Autre apprentissage sérieux, l’école coranique. Si El Hadi, tel était le nom de leur taleb. Un jour, en effet, son père décida de l’inscrire à son cours pour apprendre la langue arabe et le saint Coran.
El Madrasa, l’école, se trouvait dans un quartier situé perpendiculairement au leur; juste à l’endroit où furent bâtis les bâtiments dits des Remparts que l’on baptisa Cheikh Al Aïfa du nom de l’un des Oulémas algériens. C’était une petite pièce où ils se côtoyaient, filles et garçons d’un âge préscolaire. Ils étaient donc dans une école mixte. Il n’y avait alors aucune malice entre nous ; ce fut dans un pur esprit de camaraderie qu’ils cohabitèrent ensemble. Dans l’ensemble, autant qu’il s’en rappelle, aucun incident ne fut à déplorer.
Ce qu’ils redoutaient alors, c’était d’être appelé par le taleb pour lui réciter la sourate du jour ; ils n’étaient admis à l’effacer pour en inscrire une autre grâce à l’aide de ses assistants, sur une louha avec du smagh, que lorsqu’ils étaient en mesure de le faire le plus correctement possible. Celui qui était admis à effacer était sacré champion de la journée, sur lequel nombre de regards envieux venaient se poser. Comme en classe, certains aimaient se faire tout petit en un coin de la pièce, loin du regard du taleb à qui il arrivait de somnoler, surtout les jours de grande chaleur au moment de la sieste.
C’était également un moment redoutable car lorsqu’il se réveillait par moments, il lui arrivait de les secouer d’un coup sur la tête par le biais d’une longue canne en roseau. Le coup cinglant les amenait à redoubler de récitation pour éviter le courroux du cheikh ainsi réveillé et auquel on avait confié des garnements en mal de vacances.
Houria, l’une de ses camarades, s’était alors entiché de lui; c’était du moins ce que lui fit comprendre Rachid, un autre de ses camarades avec qui il lui arrivait de faire le chemin pour rentrer à la maison. Il est vrai que qu’il leur arrivait alors de se voir dehors, avant ou après l’école coranique ; mais leurs discussions ne volaient pas plus haut que leurs tailles. Ils étaient des gamins, même si leurs sens ne demandaient qu’à être éveillés. Sans plus…
Un jour alors qu’ils étaient de retour à la maison et sur l’insistance de Rachid, elle voulut procéder à quelques inaccoutumés. Sous les rires moqueurs de celui-ci, devant cette soudaine hardiesse. Devait-on la blâmer pour sa jeune témérité ? Et comment pouvait-il en être autrement ; leur très jeune âge et leur apprentissage du Texte sacré étaient des raisons suffisantes pour les dissuader d’entamer tous gestes équivoques…
Vers la même époque, il y eut durant plusieurs années la période des illustrés. Star. Tel était le nom de ce cinéma où ils se réunissaient pour la vente et l’achat des illustrés. Ils étaient pour la plupart à l’école primaire. En face, il y avait le marché de Sétif. Un lieu où l’hygiène était le souci cadet des marchands de légumes et des bouchers d’alors. Une odeur indescriptible y régnait.
La viande inaccessible pour beaucoup d’entre eux pendait, accrochée par des esses. Sans véritable réfrigération. Les légumes et les fruits étaient posés à même les étals. Parfois en leurs cageots. Les prix défiaient le pouvoir d’achat de leurs pères qui trimaient souvent dans des chantiers comme manœuvres ou maçons, payés à la quinzaine. Pour beaucoup d’entre eux, ils avaient depuis longtemps apprivoisé la pauvreté atavique. Elle devint, si l’on peut dire, leur compagne d’infortune !
Cette période fut des plus marquantes. Il y débuta sa carrière d’adolescent. Il fut parmi ceux de ses camarades de lycée qui, privés de vacances, passèrent leur temps à rêvasser à l’ombre du marché. Par moments, il leur arrivait de voir un film à l’affiche. Le plus souvent, il s’agissait de westerns et de films indiens –ou hindous-. Il est vrai qu’il y a été habitué. Son premier film fut L’homme qui tua Liberty Valence avec John Wayne ; c’était un billet qui lui a été offert par l’école, ainsi qu’à d’autres de ses camarades de classe bien notés. Il leur arrivait aussi de se rendre en bande au ftaïri tunisien pour y prendre un beignet avec du thé. Ils partaient parfois au souk situé à un autre lieu pour prendre un bol de soupe, avec une cuillère d’huile d’olive, chez Hamma. Au souk où ils écoutaient émerveillés les contes de troubadours venus d’ici ou là. Ils se laissaient bercer par ces magiciens de la parole.
Leurs mots choisis pour raconter leurs histoires les subjuguaient ; ils riaient de bon cœur. Ce souk fut tout simplement rasé et ses troubadours privés de parole ! Etaient-ils donc si subversifs ? Et que n’a-t-on remplacé ce lieu de la culture populaire par quelques flamboyants centres culturels où tout un chacun pouvait mettre en avant son talent ? Raser et priver, il en restera toujours quelque chose. Au moins quelques décades après, sa mémoire se réconforte de leurs souvenirs.
Il arrivait, par moments, qu’il y ait de la zizanie entre eux, de se quereller à propos de leur commerce des illustrés lorsqu’ils ne parvenaient pas à s’entendre sur l’achat et la vente auprès de certains de ses camarades d’infortune, Leulmi, Hamza, Hassan, Abdelmalek… Il se souvient d’un jour où il emprunta une modeste somme d’argent à l’une de ses voisines qu’il approvisionnait en romans-photos, quelques khamsine douros, deux cent cinquante dinars sans doute. Deux à trois mois après, non seulement il rendit à celle-ci son dû, mais il épargna environ mille dinars ; ce qui lui permit de s’acheter des vêtements neufs pour la rentrée et de régler l’assurance scolaire.
Lorsqu’il se remémore ces instants, il a immanquablement en tête une forte lumière d’un ciel bleu aveuglant. C’était souvent l’été qui lui venait à l’esprit. Indépendamment de cette indigence qu’il partageait avec d’autres, ils étaient épargnés par leur insouciance. Ils étaient encore des gamins en adolescence, loin de se douter que ce monde renfermait bien des secrets incommensurables. Et qu’ils ne pourraient un jour espérer en connaître qu’une infime partie. (A suivre)
Ammar Koroghli-Ayadi, auteur-avocat
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