamazight auprès d’un large public. Isefra n at zik est une anthologie de poèmes kabyles d’antan, offrant un précieux lien avec la tradition orale et la mémoire collective de la Kabylie, tout en la rendant accessible aux nouvelles générations.
En 2004, Ramdane At Mansour Ouahès publie Agani (Zyriab, Alger), un autre recueil poétique qui approfondit sa démarche esthétique et linguistique.
Agani se distingue par sa richesse thématique et par la profondeur de ses méditations sur l’identité, la langue, la nature et le temps. Ce recueil renforce l’idée que la poésie en tamazight n’est pas seulement un art de l’expression, mais aussi un outil de résistance culturelle face aux pressions de marginalisation.
Au-delà de la poésie, Ramdane At Mansour Ouahès a également contribué à la lexicographie et à la codification de la langue kabyle avec des ouvrages comme Amawal n yinzan n teqbaylit (2010), un dictionnaire des proverbes kabyles publié initialement par R. Achab à Alger, puis enrichi et réédité en 2014 chez Zyriab. Ce dictionnaire constitue une ressource précieuse pour comprendre et transmettre la sagesse populaire, la pensée et la culture kabyle, transmise par des proverbes soigneusement collectés et expliqués. Ce travail lexicographique participe à la standardisation de la langue, ce qui est crucial pour son enseignement et sa reconnaissance.
Leqwran s tmaziɣt (2006, Zyriab, Alger), également disponible en libre accès, illustre la volonté de Ramdane At Mansour Ouahès de rendre la langue accessible et vivante. Ce livre, qui peut être perçu comme un manuel ou une initiation à la langue tamazight, contribue à la diffusion de cette langue auprès d’un public plus large, incluant les locuteurs natifs mais aussi les apprenants ou curieux. La mise en libre accès est un geste fort qui favorise la démocratisation du savoir linguistique et culturel.
Cette œuvre foisonnante trouve un écho particulier dans Témoignages autour de la science et de la culture (Éditions Scolie, 2021), un livre hors normes qui fait l’objet d’une préface remarquable de Youssef Nacib. Celui-ci souligne d’abord la singularité de l’ouvrage, qui échappe à toute catégorisation traditionnelle (roman, essai, florilège, etc.) en raison de son originalité où se mêlent science, culture et littérature — ce qui le rend inclassable. Youssef Nacib compare l’écriture de Ramdane At Mansour Ouahès à une alchimie : comme si, grâce à la pierre philosophale, un minéral vulgaire se transmutait en or — une métamorphose maîtrisée tant au niveau de la matière que de l’esprit.
Youssef Nacib s’émerveille de voir l’« homme du microscope » devenir à la fois anthropologue brillant et poète inspiré. Il met ensuite en lumière la richesse du contenu : Ramdane At Mansour Ouahès dresse d’abord un état de la recherche scientifique en Algérie, marqué par des tâtonnements institutionnels, et s’efforce de rapprocher science et développement national. En tant que chercheur, il invente, dépose des brevets, tout en vulgarisant la science dans un style clair — expliquant, par exemple, des phénomènes comme le feu ou la lumière à un public élargi.
À mesure que le livre avance, l’agrégé et docteur en chimie devient ethnologue, offrant une dizaine d’études pertinentes sur la culture traditionnelle amazighe, notamment la poésie spontanée du Djurdjura, qu’il aborde à la fois en chercheur et en aède (poète conteur).
Ensuite, Ramdane At Mansour Ouahès nous captive par des récits liés à son village natal, Tizi Hibel — décrivant la vie traditionnelle, les bouleversements de la colonisation, des événements merveilleux, et les figures remarquables nées dans ce hameau, tout en envisageant son avenir.
Enfin, la préface évoque deux formes littéraires qui viennent clore le livre : une nouvelle délicate et pleine de fraîcheur évoquant une idylle villageoise (à la limite de la fiction ou de la réalité vécue), ainsi qu’une pièce de théâtre centrée sur la lutte pour la libération nationale et les sacrifices des villageois.
Dans un registre plus pédagogique, il signe une série d’ouvrages de chimie à destination des étudiants : Exercices et Problèmes de Chimie (Masson, Paris, 1968 ; plusieurs rééditions), Chimie Générale (SNED, Alger, 1974, et autres éditions), Radiocristallographie (OPU, Alger, 1984), Chimie Physique (Ellipses, Paris, 1995), Annales corrigées de Chimie (Khawarysm, Alger). Il explore aussi des jeux de lettres et d’énigmes avec Jeux de lettres, jeux de mots (Marabout, Belgique, 1996) et Mille et une astuces, énigmes et devinettes (Mon Petit Éditeur, Paris, 2014), ainsi que des réflexions plus personnelles dans Témoignages autour de la science et de la culture (Zyriab, Alger, 2014), seconde édition publiée à Alger par Scolie en 2021. Son dernier ouvrage est Casse-têtes logiques et jeux mathématiques (Ellipses, Paris, novembre 2020) : un recueil de plus de 1 000 questions destinées à entraîner l’esprit.
L’impact de l’œuvre de Ramdane At Mansour Ouahès se manifeste à travers deux dimensions complémentaires et tout aussi essentielles. D’une part, sur le plan scientifique, il a profondément enrichi l’enseignement de la chimie en proposant des manuels d’une grande rigueur, adaptés aux besoins des étudiants francophones. Ces ouvrages, conçus avec un souci pédagogique constant, offrent une clarté exemplaire, facilitant la compréhension de concepts parfois complexes. Par leurs contenus actualisés et leur approche méthodique, ils ont permis à de nombreuses générations d’étudiants de se former efficacement, contribuant ainsi à renforcer la qualité de la formation scientifique dans les pays francophones, notamment en Algérie. Ce travail dépasse la simple transmission de savoirs. Il s’inscrit dans une dynamique d’ouverture, encourageant la curiosité intellectuelle et le développement d’une pensée critique rigoureuse chez les apprenants.
Ramdane At Mansour Ouahès s’est engagé avec la même intensité dans la valorisation de la langue kabyle et de la culture amazighe, souvent marginalisées dans les sphères officielles et académiques. En produisant des œuvres littéraires en tamazight — que ce soit sous forme de poésie, de dictionnaires, ou d’ouvrages lexicographiques — il a donné une voix nouvelle à cette culture, jusque-là peu représentée dans les milieux universitaires francophones. Sa démarche se distingue par son accessibilité : ses textes sont conçus pour toucher un large public, qu’il s’agisse de locuteurs natifs ou d’apprenants, et sont souvent diffusés en libre accès, permettant ainsi une large diffusion et un partage démocratique du patrimoine amazigh. Par cette action, il ne se contente pas de préserver une langue et une culture ; il participe activement à leur renaissance et à leur inscription dans le champ littéraire et intellectuel contemporain.
Ainsi, en conjuguant ces deux engagements, Ramdane At Mansour Ouahès fait œuvre de pont entre des univers parfois perçus comme opposés — la science rigoureuse et la culture traditionnelle — et démontre que l’on peut être à la fois un intellectuel de haut niveau et un défenseur passionné de son héritage culturel. Ce double impact témoigne de la richesse et de la complexité de son apport, qui dépasse les frontières disciplinaires pour s’inscrire dans un projet plus vaste de transmission et de valorisation des savoirs sous toutes leurs formes.
Ramdane At Mansour Ouahès incarne une rare synthèse entre rigueur scientifique et engagement culturel. Ce double visage, à la fois ancré dans l’univers exigeant des sciences exactes et profondément investi dans la valorisation de la culture berbère, confère à son parcours une singularité remarquable. Dans un contexte où l’on a longtemps opposé savoir scientifique et expression culturelle, Ramdane At Mansour Ouahès a su démontrer, par son exemple, que ces deux sphères ne sont pas incompatibles, bien au contraire : elles peuvent s’enrichir mutuellement. Son engagement dans la recherche et l’enseignement de la chimie, rigoureux et reconnu à l’échelle nationale et internationale, n’a jamais freiné son attachement à la langue kabyle, qu’il a choisie comme vecteur de poésie, de réflexion et de transmission populaire. Il a contribué à faire entrer le tamazight, souvent relégué aux marges, dans le champ du livre, de la pensée structurée et de la création littéraire.
En produisant à la fois des manuels scientifiques de référence et des œuvres poétiques ou linguistiques en kabyle, il a jeté un pont entre deux mondes que l’on pourrait croire éloignés : celui de la rationalité académique et celui de la sensibilité identitaire. Ce pont n’est pas qu’une image : il est tangible, nourri d’années d’écriture, de recherches, de publications et de volonté de partager. Ramdane At Mansour Ouahès ne s’est pas contenté de transmettre des savoirs figés ; il a participé activement à la construction d’une pensée plurielle, où la rigueur intellectuelle cohabite avec l’ancrage culturel. Cette dualité maîtrisée fait de lui une figure pionnière, un exemple rare de ce que peut être un intellectuel complet, à la fois scientifique, poète, enseignant, et militant discret d’une culture longtemps silencieuse.
Ramdane At Mansour Ouahès laisse derrière lui un héritage d’une richesse exceptionnelle, à la fois multiple et profondément cohérent. Son apport ne se limite pas à un seul domaine : il embrasse l’univers scientifique avec la même passion qu’il investit dans la défense et la promotion de la langue et de la culture amazighes. D’un côté, il a participé à la transmission du savoir scientifique à travers une série d’ouvrages pédagogiques clairs, accessibles et rigoureux, qui ont formé plusieurs générations d’étudiants. Ces travaux témoignent d’un esprit structuré, d’un souci permanent de clarté, mais aussi d’une véritable vocation d’enseignant : rendre le savoir vivant, intelligible et stimulant.
D’un autre côté, il s’est engagé avec autant de sérieux dans la revitalisation littéraire de la langue kabyle, un champ où il a su mêler sensibilité poétique, rigueur lexicale et respect de la tradition orale. Il a écrit non seulement pour exprimer, mais aussi pour préserver une mémoire collective menacée d’effacement. En cela, son œuvre littéraire en tamazight est bien plus qu’un simple acte d’écriture : c’est un geste de résistance culturelle, un travail de fond pour inscrire une langue longtemps marginalisée dans les circuits du savoir et de la reconnaissance.
Homme de sciences et homme de lettres, Ramdane At Mansour Ouahès incarne la possibilité d’un dialogue fécond entre deux formes d’intelligence : celle de la logique, de l’analyse et de l’expérimentation, et celle de l’imaginaire, de la langue et de la mémoire. Son parcours démontre que la rigueur scientifique et la poésie peuvent non seulement coexister, mais s’enrichir mutuellement.
À travers lui, la mémoire culturelle ne s’écrit pas seulement dans les livres d’histoire ou les recueils de contes, mais aussi dans les laboratoires, les manuels scolaires.
À la croisée de la rigueur scientifique et de l’engagement culturel, Ramdane At Mansour Ouahès incarne une figure intellectuelle majeure de l’Algérie contemporaine. À travers cet entretien, il revient sur son parcours, ses motivations, et les enjeux de son œuvre multiforme.
Le Matin d’Algérie : Votre parcours mêle rigueur scientifique et engagement culturel. Comment avez-vous réussi à concilier ces deux dimensions dans votre vie professionnelle et personnelle ?
Ramdane At Mansour Ouahès : La rigueur scientifique est le fruit d’un apprentissage. Elle découle de la formation. C’est une culture que l’on peut vivre au quotidien.
L’engagement culturel, par contre, est inné même s’il évolue et s’adapte à l’environnement. Il a alors besoin de rigueur scientifique.
J’ai œuvré à concilier les deux visions dans ma quête de la renaissance de la civilisation kabyle.
Le Matin d’Algérie : Vous avez largement contribué à l’enseignement de la chimie dans le monde francophone. Quel regard portez-vous sur l’évolution de la pédagogie scientifique en Algérie depuis vos débuts ?
Ramdane At Mansour Ouahès : La question délicate de l’enseignement supérieur, quelle que soit la discipline, mérite une analyse approfondie. Je l’ai fait dans mon livre « Témoignages ». L’Algérie a beaucoup tâtonné. J’ai fait des suggestions pour remédier aux graves lacunes rencontrées.
Le Matin d’Algérie : La langue kabyle est au cœur de votre œuvre littéraire. Quelles sont, selon vous, les principales difficultés à surmonter pour sa reconnaissance et sa diffusion aujourd’hui ?
Ramdane At Mansour Ouahès : La langue kabyle – variante des langues amazighes – est toujours vivante alors que les autres langues anciennes de la Méditerranée ont disparu.
Cantonnée à l’oralité, elle risquait de se voir marginalisée par la modernité. Miraculeusement c’est l’inverse qui s’est produit. Grâce à la science et la technologie on a découvert, dans cette langue, une remarquable civilisation préservée par les traditions.
La société kabyle était constituée de villages autonomes, autogérés, qui échappent aux contraintes d’un pouvoir central. L’arrivée de l’islam n’a pas bouleversé les traditions. Elle a généré des religieux, les marabouts, un peu partout mais ceux-ci font preuve de discrétion et de retenue en matière de prosélytisme respectant la liberté religieuse millénaire des Kabyles. Pratiquant l’isolement, les marabouts vivent souvent dans leurs propres villages se mariant entre eux et maintenant leurs femmes au foyer. On les aide, on les respecte, on rend visite à leurs sanctuaires lors des fêtes mais, en général, on ne les associe pas à la gestion du village.
La richesse de la langue kabyle a été révélée par des savants occidentaux. Un chercheur allemand, Frobenius, a récolté un grand nombre de contes édités en 4 volumes à partir d’une seule région kabyle. Des universitaires français ont œuvré de même dans d’autres régions kabyles et dans plusieurs domaines de la culture, rendant hommage à l’organisation de la société kabyle, à la richesse de la poésie populaire, à la pertinence des proverbes kabyles, etc.
La langue kabyle n’a pas fini de recevoir des lauriers : récemment un chercheur kabyle l’a retrouvée dans le vocabulaire non élucidé de la civilisation pharaonique !
Le Matin d’Algérie : Dans votre recueil de poésie Tiɣri (1996), comment exprimez-vous la culture kabyle et son identité à travers vos vers ?
Ramdane At Mansour Ouahès : C’était mon premier ouvrage et je souhaitais qu’il soit marquant, qu’il soit un soutien de l’amazighité.
Symboliquement j’ai utilisé l’écriture kabyle (amazighe), en lettres tifinaghes, persuadé que sa réhabilitation viendra tôt ou tard.
J’ai travaillé le texte pour élaborer de la poésie de qualité par la richesse du vocabulaire et des références culturelles ancestrales bien connues.
J’ai décoré à mon goût, les pages et la couverture. L’éditeur n’a pas pris de risque : tirage : 300 exemplaires ; l’auteur (moi) obligé d’en acheter 30.
Les poèmes relatent l’ambiance pessimiste de l’époque comme par exemple ce constat d’une mort programmée du tifinagh (page 21). J’en donne la traduction :
Ton nom est gravé sur des pierres.
Interroge-les, ô savant !
Tu es connu dans les nations.
Tu n’as fait que passer.
Arbre, j’éprouve tant de pitié
De te voir, cendres, devenu !
Ce poème a inspiré une grande potière kabyle Mme Ouiza Bacha. Elle a réalisé une belle œuvre gravant le texte en tifinagh dans un environnement saharien, œuvre qu’elle m’a offert et pour laquelle je lui suis très reconnaissant.
Le Matin d’Algérie : Isefra n at zik (1998), réimprimé à plusieurs reprises, aborde des thématiques profondes : quelles sont celles qui vous paraissent les plus universelles ou spécifiques à la Kabylie, et pourquoi touchent-elles un public aussi large ?
Ramdane At Mansour Ouahès : Les premiers écrits concernant la Kabylie sont essentiellement des poèmes. On a découvert, en effet, que la langue kabyle fourmille de poésies. Les ouvrages consacrés à la Kabylie rapportent des recueils de poèmes en grande partie anonymes. Il s’agit souvent de poèmes de 6 vers (sizains) ou de 9 vers (neuvains) de conception originale.
La tradition orale a fait que c’est la poésie déclamée ou chantée qui sera le porte-parole de la société, le révélateur de sa culture.
Des poètes célèbres comme Youssef Oukaci ou Si Mouh u Mhend, ont témoigné de la vie quotidienne et des luttes contre l’oppression à travers des œuvres marquantes. Mais ils ne sont que la partie visible de l’iceberg que sont les poèmes anonymes. Ces derniers, salués brillamment par Jean Amrouche, sont un trésor vivant, irremplaçable de la civilisation kabyle.
Ayant eu le privilège d’en récolter un grand nombre, j’ai pris l’initiative de les rassembler et de les éditer à compte d’auteur.
Ils témoignent des souffrances subies mais aussi de la philosophie de la vie, de croyances religieuses naïves, d’événements historiques marquants, etc
Le Matin d’Algérie : Avec Agani (2004), vous mêlez tradition et modernité ; comment ce mélange se manifeste-t-il dans votre poésie, et quel impact pensez-vous que cela ait eu sur la littérature amazighe contemporaine ?
Ramdane At Mansour Ouahès : Agani est le prolongement de « Tighri » avec l’avantage d’une édition algérienne (Zyriab) doublée de l’excellente préface du professeur Youssef Nacib. J’ai voulu continuer d’enrichir le style poétique en puisant dans les traditions, le vocabulaire et les expressions. Un lexique et des notes aident le lecteur en cas de besoin.
Usant de poèmes, j’ai rendu hommage à Lounès Matoub, à Mouloud Mammeri, à Mouloud Feraoun, à Ahmed Oumerri, à mon frère Salem et à des anonymes.
J’ai simplifié l’écriture privilégiant la ponctuation à la pléthore de tirets qu’on trouve répandue dans certains livres de littérature kabyle.
Le Matin d’Algérie : Dans votre dictionnaire de proverbes Amawal n yinzan teqbaylit (2010), quelle importance accordez-vous aux proverbes kabyles dans la transmission des valeurs et de la sagesse populaire aujourd’hui ?
Ramdane At Mansour Ouahès : La société kabyle possède une multitude de proverbes. Dans le quotidien, elle les utilise à bon escient pour argumenter, complimenter, caractériser, etc. Ils contribuent beaucoup à son charme et à sa richesse. Is se retrouvent souvent dans les poèmes.
Il y a plusieurs manières de les classer selon l’objectif recherché. Nous avons choisi une méthode originale, le dictionnaire : à chaque mot on associe les proverbes qui le contiennent. Un tel choix facilite la tâche du lecteur qui veut illustrer un propos, un texte, un discours par des adages appropriés.
Le Matin d’Algérie : Jeux de lettres, jeux de mots (1996) explore la vitalité de la langue kabyle par le jeu linguistique : selon vous, quel rôle ces jeux ont-ils dans le maintien et l’animation de la langue ?
Ramdane At Mansour Ouahès : Publié en français, ce livre s’adapte aisément au kabyle. Je l’ai ainsi expérimenté en Algérie sur la chaîne 2 de la radio dans une émission de Rachid Alliche.
Je suis convaincu que par le jeu, la langue kabyle peut retrouver sa vigueur.
Le Matin d’Algérie : Mille et une astuces, énigmes et devinettes (2014) rassemble des formes traditionnelles orales mises par écrit. Qu’est-ce qui vous a poussé à publier ce recueil, et quel effet espérez-vous pour cette transmission orale à travers l’écrit ?
Ramdane At Mansour Ouahès : En tant qu’universitaire je suis appelé à la découverte. J’ai ainsi participé à 3 brevets d’invention. J’ai encore des projets sous le coude.
Ce type d’activité se manifeste aussi hors du laboratoire, dans la vie quotidienne. C’est ainsi que j’ai exploité en français, consciemment ou inconsciemment, la grande variété du patrimoine culturel de la civilisation kabyle.
Le Matin d’Algérie : La traduction du Coran en tamazight, Leqwran s tmaziɣt, est un projet d’une portée considérable, tant sur le plan linguistique que théologique. Qu’est-ce qui vous a motivé à entreprendre cette œuvre, et quelles ont été les principales difficultés rencontrées ? En quoi cette traduction vous semble-t-elle essentielle pour les locuteurs berbères aujourd’hui ?
Ramdane At Mansour Ouahès : Cette approche de la religion est longtemps restée un sujet tabou. Lors d’une interview à la radio kabyle (chaîne 2), j’ai argumenté en faveur de cette traduction en expliquant que la valeur d’une langue se mesure à l’importance de ses publications. Seize années plus tard, après un séjour en Arabie d’où j’ai ramené de la documentation, j’ai entrepris de briser le tabou.
J’ai eu la chance de trouver un éditeur dévoué, Zyriab, qui, après une longue démarche auprès du ministère des cultes, a obtenu l’autorisation de publication. J’ai utilisé simultanément le tifinagh et l’écriture latine, j’ai associé un CD audio à l’ouvrage pour favoriser l’apprentissage aussi bien de la langue que des écritures. Malgré un bon tirage commandé par ce même ministère, le livre n’est pas toujours disponible sur le marché. Fort heureusement on peut le consulter sur Internet.
Le Matin d’Algérie : Témoignages autour de la science et de la culture, réussit- il à concilier rigueur scientifique et sensibilité littéraire, au point de devenir une œuvre inclassable ? Et comment l’approche pluridisciplinaire adoptée dans cet ouvrage contribue-t-elle à repenser les liens entre science, culture et identité ?
Ramdane At Mansour Ouahès : Cet ouvrage, publié en Algérie par Scolie Editions, résume et précise mes actions en faveur de notre culture. Il rappelle mes conférences, relate des événements, raconte des anecdotes, usant du style simple de la nouvelle ou de la pièce de théâtre. Il répond en détail aux interrogations de cet entretien. Il montre, si besoin est, que la science et la culture se fécondent l’une l’autre en se complétant.
Le Matin d’Algérie : En quoi la préface de Youssef Nacib éclaire-t-elle la singularité de l’ouvrage Témoignages autour de la science et de la culture, et comment contribue-t-elle à en valoriser la richesse littéraire, scientifique et humaine ?
Ramdane At Mansour Ouahès : Je laisse au lecteur le soin d’apprécier mes publications sous cette approche. Je ne me suis pas posé cette question.
J’apprécie beaucoup l’analyse fouillée du professeur Youssef Nacib dont l’action est, à bien des égards, semblable à la mienne.
Le Matin d’Algérie : Votre dernier ouvrage, Casse-têtes logiques et jeux mathématiques, vise à stimuler l’esprit à travers des énigmes. En quoi ces jeux peuvent-ils renforcer la pensée critique, notamment chez les jeunes ?
Ramdane At Mansour Ouahès : C’est encore un livre en français. Être publié par un grand éditeur français est déjà une bonne étape. Je garde l’espoir de voir les médias exploiter mes découvertes en particulier « les jeux mathématiques ».
Le Matin d’Algérie : En tant que figure intellectuelle engagée, comment percevez-vous le rôle des sciences dans le développement et la modernisation des pays d’Afrique du Nord ?
Ramdane At Mansour Ouahès : C’est une question éminemment politique. Elle est universelle. L’UNESCO lui a accordé une attention majeure. Malheureusement les hommes d’Etat en Afrique du Nord restent sourds aux recommandations et aux conseils en matière de politique scientifique. J’en ai fait l’amère expérience dans les années 80.
Le retour de Boudiaf a fait naître un grand espoir, vite anéanti par des forces obscures ; Je ne verrai émerger une politique d’encouragement de la recherche scientifique lorsque les décideurs seront plus jeunes, plus entreprenants, libérés de la dépendance technologique.
Le Matin d’Algérie : Un mot sur Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, et leur héritage : Quel regard portez-vous aujourd’hui sur leurs œuvres respectives, mais aussi sur leur engagement intellectuel et politique dans un contexte colonial, puis post-colonial ? Selon vous, en quoi leur héritage reste-t-il vivant et essentiel pour les jeunes générations, tant sur le plan littéraire que dans la transmission de la mémoire et de la dignité amazighe ?
Ramdane At Mansour Ouahès : J’ai eu le bonheur de connaître et de fréquenter ces deux grands hommes. Je me souviens de Mouloud Feraoun fréquentant les sages du village à l’assemblée (tajmaât), à chacune de ses vacances. Je connaissais son dévouement exemplaire pour ses élèves allant jusqu’à faire travailler les plus avancés pendant les jours de repos.
J’ai séjourné chez lui en pleine guerre d’indépendance et il m’a montré comment il rédigeait discrètement son « Journal » dans des cahiers d’écolier. Ses livres dressent un tableau remarquable de la société kabyle dans l’environnement colonial.
J’ai collaboré avec Mouloud Mammeri dans le cadre de la recherche scientifique universitaire. Nos relations ont été fructueuses. J’en fais état dans mon livre « Témoignages ». Ses écrits sont souvent engagés avec subtilité dans le combat en faveur de notre culture.
Le Matin d’Algérie : Quel message aimeriez-vous transmettre aux jeunes chercheurs ou écrivains amazighs d’aujourd’hui ?
Ramdane At Mansour Ouahès: Aux écrivains et chercheurs, je dis « bon courage ! » car le chemin de l’écriture à l’édition est jonché d’épines.
Suivons l’exemple de nos ancêtres, hommes et femmes, qui ont pérennisé notre culture par un travail acharné et un dévouement sans faille.
Multipliez les contacts avec les lecteurs par des conférences, des rencontres, des échanges via les réseaux sociaux car le message oral est irremplaçable dans notre société.
Entretien réalisé par Brahim Saci
Ouvrages en kabyle, en libre accès
http://ayamun.com/