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« Regard Mossad » sur un sionisme conjuguant l’anticosmopolitisme à l’antisémitisme

Gérard Larcher
Photo d’Emmanuel Dunand / POOL / AFP

 Fondée le 13 décembre 1949 par David Ben Gourion, et admise depuis comme l’une des agences de renseignement ou d’espionnage les plus performantes au monde, l’office Mossad n’a pas su déjouer l’attaque d’envergure du 07 octobre dernier, pu empêcher ce jour-là l’incursion terrestre, maritime et aérienne de factions du Hamas capables d’envahir une vingtaine de colonies, de les pénétrer à l’aide de véhicules tout-terrain et de motos, grâce à un bulldozer provoquant des brèches dans plusieurs lignes grillagées, barbelées ou murées, à partir de quelques drones frappant des cibles matérielles et militaires.

La déroutante facilité avec laquelle des centaines d’assaillants se sont faufilés de l’autre côté de la frontière démontre la suffisance d’un appareil de surveillance pris en flagrant délit d’échec. Pour sauver la face de son cuisant revers, les dirigeants hébreux délèguent maintenant à Tsahal le soin de mener la riposte punitive ou mission vengeresse, le devoir d’éradiquer les commanditaires de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa ». Ceux qui, en Algérie ou ailleurs, y voient, à l’inverse d’une dérive terroriste, une action de résistance compensatoire nient la nature traumatique de crimes abjects devant nécessairement remémorer aux Algériens les exactions de masse perpétrées pendant la décennie 90.

Égorgés ou criblés de balles, femmes et enfants furent alors frappés de la haine sanguine des groupes islamistes armés (GİA), en vertu, là aussi, d’une sacralisation des origines. En se positionnant en tant que fer de lance de la cause palestinienne, le Hamas s’est accaparé les biens fondés d’une lutte légitime mais ses commandos ont, via leurs contrats ignobles et barbares, simultanément réussi à fausser le message libérateur, à intervertir la charge de l’accusation au point de faire de la nation hébraïque l’unique entité spoliée.

Or, rêvant du « Grand İsraël », les reconstructionnistes religieux de ce pays réfutent le morcellement de la Palestine, usent à satiété de contorsions rhétoriques, se contentent, par paresse intellectuelle, d’installer le conflit dans le manichéisme du « Bien » et du « Mal ». Dichotomiser de manière minimale la complexe problématique, c’est s’en remettre aux seules fictions messianiques ou mystifications « théo-logiques », c’est adopter la posture du raidissement identito-religieux incitant Yaël Braun-Pivet à encourager inopportunément et inconditionnellement à Tel-Aviv (le week-end du 21-22 octobre 2023) la réaction aveugle d’İsraël, à rejoindre ainsi précipitamment l’esprit de va-t-en-guerre exacerbant la poussée fiévreuse de l’antisémitisme.

Lorsque Jean-Luc Mélenchon reprocha le soutien unilatéral de la Présidente de l’Assemblée nationale française, celle-ci revêtit d’emblée l’habit de la victime confrontée à la force émotive et rétroactive des événements. Envahie par l’atavisme ou sectarisme de la compassion primaire et épidermique, elle se drapera d’atouts institutionnels afin d’alerter l’opinion sur un péril hexagonal, de prévenir que « La République est en danger, (que) ses fondements mêmes sont attaqués (tant) les actes antisémites se multiplient dangereusement (puisque) en quatre semaines, plus de 1000 faits ont été enregistrés (…). » (in Le Figaro, 08 nov. 2023).

Tout en appelant, avec le président du Sénat Gérard Larcher, à un sursaut républicain susceptible de démontrer « clairement que la France n’accepte pas l’antisémitisme et que les Français ne se résignent pas, et ne se résigneront jamais à la fatalité des haines (…). », l’ex-membre du Parti socialiste convoquait les valeurs de la laïcité, principales « rempart contre l’islamisme. ».

Seulement, afficher cette doctrine à l’échelon de l’hydre mortifère à communément combattre équivaut souvent, par extension ou glissement sémantique, à perfidement viser les musulmans dans leur ensemble, ce que font du reste allègrement les partisans du Rassemblement national (RN). İls se frottent aujourd’hui d’autant plus les mains que la vaste déambulation urbaine du dimanche 12 novembre s’est déroulée la veille de l’anniversaire des fusillades parisiennes revendiquées par l’État islamique. Concertée et réfléchie, la juxtaposition temporelle consiste à imbriquer les attentats sanglants du 07 octobre 2023 à ceux vécus le 13 novembre 2015 dans et autour de la capitale française (130 morts et 413 blessés).

C’est la combinaison génocidaire que Tsahal diffusa auprès des journalistes et chercheurs français en leur livrant (donc ce 13/11/2023) le film des massacres (montage d’images sélectionnées provenant de diverses sources, caméras embarquées des assassins, vidéos de surveillance des victimes ou séquences de secouristes) montré le jour suivant aux députés de la Chambre basse du parlement (l’Assemblée nationale). Deux officiels israéliens (un membre de l’ambassade et un chargé d’affaires) avoueront vouloir inscrire dans les têtes une corrélation calendaire devenue une aubaine inespérée pour la formation d’extrême droite, laquelle va désormais pouvoir se lester complétement du poids encombrant de son racisme larvé et refiler la patate chaude du fascisme antisémite aux arabo-musulmans.

Le tour de passe-passe fut déjà plus ou moins évoqué au sein d’un édito de Jean-Michel Apathie. Transfert de France 5 et de LCİ, le journaliste a intégré en septembre 2023 la chaîne TMC (propriété de TF1), notamment l’émission Quotidien où il prenait le 12 octobre 2023 en exemple Marine le Pen. Selon lui, en caractérisant (le mardi 10 octobre à l’Assemblée nationale française) l’assaut du 7 octobre de pogrom, la présidente du Rassemblement national (RN) se débarrassait de l’antisémitisme paternel, annonçait une véritable révolution politique, devenait par là-même la blanche colombe aussi fréquentable que ses députés. Applaudis le 09 octobre pendant la manifestation parisienne rendant hommage aux morts et otages d’İsraël, ceux-ci soutiennent la thèse des bienfaits de la colonisation et jugent inacceptable la repentance maintes fois réclamée en Algérie par le haut commandement militaire.

İls rejoignent sur ce point quelques influenceurs cathodiques œuvrant au cœur de la chaîne d’information en continu CNews, dorénavant connue pour être pro-algérianiste, zemmouriste ou lepéniste. Ses chroniqueurs Judith Waintraub, Élisabeth Levy et Gilles William Goldnadel ne placeront jamais ledit « Devoir de mémoire » (qu’appui intensément et régulièrement l’historien pied-noir Benjamin Stora) au même niveau d’entendement que celui accordé aux rescapés de la Shoah.

Chez eux, la concordance cognitive demeure inenvisageable au nom justement de la spécificité historique de l’Holocauste. Propagandiste avéré, le publicitaire Frank Tapiro (juif d’origine espagnole) démentait mi-octobre (toujours sur CNews) l’occupation territoriale systématiquement accomplie depuis cinquante ans en Cisjordanie, assertait ensuite que « l’antisionisme n’est rien d’autre qu’un antisémitisme avéré », cela de façon à répliquer durablement la jonction conceptuelle de Bernard-Henri Lévy.

Servant à placer sur le même plan islamisme et fascisme, elle se nourrit du parallèle stalinisme=nazisme qu’Hannah Arendt mis précédemment en exergue. Contrairement au philosophe globe-trotteur, la politologue germano-américaine milita en faveur d’une entité judéo-arabe en Palestine, de la résolution binationale contrant l’optique liminaire des sionistes de la tendance Theodor Herzl.

Privilégiant l’option nationaliste de droite (dorénavant d’extrême droite), ils souhaitaient élaborer un État-nation juif replié sur lui-même et ses présupposés isolationnistes et qui, immunisé de toutes interférences extérieures, s’emploiera à écarter de l’alternative pluriculturelle des Palestiniens dépossédés de leurs droits. De l’avis d’Arendt, la Palestine n’était pas la « Terre promise » où les juifs prospéreraient en corps constitué et immuable, à l’abri des persécutions discriminantes de l’antisémitisme.

Plutôt que de les atténuer, la création d’İsraël les prorogera. Opposée aux croyances puritaines des nationalo-sionistes, à leur souveraineté ou homogénéité ethnique, et en rupture avec les habitus de la tradition ancestrale, l’autrice de Les Origines du totalitarisme éprouvera la session de rattrapage d’Ashkénazes épris d’universalisme. Rêvant d’une société plurielle inventive, ces juifs d’Europe de l’Est (les premiers à tenter l’aventure) diffusèrent les projections pionnières du kibboutzim ou socialisme utopique. Mais, le conservatisme des instances fondamentalistes prenant, notamment entre 1942 et 1944, le pas sur les idéaux de partage, de justice et d’égalité, le tournant réactionnaire évacuera la question arabe, alléguera l’existence d’un biotope vierge de toute présence d’autochtones. Majoritaires, les Palestiniens apparaissaient soudainement aux yeux des Olim ‘Hadachim (nouveaux immigrants) tels de gênants interférents à minorer. Le vent en poupe, les révisionnistes juifs profiteront de la fin du mandat britannique pour mieux attester de leur préséance historique, planifier en catimini la fuite ou l’exil de locaux à exfiltrer du sain collectif.

De profondes antinomies conduisant à l’inévitable affrontement, Arendt concluait en 1948 que le tragique de la situation tient au fait que « le dénominateur commun aux deux communautés (est) la ferme conviction que la force seule, et non la raison, trancherait leur conflit ». L’accès au pôle décisionnel des ligues les plus intransigeantes a creusé le schisme séparant deux peuples s’occultant l’un l’autre car incapables de « considérer leur proche voisin comme un être humain à part entière ». Le compartimentage identito-ethnique clivait d’autant plus Arabes et Juifs, que les uns et les autres bourraient leur logiciel idéologique du postulat de la nation unitaire et étanche, que les premiers appréhendaient les seconds comme des « envahisseurs cherchant à les expulser de chez eux », d’indésirables intrus contextualisant leur migration à travers « les lunettes déformantes du tribalisme nationaliste» ou sous couvert du fait indépassable que « L’Histoire leur doit une réparation pour tous les maux subis ».

Partant (toujours selon Hannah Arendt) du principe que « Tous les non-juifs sont antisémites », ces aspirants au néo-enracinement cultivent de facto « une absolutisation de la perception de l’antisémitisme » qui génère en retour « une exaltation du repli national », voire un « chauvinisme raciste naturalisant, comme un droit éternel, les prétentions juives en İsraël ».

La déliquescence, au sein du sionisme, de la mouvance antinationaliste permettant aux plus intransigeants d’orchestrer la prétendue hégémonie globale de l’antisémitisme, elle atrophiait, telle une peau de chagrin, toute forme de compromis acceptable, conduisait à fortiori à admettre l’incompatibilité des exigences mutuelles, soit une réglementation militaire réagissant systématiquement au contrecoup terroriste. Clairvoyante, l’analyste de la Shoah prédisait que, entourés « par une population arabe entièrement hostile, enfermés entre des frontières constamment menacées, occupés à leur autodéfense physique. (…)», les Juifs d’İsraël risquaient de voir, tôt ou tard, s’établir sur la « Terre sainte » une dictature militaire.

İl est notoire que se sont les gradés israéliens qui ont fait capoter les Accords d’Oslo (signés le 13 septembre 1993), tant progressait en leur sein la vision de l’autochtonie éternelle, du biotope autarcique protecteur et purement juif, tant l’option inclusive de la Palestine binationale, celle du foyer fédérateur de la coopération arabo-juive encore entrevue entre 1948 et 1967, leur semblait un modèle porteur de constantes menaces intérieures. L’hypothèse s’étant fracassée sur les épreuves de l’alyah (installation des Juifs en Palestine jugée, même par Hannah Arendt, comme une non colonisation), sur la décision des Nations unies de proclamer la naissance de l’État d’İsraël, de scinder concomitamment la Palestine en deux autorités distinctes, ce sont au bout du compte les adeptes de la balkanisation qui prédominent via l’actuel gouvernement ultra-orthodoxe de Benjamin Netanyahu.

La guerre des Six jours (1967) a borné les limites d’une proximité subie jugulée à partir de partitions géographiques et les fidèles de l’Ahavat İsraël (de l’amour dévoué pour les Juifs) alimentent constamment le discernement panthéiste de l’antisémitisme avec le souci majeur de pousser les instances ordonnatrices à entériner l’éviction totale des arabomusulmans. Voilà l’épilogue terminal que professent des suprématistes dont le schéma « expan-sionniste » ne doit souffrir d’aucune contestation.

Aussi pondéré et objectif que Rony Brauman, le dessinateur Joann Sfar (qui se dit juif maghrébin) reprenait le 13 novembre 2023 (sur BFMTV) le dénouement trilogique (à attribuer à l’essayiste Frédéric Ansel) consistant à démilitariser le Hamas, à évincer du pouvoir Benjamin Netanyahu et à arrêter la colonisation de la Cisjordanie.

Sur le registre proprement cartographique, les sociologues français ont à s’emparer des données répertoriant plus de 1150 actes antisémites, à étudier méthodiquement ce chiffre de façon à identifier ou cerner le profil de leurs auteurs (âge, statut ou niveau social, situation éducative ou professionnelle, déterminants ou convictions politiques). Le nécessaire examen mentionnera probablement que l’indéniable montée combustible de l’antisémitisme baissera fortement dès que stopperont les bombardements sur Gaza, que se résoudra ou concrétisera le triptyque précédemment énuméré.

Autrement définie, la recrudescence antijuive ne ressort pas d’une structuration idéologique mais bien d’une réaction d’atmosphère (pour reprendre ici le propos de Gilles Kepel). En ce sens débridée (vocable employé par Emmanuel Macron), elle s’atténuera rapidement chez les jeunes délinquants potentiellement d’origine maghrébine et laissera place aux pics racistes autorisant Mattieu Bock-Côté (intervenant de CNews) à interroger le 09 novembre 2023 le choix du chanteur Slimane, lequel ne pourrait raisonnablement pas incarner l’image de la France lors de l’Eurovision prévue au printemps 2024.

En nombre notable, les remarques dépréciatives et cocardières ne faisant pas en France l’objet de grandes désapprobations, le député Rassemblement national (RN) Laurent Jacobelli traitera, le 13 octobre 2023, de « racaille » son homologue de « Renaissance » Belkhir Belhaddad, l’affublera du terme islamiste après lui avoir opportunément demandé si « Le Hamas va bien ? ». Récurrent invité des plateaux télé, ce porte-parole du RN ne répondra jamais aux reproches de chroniqueurs arabes, ceux-ci brillant à ce stade par leur absence, à cause sans doute d’évictions concertées. Possiblement tenté de brouiller la communication uniforme (et parfois complaisante) dispensée depuis le 07 octobre, ils sont (sur CNews, BFMTV et LCİ) aussi personæ non gratæ que les universitaires originaires des anciennes colonies françaises.

Les réflexions contradictoires ne se recoupant pas suffisamment, la répétition des semblables antiennes ou clichés forgent des points de vue penchant de plus en plus à droite. Décomplexés, les élus de Marine Le Pen se lâchent sans crainte aucune, de sorte que le sénateur « Reconquête » Stéphane Ravier, pour lequel « Un veau qui naît dans une écurie ne sera jamais un cheval », dévoilait le mercredi 08 novembre 2023 (au moment des débats parlementaires agencés dans le cadre du projet de loi sur l’immigration) sa nature xénophobe, que, comme en İsraël, les influenceurs d’extrême droite bafouent le droit du sol, contaminent partout les polysémies du cosmopolitisme. Les conservateurs algériens ne font, du côté sud de la Méditerranée, malheureusement pas exception.

Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture

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