Ramdane Lasheb est docteur de l’université de Pau et des pays de l’Adour (France). Il est membre du labo. Experice UP8/UPPA. Ses travaux de recherche portent sur l’éducation et la sauvegarde du patrimoine culturel. Il est l’auteur de huit ouvrages dont « Chants féminins de la guerre 1954-1962 : approche historique », publié aux éditions l’Odyssée de Tizi-Ouzou et dont la préface est signée par l’universitaire et chercheuse en anthropologie, Tassadit Yacine.
Genèse du livre
Parti pour réaliser une monographie de son village ( Tala Khelil, dans la région des Ath Douala), Ramdane Lasheb a abouti à la collecte d’un florilège de poèmes de femmes de son village qui ont vécu la guerre de libération nationale.
De ce corpus de près d’une centaine de poèmes composés par ces femmes sur le thème de la guerre, leur retranscription et leur traduction en français est né louvrage « Chants féminins de la guerre 1954-1962… » dont il nous parle dans cette entretien.
Louvrage qui est un témoignage et une chronique des années de la guerre de libération nationale vue par les femmes interroge les conditions socio-anthropologiques et historiques qui ont permis l’existence, la diffusion de cette littérature, la poésie féminine de la guerre.
Après avoir rappelé quelques données historiques de la région où sont collectés les chants/poèmes, l’auteur aborde la question de la poésie féminine anonyme.
En s’appuyant sur l’analyse thématique de contenu, à la fois du corpus poétique et des différents entretiens réalisés sur le terrain, il s’attelle dans un premier temps à montrer comment est née et diffusée cette poésie.
Dans un deuxième temps, il explore les différents thèmes qui la composent. Dans un troisième temps, il évoque l’apport de ce genre littéraire à la fois à la guerre et au rôle de la femme Kabyle dans la révolution armée pour l’indépendance du pays. Enfin, en dernier lieu, il s’attache à révéler son intérêt en tant que chercheur pour l’histoire. L’ouvrage fourmille de références bibliographiques. Y sont insérées aussi, des pièces de poésie recueillies en version originale et leur traduction en français.
Le Matin d’Algérie : Dans votre livre « Chants féminins de la guerre 1954-2962 : approche historique », vous donnez la parole aux voix des femmes dans la guerre de libération nationale, à travers leur poésie chantée. Comment vous est venue l’idée de travailler sur le sujet ?
Ramdane Lasheb : L’idée de travailler sur ce sujet remonte aux années 1990, lorsque j’ai commencé à collecter tout ce qui est en rapport avec le passé de la région d’At Douala en vue d’écrire la monographie du village Tala-Khelil. La quantité et la qualité de ce genre de poésie m’a stimulé et m’a motivé à l’explorer. C’est ainsi qu’un premier ouvrage intitulé, Chants de guerre des femmes kabyles, a vu le jour aux éditions L’Odyssée, en 2009. Il s’agit d’une présentation d’un corpus de 81 poèmes exclusivement collectés dans l’espace du village. Suivi d’un autre ouvrage, celui là, totalement en tamazight, intitulé Lgirra n 1954-1962 deg tmedyazt n tilawin, édité par les éditions Achab en 2015. Cet ouvrage est une étude portant sur un corpus de plus d’une centaine de poèmes, collectés à travers l’espace de toute la commune des At Douala. Par cette étude en tamazight, j’ai voulu montrer, même si la tache est difficile, qu’on peut faire des recherches sur divers objets dans notre langue.
C’est aussi dans cette perspective d’enrichir langue berbère et de montrer la voie à d’autres, que j’ai publié la version en tamazight de la monographie du village Tala-Khelil. Pour rappel cet ouvrage intitulé Cwiṭ seg umezruy n tmurt n Leqbayel : Tala-Xlil, est publié en 2024 par les éditions l’Odyssée de Tizi-Ouzou. Quant au dernier livre Chants féminins de la guerre 1954-1962 : approche historique, édité récemment par la même maison d’éditions, ouvrage dont il est question dans cet entretien, est le résultat d’un retour réflexif sur ce sujet de recherche.
Après les publications de deux premiers ouvrages relatifs à la poésie de guerre, de nouvelles idées ont émergées, des points de recherche que je n’ai pas traité auparavant ont aussi apparu. C’est ainsi que dans ce dernier ouvrage, j’ai essayé de donner plus la parole à la femme pour montrer son apport et son engagement totale à la guerre d’indépendance, longtemps ignoré par la doxa.
Le Matin d’Algérie : Sur le plan pratique et méthodologique, réunir un corpus, le transcrire et procéder à son analyse prend beaucoup de temps et d’énergie. Est-ce le seul écueil auquel vous avez fait face avant d’aboutir à ce genre de travail documentaire et de recherche ?
Ramdane Lasheb : Comme toute recherche basée sur l’analyse de données collectées sur le terrain, l’étude portant sur la poésie féminine de la guerre d’indépendance a nécessité beaucoup d’efforts et de temps. Comme je l’ai écrit dans l’introduction de mon ouvrage, le recueil de données sur lequel a porté cette étude est conçu à partir d’une série d’entretiens, de collectes et d’investigations. Les poèmes ont été recueillis auprès des véritables dépositaires, celles qui ont participé à leur production et à leur diffusion. Les poèmes et entretiens sont enregistrés et transcrits littéralement.
Il a fallu plusieurs entrevues avec les dépositaires de ce type poétique pour constituer notre corpus. La collecte des poèmes auprès des dépositaires s’est faite sans difficultés majeures. Les femmes sollicitées ont toutes répondu positivement et ont montré une disponibilité, un intérêt et une envie de partager leur production poétique.
Par contre, dans les entretiens, sur quelques thématiques comme la torture, le viol sur des femmes, celle-ci ont du mal à parler. Peu de femmes parmi celles qui ont été torturées par exemple acceptent aujourd’hui de témoigner. Plus d’un demi-siècle après la fin de cette tragédie, les femmes torturées ont toujours du mal à s’extérioriser et à parler des souffrances et des supplices qu’elles ont subis pendant cette période.
Elles sont encore brisées. Celles que nous avons approchées et qui ont accepté de parler s’autocensurent. Par pudeur, certains faits, comme les viols subis par les femmes, sont passés sous silence. Les viols sur des femmes pendant la guerre d’indépendance, est quelque chose de systématique comme l’est d’ailleurs la torture. Certains anciens appelés de l’armée française qui ont osé rompre le silence, avouent que « les viols sur des femmes n’ont pas été, de simples « dépassements », mais ont eu un caractère massif particulièrement pendant l’opération Challe, en 1959 et 1960».
Si recueillir la parole des femmes sur la question du viol est impossible pour un homme, elle reste cependant difficile pour une femme. À la question, par exemple : qu’est ce qu’ils t’ont fait les soldats pendant ton arrestation ? Les victimes répondaient par « Mačči d’ayen nezmer ad d-neḥku » [Ce ne sont pas des choses qu’ont peut raconter]. En effet, sur la question du viol, les femmes sollicitées refusent de témoigner.
En revanche, le viol sur des femmes est omniprésent dans la poésie de guerre. Il est exprimé implicitement en faisant usage d’un code, d’un lexique judicieux et en ayant recours à des figures rhétoriques. Après donc la constitution du corpus vient ensuite son analyse.
Comme dans toute étude, la méthodologie mise en place est étroitement liée aux objectifs de la recherche. Pour montrer la dimension anthropologique (naissance, diffusion et conservation), thématique, fonctionnelle ainsi que leur apport à l’émancipation de la femme, j’ai opté pour la méthode de l’analyse thématique de contenu, appropriée aux données qualitatives. Bien entendu, l’analyse est nourrie par des lectures d’ouvrages en rapport avec la thématique étudiée.
Au-delà des objectifs cités, l’étude publiée répond à un travail de « sauvegarde » d’un pan du patrimoine culturel orale kabyle en voie de disparition, qui obéit à un processus de collecte, d’identification, de transcription, d’étude et de promotion. L’ambition de cette entreprise n’est pas bien sur de revitaliser cette poésie, c’est-à-dire de la sauvegarder dans le sens de la viabilité, puisque celle-ci est déjà en voie de disparition, mais de conserver la mémoire de ce qui a existé dont la connaissance est précieuse pour les générations futures.
Le Matin d’Algérie : Au delà de leur fonction documentaire et de témoignage, la composition et la déclamation de ces poèmes chantés qui sont des récits épiques glorifiant les faits de guerre et la bravoure des maquisards, c’est aussi une forme de résistance et d’engagement au féminin même si des femmes se sont engagées « physiquement » dans le combat libérateur du pays?
Ramdane Lasheb : Les femmes kabyles n’ont pas seulement apporté assistance et aide logistique aux combattants, elles ont aussi, su inventer une arme redoutable, d’une valeur esthétique dont, seules, elles, connaissent le secret. Face aux armes des soldats, elles ont opposé la poésie.
La résistance des femmes par la parole ne date pas de la guerre d’indépendance. Elle apparait toujours lors des périodes de résistance face à l’envahisseur. À chaque fois que les valeurs et traditions du groupe sont menacées ou que la vie de la communauté est mise en danger par un ennemi (interne ou externe), les femmes berbères « gardiennes du temple » renouent avec la tradition de résistance en produisant une littéraire féminine conséquente. La production de la poésie de guerre est le produit de cette logique de résistance face aux dangers externes.
La poésie de guerre semble donc apporter comme le soutiennent les productrices, un soutien psychologique à la population, en général, et aux familles endeuillées par la mort d’un des leurs au maquis, en particulier. Les femmes, en chantant ou en déclamant notamment les poèmes qui louent la bravoure des combattants (ALN, OCFLN) et ceux qui dénoncent la traîtrise, apportaient un soutien moral aux résistants et faisaient mobiliser et galvaniser les troupes de l’ALN.
Pendant la guerre d’indépendance, cette poésie chantée offrait une fonction politique de résistance. Elle a permis non seulement à la population d’apaiser la douleur occasionnée par les affres de la guerre mais elle était aussi mobilisatrice car elle mobilisait et galvanisait les troupes de l’ALN.
Le Matin d’Algérie : Le lieu et le temps de la production de ces textes leur confèrent des fonctions différentes selon qu’ils soient proférés pendant ou après la guerre de libération nationale. En quoi cette poésie féminine de la guerre est utile aujourd’hui ?
Ramdane Lasheb : En outre de la fonction politique de résistance qu’ accomplissait cette poésie pendant la guerre, celle-ci remplie aujourd’hui une fonction historique. Les anciens historiens ont longtemps contesté l’historicité du document oral, avant qu’un nouveau courant de chercheurs, spécialistes des peuples à traditions orales construisent une nouvelle théorie de l’écriture de l’histoire basée non seulement sur l’archive écrite mais aussi sur le document oral.
Aujourd’hui, de nombreux chercheurs voient la littérature orale comme un document historique qui peut être utilisé pour l’écriture de l’histoire. La poésie de guerre des femmes kabyles est une poésie née dans la guerre, dans un contexte historique bien défini. Elle décrit des évènements, des faits réels tels qu’ils sont vécus par la population. Aujourd’hui, elle se présente comme un document historique dont l’analyse critique permet d’enrichir le discours de l’historien.
Le Matin d’Algérie : Dans un entretien que vous avez donné à un journal vous avez déclaré que les femmes que vous avez interviewées n’assument ni ne revendiquent la paternité de ces productions Elles vous ont même avoué que la composition de ces chants/poésie est une contribution collective. A quoi renvoie cet effacement du « je » individuelle au profit d’une instance collective le « nous »?
R. Lasheb : Comme tous les autres genres de la poésie féminine villageoise, la poésie féminine de la guerre d’indépendance est anonyme en ce sens que les productrices n’assument, ni ne revendiquent la « paternité » de leur création . Elle est l’œuvre de toutes les femmes. En effet, à la question de savoir qui étaient les auteures de ces poèmes de guerre, les femmes sont unanimes à répondre : D Nekti akk [c’est nous toutes]. En fait, la femme kabyle ne prétend pas à la possession, non pas pour des raisons de marginalisation ou d’un quelconque désir d’exclusion par l’homme mais pour des raisons plus liées à la conception du monde, à la façon dont les Kabyles se représentent le monde.
Contrairement à l’homme qui est souvent à l’extérieur, la femme kabyle s’occupe du foyer et de l’éducation de ses enfants. Elle est le maillon principal par lequel se fait la transmission de la langue, des traditions et de la littérature orale dans toutes ses composantes. Son rôle au sein de la société est si important qu’on lui a consacré même un dicton : Tameṭṭut d llsas, argaz d ajgu alemmas [la femme c’est la fondation, l’homme le pilier central]. La femme kabyle n’aspire pas à la possession pour des raisons donc idéologiques du groupe.
Quant au passage à la production poétique individuelle de la femme kabyle, il s’est fait progressivement, en corrélation avec le processus de rupture avec la poésie traditionnelle. Contrairement à la poésie traditionnelle masculine, dont la désagrégation totale est intervenue après la première guerre mondiale avec la disparition des derniers dépositaires tels que Yousef Oulefki, Lbachir Amellah (…), la poésie anonyme, celle que représente la femme, sa disparition a pris plus de temps en raison d’abord de son confinement dans des espaces clos (maison, fontaine) et l’accès tardif à la scolarisation de la femme.
La médiatisation de la poésie féminine dès les années 50 avec l’ouverture de la chaîne kabyle chaîne II, qui a permis de nouvelle performances, a, certes, affecté les règles de convenance de la poésie traditionnelle mais pas sa rupture totale.
Par méconnaissance d’autres formes d’expressions, les femmes kabyles ont continué longtemps après la révolte de 1871 à produire et à créer de la poésie dans l’oralité « primaire », c’est-à-dire celle qui n’a aucun lien avec l’écriture. La guerre (1954-1962) constitue le denier moment, la dernière phase de ce long processus de renouvellement de la poétique kabyle, un tournant dans le passage à la poésie d’auteur. Et la poésie féminine de la guerre n’est d’autre qu’une survivance d’un genre littéraire traditionnel, qui a déjà entamé sa transformation.
Plusieurs facteurs semblent avoir contribué à ce processus de transition de la production anonyme à la production singularisée. Cependant, deux facteurs liés à la guerre semblent avoir précipité le processus vers la singularisation de la production poétique féminine. Le premier : en déclamant et en chantant les poèmes de guerre devant les combattants, la femme kabyle a transcendé le code social et sa voix est devenue audible dans la place publique, jusque-là, réservée à l’homme.
Le second : en s’engageant dans la guerre, la femme a occupé non seulement l’espace qui lui était d’habitude réservé (occupation du foyer et de l’éducation des enfants…) mais également la place de l’homme, restée vide après son départ à la guerre. Cela va opérer un changement dans les représentations des hommes vis-à-vis de la femme et, par ricochet, un changement de son statut au sein de la société kabyle. Ainsi, à l’indépendance du pays en 1962, la voix de la femme devient audible dans l’espace public. Et les poétesses n’hésitent pas à s’affirmer et à revendiquer le statut d’auteur de leurs productions intellectuelles.
Le Matin d’Algérie : Qu’avez-vous a ajouter pour conclure l’entretien…
Ramdane Lasheb : La poésie/chants féminins de la guerre d’indépendance est un d’un pan de la littérature orale berbère en voie d’extinction. Aujourd’hui, rares sont les femmes qui peuvent encore réciter ces poèmes. La majorité de celles, qui savaient les perpétuer pendant la guerre ont toutes disparus. Et leur diffusion s’est arrêtée à l’indépendance de l’Algérie. Cette poésie féminine anonyme est née spontanément dans la guerre pour répondre aux besoins de la guerre. Pendant la guerre, cette poésie chantée offrait une fonction politique de résistance. Elle a permis non seulement à la population d’apaiser la douleur occasionnée par les affres de la guerre mais elle était aussi mobilisatrice car elle mobilisait et galvanisait les troupes de l’ALN. Aujourd’hui La poésie guerre remplit aussi une fonction historique. Elle constitue un produit historique qui peut contribuer à la connaissance de l’histoire des populations des villages de Kabylie. En tant que fait de parole par exemple, ces poèmes peuvent être appréhendés dans leur dimension linguistique (études formelles et études de contenus). Comme ils peuvent être aussi étudiés comme auxiliaire de la sociologie, de la psychologie et d’anthropologie, en somme, comme objet des sciences sociales et humaines.
Samia Naït Iqbal
Qui du FLN a dit « le probleme de la femme, j’aimerais m’etendre dessus « . Voila comment l’Algerie respecte la femme